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Inspecteurs des Centres sociaux éducatifs


Le 15 Mars 1962, six inspecteurs des services sociaux éducatifs étaient assassinés à Alger par l’OAS : Marcel Basset, Robert Eymard, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutene, Max Marchand, Salah Ould Aoudia.

Dans ce colloque réuni pour l’anniversaire de leur mort et consacré principalement à Mouloud Feraoun, cette intervention a pour but de montrer le cadre des centres sociaux dans lequel ils ont déployé le meilleur de leur activité et pour lequel ils sont morts. Créés par Germaine Tillion dans un contexte où une action humanitaire essayait de se frayer une voie entre deux forces opposées, l’insurrection algérienne dirigée par le FLN et la répression militaire réclamée par la population européenne, ils succombèrent finalement à la violence des antagonismes. La réunion des deux communautés dans une même action humanitaire est illustrée par l’égale répartition dans la liste des victimes.

Les antécédents des centres sociaux

La période de la seconde guerre mondiale fut marquée par une grande misère dans la population algérienne qui se traduisit par un important exode rural vers les grandes villes. Une tension politique et sociale très forte existait entre les deux principales communautés, la population algérienne dénommée «musulmane» et la population européenne coloniale, une tension accentuée par les manifestations du 8 mai 1945 à Sétif et leur violente répression.  L’afflux de populations vers la ville d’Alger provoqua la création, sur la commune d’Hussein-Dey, de deux grands bidonvilles, à Bel-Air (environ 7000 personnes) et Boubsila-Bérardi (environ 6500 personnes) : deux zones sans équipement urbain, peu alimentées en eau, sans égouts, particulièrement insalubres.

Si la municipalité d’Hussein-Dey se souciait peu de ces bidonvilles, un certain nombre de personnes, tant musulmanes qu’européennes, se préoccupèrent du sort de leurs habitants. Vers 1950, la paroisse  catholique d’Hussein-Dey, dont le curé était le Père Scotto (futur évêque de Constantine), fit venir de France et prit en charge une assistante sociale, Marie-Renée Chéné, qui s’installa seule à Boubsila-Bérardi et y ouvrit un dispensaire, dans le cadre d’une association, l’Entraide populaire familiale. Son dévouement dynamique y attira peu à peu d’autres volontaires féminines. C’est ainsi que s’y trouva Nelly Forget, militante du Service civil international (SCI), venue en Algérie en 1951. Sous l’impulsion du SCI, le dispensaire s’adjoignit des écoles de filles, puis de garçons, et attira diverses associations : AJAAS (Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale), Scouts musulmans algériens (SMA), Fédération des œuvres laïques, étudiants et étudiantes volontaires : la caractéristique commune de ces interventions étant qu’elles réunissaient  des musulmans et des Européens dans des actions communes, ce qui était exceptionnel et plutôt mal vu dans l’Algérie coloniale de l’époque.

Quand Germaine Tillion vint en Algérie, elle rencontra Marie-Renée Chéné dans son bidonville : celle-ci, d’abord méfiante vis-à-vis de celle qu’elle considérait comme une déléguée de l’administration, reconnut l’importance de son action et incarna pour elle un modèle pour son action : c’est d’ailleurs à Boubsila-Bérardi et à Bel-Air que furent créés les premiers centres sociaux dont ils devinrent la référence.

À l’origine des centres sociaux : Germaine Tillion

Germaine Tillion, bien connue pour ses recherches ethnographiques sur les Aurès (entre 1934 et 1941), résistante et déportée durant la guerre, revint en Algérie en décembre 1954, pour une mission de trois mois,  sur les instances du célèbre orientaliste Massignon. Elle commença par visiter les contrées d’Algérie qu’elle connaissait le mieux, et fut scandalisée par l’état de délabrement dans lequel se trouvaient ces sociétés qu’elle avait connues dix ans auparavant lors de son travail de terrain dans les Aurès : un état qu’elle qualifia de «clochardisation», une déstructuration de la société dans ses aspects sociaux et économiques, lié principalement au passage non accompagné  d’une société rurale à une société citadine, aggravé par les effets désastreux de la seconde guerre mondiale.

Après cette enquête préliminaire, elle fut nommée en février 1955 au cabinet de Jacques Soustelle qu’elle connaissait comme ancien collègue du musée de l’Homme et comme résistant. Il avait été nommé gouverneur général de l’Algérie par Pierre Mendès France en janvier 1955. À celui-ci qui proposait des missions culturelles itinérantes du type de celles qu’il avait vues au Mexique, Germaine Tillion opposa des équipes sédentaires (centres sociaux), dont le double but serait de créer des élites et de faire évoluer les masses en dispensant une éducation de base. C’est ainsi que furent crées les Centres sociaux par le décret du 27 octobre 1955. Le premier directeur en fut Charles Aguesse, qui était en Algérie depuis dix ans et était précédemment directeur du service des mouvements de Jeunesse et d’Éducation Populaire. Germaine Tillion associa aussi à son entreprise, outre des volontaires déjà engagés sur le centre de Boubsila-Bérardi,  Marie-Renée Chéné et Nelly Forget, son amie  depuis 1951, qui était allé faire une formation d’assistante sociale pendant trois ans en France, et en était revenue une fois sa formation terminée.

Le développement des centres sociaux

Le but de ces centres était de viser les populations elles-mêmes et leur progrès à travers des structures et des actions. Ils étaient des structures rattachées à l’Éducation nationale. Ils devaient, selon Charles Aguesse, placer au premier plan de leurs préoccupations le respect de la dignité humaine. Leurs domaines d’intervention étaient principalement l’éducation, la santé et la formation professionnelle, selon les besoins locaux. Ils étaient dirigés par un directeur assisté de moniteurs.

Les premiers centres prirent appui sur des structures sociales préexistantes : ce fut le cas des centres de Bel-Air et de Boubsila-Bérardi. La mise en place des centres suivants fut assez rapide dans un contexte marqué par la guerre. En 1957, il y avait 11 centres et 5 en création, l’année suivante 28 centres et 7 en création. En 1959, 65 centres fonctionnaient.

En février 1956, fut organisé le premier stage pour la formation des moniteurs. Cette formation se développa par la suite en Algérie et en France. En 1960 fut fondé à Tixeraïne un Centre de formation pour l’Éducation de base. La même année étaient créées les premières émissions de télévision éducative.

Parallèlement aux centres et en rapport avec eux furent organisées des coopératives d’éducation de base et d’artisanat. Les premières tinrent leur première assemblée générale le 27 juin 1961.

Comme les centres sociaux faisaient de la scolarisation, le problème s’était posé de leur coordination avec l’école. Du côté des responsables de l’enseignement on craignait qu’ils ne diffusent «une scolarisation au rabais».  Il fut finalement convenu de considérer ces centres comme préparatoires à l’école. De ce fait, en 1959,  le directeur du service fut placé sous l’autorité du recteur d’académie, les inspecteurs sous celle des inspecteurs d’académie, et les centres reçurent une nouvelle appellation,  Centres sociaux éducatifs.

Le personnel des centres était  à 80 % musulmans (selon l’appellation de l’époque) et à 20 % européens, toutefois la proportion d’européens dans les cadres était de 50 % (d’où leur rapide effondrement avec le départ des Européens en 1962).

Le bilan final des centres était d’un millier d’agents et de 120 bâtiments construits. Un public d’environ 2000 personnes fréquentait chaque centre.

À l’indépendance, le service des centres sociaux a été intégré en 1962 au ministère de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme, dont le premier titulaire fut Abdelaziz Bouteflika. Il n’en resterait actuellement pas de trace matérielle (ni bâtiments ni archives). Des associations qui furent à l’origine des centres sociaux, seule subsiste actuellement  en Algérie l’Entraide populaire familiale qui se consacre à la prise en charge exemplaire d’enfants handicapés mentaux et à leur scolarisation et qui est toujours basée à Hussein-Dey.

 Les difficultés des centres sociaux

Les centres sociaux, dans la mesure où ils affichaient une neutralité politique, une action exclusivement humanitaire, se fondant sur une coopération entre musulmans et Européens, déployant leur action dans des milieux algériens défavorisés, suscitaient une méfiance profonde de la part de l’administration et de l’armée, surtout de leurs parties extrémistes. L’armée venait au même moment, par décret du 5 septembre 1955, de créer des Sections administratives spécialisées (SAS) destinées à encadrer politiquement la population : dirigées par des officiers, leur but était de remédier à la sous-administration du pays et de se rapprocher de la population en lui rendant divers services, ce qui n’excluait pas la poursuite de la répression et de la pression politique sur  la population soupçonnée de soutenir l’action révolutionnaire. Ce genre d’action à visée politique se heurtait à la méfiance de la population et trouva son démenti dans l’activité des centres sociaux qui, du fait de leur proximité de la population et de l’étroite coopération en leur sein des Européens et des musulmans, étaient soupçonnés de connivence avec le FLN. Ces difficultés avaient été prévues par les fondateurs, de sorte que le service des centres sociaux relevait directement de l’Éducation nationale, qui elle-même était rattachée au ministère de l’EN à Paris, en évitant la tutelle des services du gouverneur général de l’Algérie. C’est cette structure qui leur permit de subsister jusqu’en 1962. C’est elle aussi qui rendit possible l’engagement en son sein de personnalités algériennes comme celles des inspecteurs, notamment Mouloud Feraoun, qui s’en explique dans son Journal (1955-1962), résolus à se tenir à l’écart de toute politique de l’Algérie française.

Malgré cela, les centres sociaux  n’échappèrent pas à l’hostilité et aux persécutions de l’armée et de l’opinion coloniale, notamment de la presse. Il y eut une première vague d’arrestations en février-mars 1957, où 16 membres des centres sociaux (dont Nelly Forget) furent arrêtés et torturés : 13 d’entre eux furent non inculpés ou acquittés. Une seconde vague d’arrestations eut lieu en mai-juin 1959 : 20 membres des centres furent arrêtés en juin 1959 (16 Algériens, 3 Algériennes et 1 Français) : 16 d’entre eux bénéficièrent d’un non-lieu ou furent acquittés. Selon Germaine Tillion, c’est le service de l’Éducation nationale qui était visé en cette affaire. Au lendemain d’un article de l’Écho d’Alger du 10 juillet 1959 annonçant la «découverte» d’un prétendu réseau FLN dans les centres sociaux, le directeur du service, Charles Aguesse, fut démis de ses fonctions et contraint de quitter l’Algérie. Il fut remplacé par Marcel Lesne, un inspecteur d’académie venu du Maroc, lui-même remplacé deux ans plus tard par Max Marchand. À la même époque l’autorité coloniale exigea le renvoi de la directrice du centre-pilote de Bel-Air, comme elle avait expulsé deux ans plus tôt la responsable du centre de Boubsila, Marie-Renée Chéné. L’assassinat des six inspecteurs le 15 mars 1962 à Château Royal marque l’aboutissement de cette violence coloniale contre les centres sociaux.

Du côté algérien, il n’y eut pas d’opposition officielle. Certes, dans la mesure où l’action révolutionnaire se fondait sur une rupture entre les deux communautés, l’action des centres sociaux n’était pas bienvenue, mais elle ne fut pas condamnée. Les responsables locaux du FLN marquaient parfois leur emprise sur la population par des grèves (fin octobre 1956) ou des mots d’ordre de non-fréquentation, mais y trouvaient aussi sans doute un certain support, dans la mesure où les Européens étaient des libéraux et les musulmans des nationalistes. Toutefois, plusieurs membres du personnel des Centres sociaux furent les victimes du FLN : en 1957, Basta, un moniteur algérien du centre de Mahieddine ; Gérard Wohlardt, directeur-adjoint, tué au Centre de Rovigo, en août 1958 ; le directeur du centre d’Aïn-Mlila (entre Constantine et Batna) disparu dans le massif du Guerrioun en septembre 1959 quelques jours après sa prise de service ; le directeur d’un centre de la vallée du Chélif, tué sur la route. À ces victimes il convient d’ajouter Simone Chaumet-Tanner, volontaire du SCI, première animatrice de l’école de garçons du bidonville de Boubsila, assassinée avec son mari en mai 1962 par des Algériens à La Bouzaréah, près d’Alger.

Parmi les victimes de cette cause, Nelly Forget mentionne aussi :

Rachid Amara, Mohammed Lounis, Mustapha Sabeur, tués au maquis qu’ils  avaient rejoint en 1956. Comme étudiants volontaires, ils étaient venus dès 1951 au bidonville de Boubsila pour y tenir le secrétariat social et y assurer des cours d’adultes.

Bilan de l’action des Centres sociaux éducatifs

Le bilan de l’action des CSE reste à faire, comme en témoigne la bibliographie relativement restreinte mentionnée ci-dessous. La formule officialisée par Germaine Tillion, mais fondée sur des initiatives privées et associatives dans l’Algérie d’après 1945, était certainement l’une des plus aptes à répondre à l’urgence des problèmes posés. C’est ce dont témoigne leur rapide développement dans le contexte très défavorable de la guerre coloniale.

À terme, une telle formule qui refusait les extrémismes était vouée à l’échec, à un moment où chaque camp attisait la haine de l’autre.

Il faut certainement regretter le peu d’intérêt de l’Algérie indépendante pour cette phase de son histoire. Une formule qui s’intéressait de près aux besoins réels de la population, qui ne s’enlisait pas dans le formalisme administratif, qui savait mobiliser de vraies générosités citoyennes, qui mettait au premier plan le respect de la dignité humaine, devrait susciter une réflexion sur l’action sociale, dont seuls à ce jour les mouvements islamistes semblent avoir compris l’importance et les enjeux.

Gilbert Grandguillaume
Communication faite au colloque Mouloud Feraoun, Alger, 15-17 mars 2012
publiée dans Le Lien 61, décembre 2012.

Bibliographie :

  • Jean Philippe Ould Aoudia, L’assassinat de Château-Royal,  Paris, Éditions Tirésias, 1992.
  • Nelly Forget,  «Le Service des Centres sociaux en Algérie», in : Matériaux pour l’histoire de notre temps, Persée, n° 26, 1992, p. 37-47.
  • Séverine Hervelin, Être militant socio-éducatif à Alger : approche des politiques sociales et militantismes socio-éducatifs, Alger, 1945-1956, thèse de l’université Panthéon-Sorbonne, dir. Daniel Rivet, 1996.
  • L’école en Algérie : 1830-1962 : de la Régence aux centres sociaux éducatifs, Paris, Éditions Publisud (édité par l’Association «Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons), préface de Noureddine Saadi, 2001.
  • Germaine Tillion, Combats de guerre et de paix, Paris, Seuil, 2007, p. 253-268.
  • Georges Garillon, De la Lorraine à l’Algérie : une aventure sociale et humaine au tournant des années 60 : les centres sociaux éducatifs, Charlieu, La Bartavelle Éditeur, 2008.

On peut également consulter les actes de notre colloque du 15 mars 2019, « Les Centres sociaux dans l'histoire des mouvements d'éducation», dans Le Lien numéro 70 ou sur notre site :


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