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Oulkhou 1957–1962. 6. L’arrivée de l’école


Je ne saurais dire aujourd'hui avec précision le processus qui a conduit à la réalisation de l'école en préfabriqué métallique. Nous étions alors vers la fin de l'automne 1958 et au début de l'hiver 1959. Notre village, Oulkhou, ne connaissait pas ce genre de structure qui enfermait les enfants dans une maison toute la journée, privant ainsi les parents d'une main-d'œuvre précoce et combien efficace dans les travaux des champs et de pâturage. Nous n'avions jusqu'alors connu que les cours d'apprentissage religieux dispensés chaque soir au retour des champs par l'imam de la mosquée à tous les enfants du village. Nous avions appris à lire et à dire les sourates du Coran, que nous récitions par cœur sans en comprendre le contenu.

Dans cette prison à ciel ouvert qu’était le camp, les enfants étaient nombreux, oisifs et à l’avenir sans espoir. Ils passaient l'essentiel de leur  temps à s'inventer des jeux éphémères quand ils n'étaient pas dans le périmètre autorisé en train de garder leur petit troupeau de chèvres ou à chercher dans les coins de verdure les herbes comestibles à manger. L'avènement de l'école à Oulkhou allait bouleverser nos vies d'enfants très tôt usés par des tracas et par les travaux d'adultes. À cette époque, nous étions privés de toute forme de joie ou de plaisirs propres à égayer notre enfance. Beaucoup d'entre nous devaient remplacer leur père, mort ou en prison, dans les responsabilités du foyer.  Comme mes deux amis Sa. C. et Sa. T. : l'un était orphelin et vivait avec sa mère et l'autre devait s'occuper de ses petits frères en bas âge. Nous étions alors des champions pour dénicher les plantes à bulbes enfouies sous les haies vives ou entre les fils de fer barbelés.

Lorsque l'école à une seule classe, prolongée par un préau équipé d'une série de  robinets d'où il ne sortira jamais  aucune goutte d'eau, fut montée, les soldats descendirent au village. Ils réunirent les hommes sur la place de la djemaâ et le chef leur parla : «Désormais, vos enfants iront à l'école, ils apprendront à lire, à écrire et à compter.... Ils recevront une formation...» Le pauvre interprète traduisait en tremblant ces quelques phrases chargées d’un sens ambigu, mais suffisamment clair pour un avenir bien lointain. Beaucoup savaient que pour un paysan, l’avenir ne pouvait être que dans les champs, au milieu des arbres et dans l'élevage. Seul le volume des récoltes pouvait apporter l'aisance et la sécurité. Chez nous, c'est-à-dire dans les autres régions du pays,  l'école avait toujours été réservée aux enfants de colons et de familles de privilégiés, ce que nous étions loin d'être. En d'autres temps, mon père n'aurait jamais accepté que j'aille à l'école, lui abandonnant les chèvres et les travaux des champs.

La liste des enfants en âge scolaire établie, on décida d'en retenir les plus âgés. Comme j'allais sur mes quinze ans, je fus du premier groupe. La salle n'avait pas de mobilier. Aucune table-banc, pas de tableau au mur, ni de bureau pour le maître. Rien que des murs peints de couleurs ocre et blanc cassé. Les élèves prenaient place sur des madriers posés sur des briques en ciment. Pour les leçons, l'instituteur présentait une feuille collée au mur et sur laquelle étaient écrites en caractères gras les lettres de l'alphabet. À tour de rôle, on passait au mur et on répétait après le maître : a-b-c-d-e-f-g-h-i-j-k..........z. On procédait de la même façon pour les chiffres. Nous étions quelques-uns à apprendre très vite.

Cette méthode fut utilisée par le premier instituteur, qui a réussi à nous apprendre à lire et à écrire malgré l'absence de moyens pédagogiques efficaces et d'outils didactiques appropriés. Il faut dire qu'avec les prérequis en combinatoire de lecture acquis en arabe à la mosquée, quelques-uns d'entre nous ont vite sauté les étapes pour acquérir une maîtrise suffisante de la langue de Molière. Cette partie de notre scolarisation dura environ trois mois. Un matin, l'instituteur nous annonça son départ pour on ne savait où. Surprise et stupéfaction parmi tous les élèves, dont certains s'étaient mis carrément à pleurer. Lui, visiblement, nous regrettait. Il était triste et ça se voyait. Je ne le retrouverai que trente-cinq ans plus tard. J'étais devenu inspecteur de l'Éducation et de l'Enseignement, et lui allait partir à la retraite.

Son remplaçant, soldat du contingent comme lui, au lieu de continuer le travail entamé avec l’apprentissage de la lecture et de calcul,  nous sortait de la classe pour nous emmener faire du sport sur des terrains accidentés d'où nous revenions souvent les pieds écorchés… Il nous fit couper les figuiers dans un champ en pente appartenant à un chef maquisard pour en faire un terrain de foot, lequel n'a jamais servi. Ce pseudo-enseignant aimait le foot et ne savait rien des méthodes d'enseignement. Son comportement allait détruire tout l'espoir que son prédécesseur avait suscité en nous lorsque, à la rentrée suivante, arrivèrent deux jeunes instituteurs. Le nom de l'un d'entre eux allait rester à jamais gravé en lettres de reconnaissance dans toutes les mémoires de cette génération d'élèves.

L'école reçut les équipements nécessaires en mobilier, en outils didactiques et en fournitures scolaires. Des cartons de livres, de cahiers et de crayons de toutes sortes furent déchargés. Les nouveaux instituteurs travaillaient maintenant dans deux classes, car pendant les vacances d'été un autre local avait été ajouté. Mais, seuls les garçons composaient les deux groupes  appelés  «la grande» et la «petite division». Aucune fille n’avait été inscrite (les premières  élèves filles n'y entreront qu'à partir de l'indépendance).

Avec Jean-Michel et son ami Luc, jeunes enseignants arrivés de la Métropole,  les élèves retournèrent au travail scolaire proprement dit. La grande division était confiée à Jean-Michel. Il y avait là des garçons de seize ans et plus. Certains  se distinguaient par leur aptitude à lire très vite des textes d'auteurs tels La chèvre de M. Seguin, Les Misérables, ou les leçons d'histoire apprises dans un livre vert où se mêlaient Phéniciens, Romains et Vandales, où se croisaient Vercingétorix, Jugurtha, Jules César, Okba Ibn Nafaa et Kahina.

Dans les manuels de calcul et d’arithmétique, après nous avoir initiés à la technique des quatre opérations, Jean-Michel nous entraîna dans la jungle des résolutions des problèmes liés à la vie quotidienne : prix d'achat, frais, bénéfice, prix de vente. Avec lui, l'enseignement retrouva son sens profond et ses valeurs d'éducation et les élèves une raison de venir en classe. Nous avions fini par nous attacher à ce maître chez qui se voyait clairement la joie de ses succès en classe, mais aussi la tristesse au vu de notre misérable vie. Il suivait de près l'évolution et les progrès rapides qui s'opéraient chez certains d'entre nous et, à la fin de l'année, il proposa de nous envoyer au centre de formation professionnelle de Tizi-Ouzou, où il venait nous rendre visite, alors même qu’il avait été muté dans une autre école.

Il y était encore lorsque L'INDÉPENDANCE  arriva. Je le retrouverai quarante-neuf ans plus tard à Paris et, là encore, ce fut lui qui m'invita au repas de l'amitié. Il me dit de le tutoyer. Je ne pus m'y résoudre. Mais aujourd'hui je te dis cher maître : tu nous as ouvert le chemin vers la lumière en travaillant avec le cœur, tu nous as aimés comme «on aime son prochain», tu nous as considérés comme des êtres humains, des égaux. Cinquante ans après, tous tes anciens élèves te disent «Merci Maître!»,  comme ils expriment leur gratitude et leur reconnaissance éternelle à tous les Martyrs qui ont donné leur vie pour que la nôtre soit meilleure.

À Tizi-Ouzou, le 11 juillet 2012,  Akli Gasmi
Texte paru le 19 juillet 2012 dans l’édition participative «La vie dans un village algérien pendant la guerre de libération» de Mediapart.


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