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Retour sur le 26 mars 1962 à Alger

2023-03-25 | |

On pensait que tout avait dit sur la tentative d’insurrection fomentée par l’OAS le 26 mars 1962 à Alger, depuis la communication d’Alain Ruscio faite le 17 mars 2012 au colloque organisé à Évian pour le cinquantenaire des accords[1].

Mais un témoignage inédit est en opposition à la description du quartier de Bab el Oued prétendument transformé en ghetto par l’armée française et dans lequel agoniseraient des Européens affamés. Or cette victimisation démesurée servit à justifier l’appel au secours lancé par l’OAS le 26 mars 1962. Un document d’archive révélé depuis peu précise les onze emplacements des tirs hostiles dirigés contre les forces de l’ordre qui se sont alors trouvées en état de légitime défense. Du début jusqu’à la fin tragique de cette journée, Achard le civil et Vaudrey le militaire, appliquant l’instruction numéro 29 de l’ex-général Salan, portent l’entière responsabilité des morts français du 26 mars 1962 rue d’Isly.

La manipulation

C’est un tract aux accents tragiques, distribué dans la matinée du lundi 26 mars, qui va pousser les Algérois à voler coûte que coûte au secours des habitants de Bab el Oued, avec les conséquences que l’on sait : une cinquantaine de morts et près de 150 blessés français.

On prête à l’ex-colonel Roland Vaudrey la rédaction du tract. Il fut l’ancien adjoint du colonel Godard à l’action psychologique au sein de la 10e division parachutiste. Condamné à 10 ans de prison pour sa participation au « complot de Paris » pendant le putsch d’Alger, il s’évade de la prison de la Santé où il est détenu, rejoint Alger où Godard le place à la tête de l’OAS « Alger Sahel » territorialement définie pendant la « bataille d’Alger ». Le binôme de 1957 exerce en 1962 ses talents de manipulateur, mais sur la population européenne cette fois. Vaudrey est décrit comme un homme « révolté, hargneux, emporté par sa haine de de Gaulle plus que par son désir de sauver l’Algérie[2] ».

Tract T.Z. 109 de la zone Alger-Sahel de l’OAS

Halte à l’étranglement de Bab-el-Oued

Une opération monstrueuse, sans précédent dans l’histoire, est engagée depuis trois jours contre nos concitoyens de Bab-el-Oued. On affame cinquante mille femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour obtenir d’eux par la famine, par l’épidémie, par « tous les moyens » ce que le pouvoir n’a jamais pu obtenir autrement : l’approbation de la politique de trahison qui livre notre pays aux égorgeurs du FLN qui ont tué vingt mille Français en sept ans. La population du Grand Alger ne peut rester indifférente et laisser se perpétrer ce génocide. Déjà, un grand élan de solidarité s’est manifesté spontanément par des collectes de vivres frais.

Il faut aller plus loin : en une manifestation de masse pacifique et unanime, tous les habitants de Maison-Carrée, de Hussein-Dey et d’El-Biar rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre du bouclage de Bab-el-Oued.

Non les Algérois ne laisseront pas mourir de faim les enfants de Bab-el-Oued. Ils s’opposeront jusqu’au bout à l’oppression sanguinaire du pouvoir fasciste.

Il va de soi que la grève sera générale à partir de 14 heures.

Faites pavoiser.

Ce tract ne correspond en rien à la réalité décrite par deux témoins du déroulement des faits. Le premier témoignage, publié sur un site animé par des héritiers spirituels de l’OAS[3], est celui d’un extrémiste de l’Algérie française, celui d’un partisan obstiné de l’OAS et de ses crimes[4]. Il ne peut donc pas être suspecté d’avoir la moindre réserve envers les adeptes du poignard, de la mitraillette et du plastic. Chef de clinique des hôpitaux d’Alger, ce chirurgien assurait le service de garde du 23 au 26 mars 1962 à la clinique Durando, établissement de soins privé appartenant aux frères Gilbert et Roger Chiche, situé avenue Durando, à l’intérieur du périmètre de Bab el Oued bouclé par l’armée française.

Un témoignage inédit

Ce qui me trouble, c’est que l’affaire de Bab el Oued était terminée depuis le samedi 24 au soir ! […]. Le dimanche matin, les copains qui étaient dans la clinique et moi, nous sommes allés à pied traîner dans les rues […]. Dans la journée du dimanche, le professeur Bourgeon et le professeur Goinard note 5 sont venus à la clinique pour se rendre compte de la situation. Ils nous ont aidés à faire évacuer par les ambulances des pompiers des membres de l’OAS qui s’étaient réfugiés à la clinique, dont le « capitaine » Achard à qui j’avais fait sous anesthésie locale une petite cicatrice cutanée d’appendicectomie !!! La Croix Rouge est arrivée avec des vivres vers la fin de la matinée ! Bref, le bouclage était en train de se lever ! Alors pourquoi cette manifestation tardive et inutile qui a coûté tant de sang et de larmes ?

[…] Le dimanche 25, la ville paraissait calme et nous sommes allés visiter les autres quartiers […]. Mgr Duval s’est fait conduire dans le quartier afin de visiter les populations de Bab el Oued et leur apporter son réconfort religieux […].

Naturellement, dès qu’il a été reconnu, il a été hué et a prudemment rebroussé chemin […]. Lundi 26, nous nous sommes réveillés dans une ville silencieuse. Des patrouilles circulaient mais il nous a été encore possible de nous promener dans les rues […].

Le 22 mars 2009, le même témoin publie à nouveau le récit de ce qu’il avait vécu 47 ans auparavant les 23, 24, 25 et 26 mars 1962[6] :

Dimanche 25 mars : La ville paraissait calme et nous sommes allés visiter les autres quartiers. Il semblait ne plus y avoir de gendarmes dans la ville. Nous sommes allés rue Léon Roche, jusqu’à l’immeuble dit « le barrage » […] Le Lundi 26, nous nous sommes réveillés dans une ville silencieuse. Des patrouilles circulaient, mais il nous a encore été possible de nous promener dans les rues, et de visiter certains immeubles […].

L’auteur persiste dans sa description de Bab el Oued très différente des versions dramatiques du tract. Son rédacteur ne peut être suspecté d’une quelconque bienveillance envers les autorités civiles et militaires d’Alger puisque, même dans l’exercice de ses fonctions, il n’hésite pas à pratiquer un acte pseudo-chirurgical visant à protéger l’une des figures les plus hideuses de l’OAS, Jacques Achard, qui s’est vanté d’avoir obtenu le maintien de Mouloud Feraoun sur la liste des six dirigeants des Centres sociaux éducatifs massacrés le 15 mars 1962, dix jours avant l’épisode de la rue d’Isly. Quant au président du Conseil de l’Ordre des médecins, il se rend complice d’aide aux terroristes de l’OAS.

Un autre témoignage, anonyme celui-là, va dans le même sens que le précédent[7] :

24 mars. Seules les femmes peuvent sortir de 8 à 9 heures le matin pour faire leurs courses. L’après-midi nous bravons le couvre-feu. Les gendarmes ne sont pas partout. Un corbillard arrive dans le quartier, dans le cercueil, du pain remplace le mort. Il est distribué aux familles, cadeaux des boulangers de Saint-Eugène.

Il est clair que le ghetto n’en n’est pas un, que le bouclage n’est pas hermétique, qu’il est possible d’entrer dans Bab el Oued et qu’on peut aussi en sortir comme le feront tous les commandos de l’OAS avec la complicité active de médecins et de militaires chargés du « bouclage ». La fouille collectera 579 armes de chasse, 34 fusils de guerre, 9 pistolets mitrailleurs, 263 grenades, 5 postes émetteurs-récepteurs, 100 kg d’équipement radio et plus de 2 tonnes d’équipements militaires divers[8]. Les habitants ne manquaient ni de pain ni d’armes.

Les responsables de l’OAS appellent à secourir des habitants prétendument victimes d’un génocide, affamés dans leur quartier encerclé, alors qu’en réalité le bouclage est levé depuis au moins 48 heures et que même les médecins de garde trouvent le temps d’aller à pied traîner dans les rues pour meubler leur inoccupation professionnelle.

Pour exciter la population, l’ex-colonel Vaudrey, le spécialiste de l’action psychologique, dénonce une fausse agression sanguinaire du pouvoir fasciste, qui serait responsable d’une opération monstrueuse, de créer un ghetto, d’installer la famine, de répandre l’épidémie, de se livrer à un génocide, à faire mourir de faim cinquante mille femmes, enfants, vieillards. Or, d’après le témoignage du service médical de garde, tout cela est un faux grossier, monté de toute pièce.

Mais à Alger, plus c’est gros et plus ça marche puisque c’est l’OAS, la Toute Puissante, qui le dit, elle qui frappe où elle veut, qui elle veut, comme elle veut. L’OAS voit tout, sait tout pour reprendre les slogans barbouillés sur les murs de la ville rendue folle.

Cette manifestation de type insurrectionnel a bien été échafaudée par l’OAS du début jusqu’à la fin délibérément meurtrière, en application de l’instruction numéro 29 donnée le 23 février 1962 par l’ex-général Raoul Salan, chef suprême de l’Organisation : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues. » L’ex-sous-préfet Achard, responsable civil de Bab el Oued, et l’ex-colonel Vaudrey, responsable militaire de la région Alger Sahel, vont pousser la foule dans les rues d’Alger en accroissant à l’extrême le climat révolutionnaire dans la capitale. Emploi systématique du feu sur les unités de gendarmerie et les CRS : 11 armes automatiques ont fait feu sur les forces du maintien de l’ordre. La manifestation est interdite mais il faut rechercher à entraîner la population à s’opposer aux consignes et aux décisions de l’autorité d’Alger.

Salan a été obéi.

La preuve par l’archive

En dehors des inconditionnels de l’Algérie française, il est admis que les premiers coups de feu qui ont déclenché la fusillade ont bien été tirés par un membre de l’Organisation qui avait d’ailleurs prépositionné d’autres tireurs sur le trajet de la manifestation.

Dès 1973, des précisions sur ce point ont été fournies par le général Pierre Goubard, Le 26 mars 1962 le colonel Goubard commande le 4e régiment de tirailleurs. Ouvertement partisan de l’Algérie française ce colonel sera chargé par le général Challe, lors du putsch d’avril 1961, de convaincre son supérieur, le général Arfouilloux, de rejoindre les putschistes. Il est opposé à ce que soit confié à ses soldats le maintien de l’ordre dans Alger, mais trois compagnies du 4e RT en seront pourtant chargées sur décision de l’état-major. Goubard n’apprécie pas et reste dans son PC sur les Hauts Plateaux pendant que se déroulent les événements que lui relateront ses hommes une fois rentrés au PC du régiment à Berrouaghia.

Il les rapportera dans un article publié dans Historia Magazine, 1973, numéro 361, p. 3076-3083 :

Il est 15 h 10. Une rafale éclate et le sergent, stupéfait, voit deux civils, dont l’un est touché à la tête, s’écrouler à ses pieds[…]. La rafale est partie d’un FM mis en batterie au dernier étage du 64, rue d’Isly […]. Simultanément, comme au signal de la première rafale, d’autres armes se dévoilent, rue d’Isly, rue Chanzy, rue Alfred-Lelluch, boulevard Carnot […]. Un FM, du haut des derniers étages du 22, rue Chanzy, prend la rue en enfilade où civils et tirailleurs sont touchés par les mêmes coups. Une grenade – les tirailleurs n’en sont pas pourvus – est tombée rue d’Isly… une autre atterrit rue Chanzy. Elles font le vide autour d’elles.
Le plan détaillé qui complète le récit circonstancié indique l’emplacement des tirs hostiles, des jets de 4 grenades, des commandants de compagnie, des véhicules militaires, etc.

En 1990, Yves Courrière apporte les précisions suivantes :

Le capitaine Gilet, commandant la 5e compagnie du 4e régiment de tirailleurs, arrive en renfort par la rue de Chanzy avec ses tirailleurs. Il est 14 h 45. Soudain, une rafale de FM claque sur la gauche du lieutenant Ouchène, rue d’Isly.

— On nous tire dessus, crie celui-ci dans son émetteur récepteur. Je riposte ?

— Affirmatif, répond le capitaine Techer […].

Ouchène a repéré deux armes automatiques, des FM, qui tirent en feux croisés des étages supérieurs de l’immeuble 64, rue d’Isly. Mais il n’y a pas que ces armes qui tirent dans la foule, sur les militaires […]. C’est l’enfer, on tire de partout. De tous les barrages des tirailleurs, des immeubles, des toits, des terrasses, de la foule aussi. Des grenades explosent […] [9].
Le 25 juillet 2019, le site « Histoire coloniale et postcoloniale » (histoirecoloniale.net) reproduit l’article de Rémi Kauffer : « Vers 15 heures, des coups de feu éclatent. Les tirailleurs ripostent aussitôt ». Le Petit Larousse définit le verbe riposter par : « se défendre ».

Benjamin Stora écrit en 2022 : « Jean Lacouture raconte : À 14 h 45, une rafale de fusil-mitrailleur claque en direction de la troupe, du balcon du 64 de la rue d’Isly. On nous tire dessus lance dans son émetteur récepteur le lieutenant Ouchène Daoud[10]. »

Il ressort des différentes relations de ce massacre que c’est bien le fusil-mitrailleur embusqué au 64 rue d’Isly qui a tiré en premier en direction des tirailleurs. Ceux-ci ont alors riposté, car ils étaient placés en état de légitime défense. Il faut préciser que le 4e RT avait été engagé dans le bouclage de Bab el Oued les jours précédents et qu’il avait essuyé des tirs venant des balcons et des terrasses tenus par les commandos de l’OAS.

Les quatre témoignages sont aujourd’hui appuyés par un document déposé aux archives du Service historique de la Défense à Vincennes, classé sous la cote GR 1 H 27 03-D9. Il s’agit d’un plan portant les emplacements de onze armes ayant fait feu, venant en complément de celui du général Goubart.

Le prépositionnement de nombreux tireurs de l’OAS équipés d’une arme de guerre sur le trajet de la manifestation prouve manifestement l’intention de s’en servir. Et elles ont effectivement servi. Pour tuer. Même si les armes servies par des commandos de l’OAS n’ont pas délibérément tiré sur les manifestants, il est à craindre que ces derniers, pris sous un déluge de feu, aient pu être atteints de manière « collatérale ». Toutes les munitions dont disposaient les forces de l’ordre n’ont pas été utilisées.

Les éclats des quatre grenades n’ont pas fait la distinction entre tirailleurs et manifestants. Or les forces de l’ordre n’en étaient pas pourvues alors que l’OAS en détenait des caisses pleines – 263 saisies à Bab el Oued seulement – et s’en était déjà servi à plusieurs reprises contre les gendarmes mobiles en particulier. Le témoignage du chirurgien de garde, les récits des participants à la manifestation, le plan déposé aux archives prouvent de manière irréfutable la responsabilité exclusive de l’OAS dans le massacre du 26 mars 1962 rue d’Isly à Alger.

Le mémorial national du quai Branly, destiné à honorer les soldats « Morts pour la France », a été détourné par l’inscription en 2010 des noms des manifestants civils qui ont perdu la vie pour avoir suivi aveuglément un mot d’ordre insurrectionnel des meneurs de l’OAS.

Si la secrétaire d’État, chargée des Anciens Combattants et de la Mémoire se rendait au Mémorial du Quai Branly le 26 mars 2023, on pourrait dire qu’hommage serait encore une fois rendu à des consentantes victimes de l’OAS. Un affront serait encore fait aux innocentes victimes, civiles, militaires, élus, magistrats, fonctionnaires, qui furent le dernier rempart pour défendre la République, ses institutions et ses valeurs.

Jean-Philippe Ould Aoudia


  1. Site Histoire coloniale et post coloniale 26.03.1962. Reproduit dans Le Lien, numéro 62, avril 2013, http://max-marchand-mouloud-feraoun.fr nr1
  2. Robert Buchard, OAS, Albin Michel, 1963, p. 103.
  3. http://www.alger-roi.net/Alger/bab_el_oued/textes/l_temoignage_beo_thiodet.htm
  4. En 2008 il s’est en effet rendu coupable de faits constitutifs du délit de diffamation publique dirigée contre la mémoire du commissaire central d’Alger, Roger Gavoury, déclaré « Mort pour la France », ce qui lui valut condamnation définitive à une forte amende délictuelle par la cour d’appel de Paris le 14 mars 2011.
  5. Respectivement président du Conseil de l’Ordre des médecins et chef du service chirurgical A, hôpital Mustapha d’Alger.
  6. http://nj2.notrejournal.info/Temoignage-le-23-mars-et-suivants.
  7. Archives d’Algérie. Facebook.
  8. « Bilan de la fouille de Bab el Oued », coupure de presse non identifiée, fin mars 1962, numérisée sur le site Exode 1962.
  9. Yves Courrière, La guerre d’Algérie, L’heure des colonels, Les feux du désespoir, 1990, p. 1059-1062.
  10. Benjamin Stora, La Gangrène et l’Oubli, 2022, Éd. La Découverte poche, p. 107.

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