MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Écho de l’intervention de Marcel Di Spigno
La puissance de souvenir et de témoignage d’objets conservés pendant toute une vie
« Les Centres sociaux en Algérie, ce fut mon école de vie. Tous les ans, le 15 mars, je repense à l’assassinat des responsables avec qui j’ai eu des relations privilégiées : Marchand, Feraoun, Basset, Ould Aoudia… »
Marcel Di Spigno lance ces premiers mots avec émotion. Il est venu nous faire partager ses souvenirs de jeunesse comme moniteur de centre social en Algérie entre 1957 et 1961. À bâtons rompus, sur le ton de la conversation. La salle est sous le charme.
À la sortie de ses études de machinisme au lycée technique de Bône, à 19 ans, il intègre comme moniteur d’atelier du fer l’équipe du nouveau centre social de Sidi Salem, un endroit difficile, une zone de regroupement de population encadrée par l’armée. Le premier directeur, responsable des scouts musulmans, a été arrêté et vient d’être remplacé par madame Wagner, infirmière, forte personnalité, « le prototype de la protestante », à laquelle son équipe vouera estime et admiration.
Il y avait dans ce centre de Sidi Salem une ambiance de fraternité extraordinaire. Dans l’équipe, il y avait de tout : des musulmans, des chrétiens, des juifs, des laïcs. Les moniteurs étaient logés sur place. Ce qui nous rassemblait, c’était la volonté, la conscience d’être au service de la dignité humaine. Le Centre, c’était une source de sève, une graine plantée pour des hommes et leur famille démunis de tout.
Tout est dit, avec une ferveur encore intacte. Mais il lui faut dans les mains des objets concrets pour appuyer sa parole : des objets témoins de ce passé, et qu’il a soigneusement conservés. Il brandit un cahier jaune, un numéro périodique d’information interne des Centres sociaux (ce périodique a été supprimé fin 1959).
Vous voyez sur cette brochure la photo d’une consultation de santé au Centre. On est en 1958 : l’infirmière fait des soins au visage à un homme. À une mère venue faire soigner son enfant, l’infirmière demande qu’à l’avenir, ce soit le père qui s’en charge. Impensable !
À cette évocation d’une action exemplaire du Centre pour l’évolution des mentalités, par association d’idée négative lui revient le souvenir de l’hostilité environnante de l’armée, constante, exaspérante : « Nous étions tous jeunes. Nous trouvions toujours appui et conseils auprès de nos responsables qui nous montraient comment il fallait faire. Après quoi, l’armée n’avait qu’à bien se tenir… » Une étincelle dans les yeux, il nous raconte une anecdote :
Un jour, madame Wagner invite le capitaine X, commandant la zone militaire, à prendre un thé avec toute l’équipe, qui renâcle bien sûr. Trois jours après, le capitaine s’autorise à entrer en jeep dans la cour du Centre. Mme Wagner se tient droite à la porte d’entrée et le prie de faire demi-tour : « Je ne vous ai pas invité, capitaine ! ». Le capitaine s’exécute. Café joyeux à la cuisine pour toute l’équipe !
Rires complices dans la salle.
Cette défiance systématique de l’armée rapprochait le personnel du Centre de la population. « Quatre mois après mon arrivée, les usagers du centre m’appelaient “Mohamed Roumi” ! ». Le centre subissait des contrôles réguliers et des fouilles. En pleine nuit, à deux heures du matin. Ou en plein jour. « Une fois, j’ai emmené ma classe avec mon tableau portatif sur la place du village pendant que l’armée occupait le centre. L’officier était furieux, car il ne pouvait quand même pas rafler du personnel au milieu du village. » Quelle fierté dans les yeux de ces enfants de 14-15 ans quand l’armée les a autorisés à rentrer au Centre : « On les a eus ! ».
Vient pour lui l’âge du service militaire, il fait le choix courageux de l’objection de conscience. Inutile de préciser que fin 1958, en pleine guerre d’Algérie, c’est perçu comme sacrilège. Il laisse rapidement entendre avec pudeur ce que cela lui a coûté : « un lieutenant me tirera dessus… » Après cette expérience militaire douloureuse, il est affecté à la rentrée 1960 au centre social éducatif de Guelma. « Il y avait une pédagogie géniale… On se formait à Tixeraïne, avec M. Lesne. » À l’atelier du Centre, le moniteur opérait avec les élèves autour de lui. « On fabriquait uniquement des objets utiles, qui élèvent le niveau de vie : une pelle ménagère, un marteau, un meuble… » Il fallait marier plusieurs apprentissages pour aboutir au produit fini.
Vient le souvenir de Germaine Tillion en visite : elle avait bien recommandé de ne pas faire en atelier des objets d’exercice qui ne servent à rien. « Quelle fierté chez les élèves devant leur réalisation ! L’objet prenait une grande valeur… » Il montre une lampe, qu’il a conservée et qu’il nous a apportée. Françoise Laot la brandit pour que toute l’assistance la voie bien. Attention et émotion générales dans la salle : peu d’objets témoins de l’activité pédagogique des centres sociaux ont été conservés. « En 1960, au centre de Guelma, nous avons fabriqué une lampe en métal. La voici. C’était en réponse à un incendie provoqué par des lampes à pétrole de fortune dans le douar. » C’est Max Marchand, inspecteur d’académie qui, à l’occasion d’une visite, lui a donné l’idée d’y mettre une bougie en cire d’abeille, puisque l’atelier avait un rucher – tenu par un habitant. « Ce n’était pas un objet facile à faire pour les élèves, forge, soudure, etc., et puis nous avons eu les pires difficultés à nous approvisionner en gaz pour la soudure. Mais on y est arrivé. »
Un jeune lui a demandé si on pouvait « aller leur montrer ce qu’on fait, aux militaires ». « Oui, Bien sûr. » Aussitôt fait et les yeux dans les yeux, le jeune interpelle l’officier: « Mon lieutenant, est-ce que, toi, tu es capable de faire ça ? ». Mohamed Roumi avait bien travaillé !
En 2016, Marcel Di Spigno est retourné à Sidi Salem avec ses deux fils, le centre était devenu une école pratique. Un vieil homme l’a reconnu : « Mais tu es Mohamed Roumi ! Tu te souviens de la lampe que j’ai eu tant de mal à faire ? Et bien, j’ai fini comme contremaître aux chemins de fer algériens dans la partie soudure ! »
« Il faudrait créer un centre social éducatif dans les cités de Vénissieux, là où j’habite… »
Marcel Di Spigno a fini son exposé. Il a tenu la salle en haleine pendant une trentaine de minutes, et il a fait rire ou sourire le public à plusieurs reprises. La présidente, Françoise Laot, ouvre les questions à l’assistance. Clôturant les interventions et les questions (sur l’utilisation de la langue arabe, les documents pédagogiques supports, etc.), Françoise Nordmann prend la parole pour exprimer sa forte émotion et ses remerciements pour la puissance d’évocation de cette intervention et du colloque en général.
Jean Lesne
publié dans Le Lien numéro 70
Marcel Di Spigno, éléments biographiques
Marcel Di Spigno est né à Bône (aujourd'hui dénommé Annaba) en Algérie, le 28 mars 1938, sa famille maternelle appartenant à la bourgeoisie coloniale. Début de scolarité à Constantine où il vit dans un quartier populaire. Orphelin à l'âge de 12 ans, il retourne à Bône et y passe un bac technique et acquiert une qualification de tourneur-machiniste. Simultanément, il entre dans le mouvement Scout et y devient chef de troupe.
En 1957, alors qu'il allait devenir formateur dans un centre de FPA, sollicité par deux chefs scouts en train d'ouvrir le Centre social de Sidi Salem et séduit par le projet éducatif, il y devient moniteur d'ateliers techniques.
En 1958, en âge d'effectuer son service militaire, il se joint à un groupe d'objecteurs de conscience qui tente d'atteindre la Suisse. Intercepté par la gendarmerie, il est ramené dans un camp en Algérie. Dans le contexte du plan de Constantine, il est muté à Guelma dans un Centre de formation de la jeunesse algérienne (CFJA) initié par l'armée, puis affecté en septembre 1960 au Centre social éducatif de Guelma, dont il est détaché en décembre 1961 pour devenir chef de centre au Centre social éducatif de Lapaine. Il participe ainsi à la création de coopératives avec les populations locales.
Il rencontre par deux fois Germaine Tillion, qui le met en relation de travail avec Max Marchand, Mouloud Feraoun et Salah Ould Aoudia, qui furent assassinés le 15 mars 1962 par l'OAS. Ce jour-là, Marcel Di Spigno se trouvait en réunion tout près de l’endroit où eut lieu ce sextuple assassinat.
Après l’indépendance, il reste en Algérie avec son épouse et devient en octobre 1962 directeur d'un établissement géré par une association d'origine métropolitaine (L'Équipe sociale) qui accueille des orphelins de guerre. La nationalité algérienne lui ayant été refusée et le contexte politico-social se durcissant fortement, il part pour la France en août 1965.
Là, parallèlement aux fonctions éducatives qu’il exerce, notamment la direction d'un centre pour toxicomanes, il étudie et obtient successivement le diplôme d'infirmier, d'éducateur spécialisé (1975), une maîtrise de psychologie et une de philosophie. Il prépare actuellement une thèse sur la place du mysticisme dans la cité.