
MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Une expérience de promotion collective, les Centres sociaux d’Algérie (1955-1962)
Cette année, l’hommage rendu aux victimes de l’attentat du 15 mars 1962 par l’association Les Amis de Marx Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons s’est accompagné d’une intéressante journée d’étude qui a mêlé histoire et mémoire, approche scientifique et témoignages. Le service des Centres sociaux d’Algérie, créé par Germaine Tillion en 1955 et dirigé par Charles Aguesse, puis par Marcel Lesne et Max Marchand, a en effet été le théâtre d’innovations sociales qui s’inscrivent à la fois dans une longue chaîne d’initiatives d’éducation populaire et dans le contexte très particulier de la guerre d’Algérie, au milieu des violences, dans une résistance à l’oppression, à l’ignorance et à la pauvreté.
Les témoignages entendus lors de cette journée, celui de Marcel Di Spigno, ancien moniteur, particulièrement poignant, et celui de Nelly Forget, compagne de route de Germaine Tillion, ont permis de rendre concrets les détails de ce projet et vivantes les traces qu’il a laissé dans le cœur et la mémoire de ses actrices et acteurs plus de soixante ans plus tard. « Les plus belles années de ma vie », s’est récemment exclamée une « ancienne » des Centres sociaux[1] à l’évocation d’une jeunesse passée dans le dénuement le plus complet, menacée par la guerre, environnée de bidonvilles. Elle n’en retient pourtant qu’une amitié confiante, qu’une chaleureuse fraternité entre ces femmes et ces hommes de tous milieux sociaux et culturels, de toutes religions, mais convaincu·e·s qu’apprendre et faire ensemble est la solution pour briser le cercle de la misère. Si l’émotion est encore si présente après tant de temps, c’est sans doute parce que cette expérience a été vécue comme hors norme, qu’elle a été brève et qu’elle s’est terminée de manière tragique.
Hors norme, les Centres sociaux algériens l’ont été à plusieurs titres comme l’ont montré différentes interventions lors de cette journée, dont celle de Jean Lesne qui a méthodiquement entrepris d’en reconstituer l’action à partir des documents qu’ils avaient eux-mêmes produits (brochures, bulletins, etc.) et d’écrits laissés par Marcel Lesne. Encouragés et bien dotés financièrement par le ministère de l’Éducation nationale[2], ils n’ont pourtant jamais été véritablement tolérés par certaines autorités politiques locales ni par l’Armée. Ils se sont développés sous le feu d’une répression incessante qui s’est traduite par plusieurs vagues d’arrestations des responsables et par une campagne de presse à charge qui en a fait une cible désignée pour l’OAS.
Hors norme encore parce que cette expérience a réuni dans les mêmes espaces et les mêmes activités des hommes et des femmes culturellement peu habitués à une telle mixité des sexes. Les femmes en auraient été, d’après Nelly Forget, les principales bénéficiaires, elles pour qui si peu avait été mis en place jusqu’alors[3].
Inhabituelles et innovantes sont également les méthodes pédagogiques qui y ont été mises en œuvre. Des moyens audiovisuels encore peu usités, mais largement plébiscités par l’Unesco dans « l’éducation de base », comme des magnétophones, des films fixes, des projections de films, etc., ont été mis au service d’une action éducative sociale globale. Et parce qu’on y fabriquait avec ses mains des objets de la vie quotidienne, les apprentissages d’alors ont trouvé un sens et une utilité durables. Sur le millier de monitrices et moniteurs formé·e·s pour animer ces activités éducatives au sein de zones d’habitats précaires ou dans de petits villages de montagne, certain·e·s ont par la suite poursuivi des carrières dans l’industrie ou les services publics de l’Algérie indépendante.
Pour autant, les Centres sociaux d’Algérie ne sont pas nés de rien[3]. Ils n’ont pas été érigés sans modèles ni conçus sans influences. Comme il est toujours difficile de remonter les fils du temps et de définir précisément les chemins empruntés par les idées, il était important de les resituer dans un large panorama de l’histoire de l’éducation du peuple.
C’est ce qu’a entrepris de faire Christian de Montlibert en retraçant la genèse d’une éducation populaire française aux multiples facettes à partir de l’essor du capitalisme industriel au début du XIXe siècle.
Jacques Eloy, quant à lui, a proposé, en guise de miroir, une histoire des Centres sociaux nés en France dans les années 1890, inspirés des « settlements » britanniques, idéologiquement conçus entre solidarisme républicain et christianisme social. Là encore, la lutte contre la précarité et l’indigence avait servi de moteur.
L’idée de promotion collective se trouve à la base de l’expérience des Centres sociaux d’Algérie et d’ailleurs. Cette idée a traversé le temps et les frontières nationales. Elle est simple, mais transforme toute action éducative en action sociale et politique, au sens du vivre ensemble : l’éducation d’un individu isolé n’a qu’une portée très limitée, l’éducation – et donc la promotion (culturelle, sociale, économique, etc.) – d’un collectif est un puissant levier pour faire évoluer la société tout entière. Ce collectif peut être un groupe professionnel[4], un groupe social ou socio-sexuel, les habitant·e·s d’un village, d’une banlieue de grande ville, ou d’un pays tout entier…
On la retrouve comme socle de nombreuses initiatives ouvrières au XIXe siècle et, au XXe siècle, par exemple, dans la pédagogie sociale polonaise impulsée par Helena Radlińska, dans l’alphabétisation militante animée par Paolo Freire en Amérique latine, et aussi dans les Actions collectives de formation (ACF) des années 1960-1970 dans les bassins houillers et ferrifères lorrains en voie de désindustrialisation. Ces dernières ont peut-être été en partie inspirées par l’expérience algérienne puisque Marcel Lesne avait rejoint le Centre de coopération économique et sociale de Nancy, organisateur des ACF, à l’automne 1962…
Les Centres sociaux d’Algérie sont restés sans lendemain, n’ayant pas été repris – du moins jusqu’à ce jour – par les nouveaux dirigeants après l’indépendance. Une exposition, également présentée au cours de cette journée[5], s’est donné comme but de les faire connaître. Rendre visible leur action, faire réfléchir autour de leur projet peut éventuellement inciter à d’autres mobilisations pour d’autres émancipations. Cela pourrait aussi encourager, comme le demande Jean Lesne à la fin de son intervention, des historien·ne·s à les prendre pour objet de recherche et de publication en direction du grand public. L’appel est lancé.
Françoise Laot
professeure de sociologie à l’université de Reims Champagne-Ardenne
Communication lors du colloque «Les Centres sociaux dans l'histoire des mouvements d'éducation »
15 mars 2019
publié dans Le Lien numéro 70
- Rencontrée par Nelly Forget au cours d’un récent voyage de cette dernière à Alger.↩
- Ce qui les distingue des Centres sociaux français qui étaient majoritairement associatifs ou, pour certains, sous la tutelle du ministère des Affaires sociales.↩
- Pas tout à fait rien cependant si l’on songe à l’école ouverte à Alger par Mme Luce pour les jeunes musulmanes en 1845. Cf. Rebecca Rogers, A Frenchwoman’s Imperial Story. Madame Luce in Nineteenth-Century Algeria, Standford University Press, 2013.↩
- Par exemple, les agriculteurs français des années 1950-1960.↩
- Neuf panneaux spécifiquement consacrés aux Centres sociaux éducatifs d’Algérie dans le cadre de L’école en Algérie, l’Algérie à l’école, exposition créée par le Musée national d’éducation de Rouen (Munaé).↩