MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Saint-Saëns l’Algérien 9 octobre 1835 – 16 décembre 1921
Premier séjour : octobre – novembre 1873
C’est en octobre 1873 que Charles-Camille Saint-Saëns arrive à Alger : « Vous montez sur un beau navire, vingt-quatre heures après vous débarquez à Alger ; et c’est le soleil, la verdure, les fleurs, la vie[1] ! »
Enchanté par ce qu’il découvre, il écrit dans une de ses correspondances : « Ma douce Algérie, quelle volupté que celle de respirer le parfum de ses orangers. »
Il vient à Alger sur les conseils de son médecin pour soigner un début de tuberculose sur fond d’infections broncho-pulmonaires hivernales ; il séjournera à 19 reprises et y mourut en décembre 1921, âgé de 86 ans.
Il s’installe à La Pointe-Pescade, ancien petit port de pêche arabe, au nom ensuite hispanisé (« pescado » signifie « poisson » en espagnol), à 7 km au nord-ouest du centre-ville, en bas de la colline de La Bouzaréah, dans une villa de style mauresque, avec un jardin où poussent orangers et citronniers.
En octobre 1873, Camille Saint-Saëns est un célibataire de 38 ans, artiste connu, reconnu et comme tout grand artiste, jalousé, critiqué. L’attribution du prix de Rome lui sera refusée par deux fois.
Enfant prodige, il donne à 11 ans un concert salle Pleyel à Paris en jouant un important programme sans partition, ce qui constitue une nouveauté à l’époque, alors qu’on n’imagine pas aujourd’hui un soliste jouant avec sa partition ouverte posée sur le pupitre. Pianiste virtuose comme Liszt ou Rachmaninov, il est, de plus, un organiste réputé, titulaire des orgues de l’église de La Madeleine à Paris.
Compositeur prolixe, il a déjà écrit trois symphonies, l’une composée à 15 ans mais jamais publiée, la deuxième à 24 ans. Cette dernière fut jouée à Paris les 8 et 9 décembre 2017 par l’Ensemble chœur et orchestre de l’Assistance publique Hôpitaux de Paris. Son premier opéra, le Timbre d’argent, composé en 1865, a été donné à la salle Favart de l’Opéra-comique à Paris du 9 au 19 juin 2017.
La programmation d’œuvres de Saint-Saëns demeure toujours d’actualité.
Les artistes et l’Algérie
L’attrait exercé par l’Algérie sur les artistes français se manifeste dès la conquête. Le peintre Eugène Delacroix fut le premier à découvrir le pays entre le lundi 18 et le jeudi 28 juin 1832, deux ans seulement après le débarquement des troupes en 1830. En 1845, ce fut Théophile Gautier, en 1846, Eugène Fromentin et Alexandre Dumas, en 1847, les frères Goncourt, en 1853, Francisco Salvador-Daniel découvreur de la musique arabe, en 1858, Gustave Flaubert qui respire à Constantine « cette bonne odeur d’Orient », en 1861, Alphonse Daudet, en 1872, Gustave Guillaumet, peintre orientaliste connu pour son tableau Prière du soir dans le Sahara. Ces écrivains et ces peintres se serviront de l’Orient comme nouvelle source d’inspiration pour leurs créations, et bientôt un nouveau courant artistique apparaît : l’orientalisme qui se prolongera au XXe siècle[2].
Camille Saint-Saëns fut le seul musicien de son époque à se rendre en Algérie, encore le fit-il pour raisons de santé et pas pour élargir la palette de son inspiration musicale. Ses contemporains plus âgés n’avaient pas eu cette curiosité : tels Édouard Lalo âgé de 50 ans en 1873, César Franck 51 ans, ou Charles Gounod 55 ans. Plus tard, des musiciens plus jeunes que lui ne l’auront pas non plus : Vincent d’Indy a 22 ans en 1873, Gabriel Fauré 28 ans, Jules Massenet 31 ans et Georges Bizet 35 ans (pourtant surnommé « Bizet l’Africain » par Nietzsche).
En 1873, date du premier séjour du compositeur, l’Algérie s’est déjà équipée en « outils de diffusion culturelle occidentaux[3] ».
1853 : ouverture du Théâtre national ; 1861 : fondation de l’Orphéon d’Alger et de l’Harmonie d’Alger par Francisco Salvador-Daniel ; 26 juillet 1868 : fondation de la Société des Beaux-Arts, des Sciences et des Lettres ; 25 février 1871 : fondation de la Société nationale de musique par Salvador-Daniel ; 15 septembre 1873 : ouverture du musée des peintures des Beaux-Arts. Pour mémoire, de 1858 à 1872 fut édifiée la basilique Notre-Dame d’Afrique.
Ces « outils » ne sont utilisés ou fréquentés que par une minorité de la grande bourgeoisie algérienne, alors que la presse de l’époque avait vu le théâtre « comme un moyen de propagande civilisatrice ».
C’est aussi la « Belle Époque des kiosques à musique » et dans les villes où se rendra Camille Saint-Saëns, il y en aura toujours un.
Par comparaison, l’un des moyens les plus efficaces de « diffusion culturelle occidentale », à savoir l’école, ne bénéficie pas du même développement que les kiosques, en particulier dans les zones rurales à majorité arabe ou kabyle. À Ouaghzen, village de Grande Kabylie, la première école fut un établissement chrétien, ouvert le 2 novembre 1879, soit 26 ans après la construction du Théâtre national d’Alger.
C’est dans la villa de La Pointe-Pescade que le compositeur va poursuivre l’écriture de Samson et Dalila, son troisième opéra, le plus connu parmi les douze qu’il composera[4]. L’action se déroule à Gaza, avant Jésus-Christ, fondée sur l’épisode biblique de la séduction, fragment du « Livre des Juges » de l’Ancien Testament.
Sont déjà écrits l’acte 1 et l’acte 2, lequel comporte deux airs célèbres du répertoire lyrique : « Amour, viens aider ma faiblesse », et le non moins fameux : « Mon cœur s’ouvre à ta voix comme s’ouvrent les fleurs aux baisers de l’aurore… », mélodie d’une grande sensualité, chantée par Dalila pour séduire Samson et obtenir le secret de sa force surhumaine[5]. Samson résiste aux premières avances de Dalila qui pousse plus loin la séduction : « Ah ! réponds à ma tendresse, verse-moi, verse-moi l’ivresse », et là, Samson succombe : « Dalila ! Dalila ! Je t’aime ! » Il est fait prisonnier, son épaisse chevelure d’où lui vient sa force est coupée, on lui brûle les yeux. Fin de l’acte 2.
Le troisième acte est composé à Alger. Selon la vulgate, c’est au hasard de ses marches dans la ville que Saint-Saëns aurait entendu dans un café maure une mélodie du répertoire arabo-andalou dont il se servit pour écrire la Bacchanale, à la fin de la scène 2 du troisième acte.
Mais il n’est pas interdit de penser que le compositeur ait lu les travaux de Salvador-Daniel sur la musique arabe et ses transcriptions pour piano de mélodies orientales publiées en 1863, dix ans avant l’écriture de la Bacchanale.
Toujours est-il qu’à l’écoute de « Mon cœur s’ouvre à ta voix… », avec son raffinement mélodique de facture classique, puis celle de la Bacchanale, avec ses harmonies, ses rythmes et ses instruments nouveaux à l’époque (un triangle, un glockenspiel, un crotale, des castagnettes en bois et en fer, un tambour de basque et un tam-tam), on mesure le génie de ce compositeur qui saisit l’intérêt d’harmoniser une musique monodique « orientale » pour l’intégrer dans une œuvre écrite sous une forme « occidentale » et déjà bien avancée.
Saint-Saëns dédie son œuvre à Pauline Viardot, née Garcia[6], célèbre cantatrice dont le compositeur a comparé le timbre de la voix au goût des oranges amères. Elle vit avec son mari et sa sœur, la célébrissime mezzo-soprane appelée La Malibran – comme on dira plus tard : La Callas – dans une superbe villa que l’écrivain russe Ivan Tourgueniev lui a achetée sur les hauteurs de Bougival, en bord de Seine, berceau de l’impressionnisme. Cette maison reçoit les visites de Saint-Saëns, Gounod, Berlioz, Wagner, ainsi que celles des Goncourt, Flaubert, Zola, etc. Non loin de là, se trouvait la villa de Georges Bizet dans laquelle le compositeur finira la composition de Carmen.
Aux soirées auxquelles il assiste, Saint-Saëns chante en travesti accompagné par Pauline ou, plus sérieusement, il accompagne Pauline au piano ou à l’orgue.
Ces deux maisons font actuellement l’objet d’une réhabilitation par le département des Yvelines qui a fait l’acquisition de la villa l’« Arlésienne », sise au 5, rue Yvan Tourgueniev, pour l’intégrer au Centre européen de musique à Bougival prévu pour 2022. Une campagne de financement participatif vient d’être lancée pour restaurer la villa de Pauline Viardot, afin d’y regrouper les archives musicales et littéraires de la famille Garcia-Viardot. Un des lieux que fréquentait Saint-Saëns va donc revivre.
L’écriture de Samson et Dalila est terminée fin 1873. L’opéra fut créé le 2 décembre 1877 à Weimar, en Allemagne, grâce à l’appui de Frantz Liszt, ami et admirateur de Saint-Saëns, auquel il avait promis de faire jouer son opéra avant même d’avoir eu connaissance de la partition.
Liszt avait déjà mis sa fonction de kappelmeister à Weimar au service de la musique de Wagner pour y faire jouer Lohengrin, que le compositeur n’entendra seulement que le 15 mai 1861 à Vienne, soit 14 ans après qu’elle eut été écrite.
En France, la première de Samson n’aura lieu qu’en 1890 à Rouen, et il faudra attendre le 23 novembre 1892, 19 ans après sa création, pour qu’il soit enfin représenté à l’Opéra de Paris. Samson et Dalila a été donné en version de concert le 15 mai 2011 à La Halle aux Grains de Toulouse, puis le 17 mai à la salle Pleyel à Paris. L’Opéra Bastille en a donné une représentation complète en octobre-novembre 2016, après 25 ans d’absence sur la scène parisienne : c’était la 986e représentation. L’opéra de Monaco l’a programmé fin novembre 2018 avec dans les rôles-titres les deux mêmes artistes qu’à Bastille.
1880 : Boulogne-sur-Mer
Outre le troisième acte de Samson, inspiré de mélodies du contexte dans lequel il vivait au moment de son écriture, Camille Saint-Saëns composait aussi des œuvres sans relation avec l’orientalisme. Inversement, alors qu’il vit en France, il écrit des œuvres inspirées de l’exotisme oriental découvert quelques années auparavant.
On observe un mode de création assez semblable chez les peintres. Eugène Delacroix, qui n’a passé que trois jours à Alger, va peindre Femmes d’Alger dans leur appartement deux ans plus tard, de mémoire, dans son atelier. Sisley, lui, ne peint que le paysage qu’il voit et jamais en atelier. Saint-Saëns sait donc composer à la fois comme peignent Sisley ou Delacroix.
Ainsi, en 1880, à Boulogne-sur-Mer, sept ans après avoir quitté la Pointe-Pescade, il finit de composer sa Suite algérienne (op. 60) avec le sous-titre : Impression pittoresque d’un voyage en Algérie, alors qu’il a devant lui des paysages de la mer du Nord. « C’est une sorte de charmante petite symphonie de forme classique à l’orientalisme discret, dont chaque mouvement porte un titre évocateur de carte postale[7] » :
– Prélude. « En vue d’Alger. Du pont du navire encore secoué par une longue houle, on perçoit des bruits variés qui se mélangent. »
– Rhapsodie mauresque.
– Rêverie du soir : une mélodie orientale jouée par la flûte et les violons.
– « À Blidah. Sous les palmiers de l’oasis, dans la nuit parfumée, on entend au loin un chant amoureux et le refrain caressant d’une flûte. »
– Marche militaire française : « De retour à Alger, voici que s’entend le pas redoublé d’un régiment français, dont les accents guerriers contrastent avec les rythmes bizarres et les mélodies langoureuses de l’Orient. »
À l’été 1880, l’artiste suit une cure thermale à La Bourboule, station recommandée pour les affections respiratoires. Le 28 juillet il disparaît sans laisser d’adresse, puis fait parvenir à sa femme une lettre dans laquelle il écrit qu’ils ne se reverront plus. On perd réellement la trace du compositeur qui se trouve au Maroc sous une fausse identité. Andrée-Laure Saint-Saëns ne reverra Camille que le 22 décembre 1921, jour de ses obsèques, dans son cercueil exposé à La Madeleine.
1882, *Calme des nuits* opus 68, no 1
En 1882, Camille Saint-Saëns écrit deux chœurs a capella pour sopranes, altos, ténors et basses. La partition n’est pas datée et porte l’indication « Texte : anonyme ». Les paroles de la première partie du Calme des nuits sont les suivantes :
Calme des nuits, fraîcheur des soirs
Vaste scintillement des mondes
Grand silence des antres noirs
Vous charmez les âmes profondes
[…]
Le poète seul est hanté par l’amour des choses tranquilles.
Lorsque les éditions Durand publient Calme des nuits, personne n’a connaissance d’un poème qu’avait écrit son compositeur à Alger, en 1873, sous le titre « Soirs d’Algérie », poème découvert après sa mort :
Quand le soir est venu, puis l’ombre et le silence,
Et l’étoile du ciel et celle du gazon,
D’un pas lent et discret je sors de la maison,
Pour goûter le repos de la nuit qui commence.
Je vais dans un jardin muet, sombre et désert.
Une vasque de marbre y répand son eau rare,
Don précieux et pur d’une naïade avare,
Des insectes lointains j’écoute le concert.
Nul ne vient en ce lieu. Pas de voix ennemies
Qui troublent le silence de son hymne divin ;
Et je bois à longs traits, comme un céleste vin,
Le calme qui descend des branches endormies.
On ne peut s’empêcher d’établir un lien entre les deux textes. Si tel est bien le cas, pourquoi Saint-Saëns n’a-t-il pas voulu indiquer qu’il était l’auteur des paroles de Calme des nuits alors qu’en 1892, dix ans plus tard, la partition de La Libellule, poème pour deux voix de femmes, précise qu’il est aussi l’auteur de la prosodie ?
En 1882, alors qu’il est frappé d’ostracisme pour sa musique, Saint-Saëns ne tenait peut-être pas à être critiqué aussi pour ses textes. Il a d’ailleurs déploré que : « Le nom d’un compositeur, à la fois français et vivant, imprimé sur une affiche, avait la propriété de mettre tout le monde en fuite[8] ». En 1892, sa notoriété est reconnue, car Samson et Dalila a été donné à l’Opéra de Paris, et l’artiste qui se sent enfin reconnu n’hésite plus à préciser qu’il écrit les paroles de ses partitions.
Deuxième séjour, mars – avril 1883 ; troisième séjour, nov. 1887 – juin 1888
L’Algérie sert de lieu de convalescence pour les artistes souffrants.
En 1882, Renoir retourne à Alger pour guérir de sa grave pneumonie. Il s’y était rendu l’année précédente où il avait peint Le Ravin de la femme sauvage.
En mars 1883, Saint-Saëns est atteint physiquement et moralement et son médecin lui prescrit un repos complet à Alger. Il n’écrit pas et visite l’Algérie, Biskra par exemple d’où il rapportera une portée de musique arabe.
En octobre 1887, Guy de Maupassant séjourne à Alger après une infection pulmonaire. En novembre 1887, c’est au tour de Saint-Saëns de venir soigner ses infections respiratoires hivernales. Il s’installe dans le quartier d’Isly, dans la villa Sintès, profitant du paysage qu’offrent les hauteurs de la ville sur la baie.
À partir du 17 novembre 1887, il entreprend la composition des deux premiers actes de son 7e opéra : Ascanio, librement inspiré d’un roman peu connu d’Alexandre Dumas. Parmi les personnages : Charles Quint, l’empereur du Saint-Empire romain germanique qui accosta en 1554 sur les plages d’Hussein Dey pour assiéger Alger défendue par la garde ottomane, mais il dut rembarquer en catastrophe au cap Matifou qui ferme la baie d’Alger et la protège des vents d’est, à la suite d’une violente tempête dont la Méditerranée a le secret.
Après six mois passés à Alger, « un peu gêné par l’été commençant », Saint-Saëns rentre à Paris en juin et s’installe à Dieppe, ville dont le Château-musée contient tous les documents, meubles, bibelots, gravures, correspondances laissés par l’artiste[9].
Quatrième séjour : 23 février – mai 1889
Lorsqu’il débarque à Alger le 23 février 1889, le compositeur est très affecté par la mort de sa mère survenue le 10 octobre 1888, et il ne peut plus composer.
Il découvre la station thermale d’Hammam Righa, proche de Blida, où il séjourne dans le Grand Hôtel. Il écrit dans ses souvenirs :
C’est en suivant ce chemin que je suis arrivé dans les montagnes, Dans les bois où l’on a trouvé quelquefois des panthères, à l’ombre d’un volcan éteint depuis des milliers d’années et qui distille encore des eaux presque bouillantes connues des Romains qui savaient en profiter, eaux bienfaisantes où je suis venu me tremper plusieurs fois[10].
« Eaux bienfaisantes » pour Saint-Saëns mais qui ne conviennent pas à Maupassant qui s’était plaint d’être rendu nerveux et agité lorsqu’il y avait séjourné en 1887.
Au Grand Hôtel d’Hammam Righa, sorte de copie du Grand Hôtel de Cabourg cher à Marcel Proust, se trouve transposée une ambiance mondaine hors du temps, et sur la photographie de l’établissement, présentée au musée de Dieppe, pas un seul Arabe n’est visible dans la grande galerie du hall de l’hôtel. Prendre un thé avec une madeleine au Grand Hôtel de Cabourg[11] vous transporte au Grand Hôtel d’Hammam Righa.
Saint-Saëns quitte Alger en mai sans avoir écrit une seule note. À Paris, il abandonne son domicile de la rue Monsieur-le-Prince, met ses meubles en dépôt chez le facteur de piano Érard et pendant quinze ans, il voyage, parfois sous un nom d’emprunt. On pourrait considérer ce mode de vie comme relevant de l’excentricité d’un artiste, mais on peut voir aussi dans cette instabilité la douleur inconsolable d’un homme particulièrement affecté par la mort tragique et rapprochée de ses deux jeunes fils en mai puis juillet 1877, et celle de sa mère à laquelle il était très attaché. Plus rien ne le retient désormais à Paris.
Cinquième séjour : avril – juin 1891
En 1891, au retour de Ceylan, Saint-Saëns fait une escale au Caire où il compose une fantaisie pour piano sur des motifs orientaux, Africa (op. 89), « qu’il traînait dans sa tête depuis des années », sans doute depuis les soirs d’Alger.
Il passe par Tunis qu’il juge « aussi ennuyeuse qu’Alger est amusante ».
Africa est une partition, brillante, qui expose le rapport de Saint-Saëns avec les musiques exotiques dont il se sert pour étendre le domaine de son écriture musicale, tout en restant classique.
La musique de Saint-Saëns n’est ni africaine parce qu’il a composé Africa, ni arabe parce qu’il a écrit Caprice arabe pour deux pianos, ni arabo-andalouse pour avoir écrit la Bacchanale, ou la Suite algérienne.
Il a écrit aussi La Havanaise pour violon et orchestre (op. 83) sans pour autant qu’il s’agisse de musique cubaine. Le Caprice andalou pour violon et orchestre (op. 122) n’est pas de la musique espagnole. L’action de La Princesse Jaune, opéra-comique écrit en Indochine, se déroule en Hollande. Les Rhapsodies sur des cantiques bretons ne sont pas folkloriques.
On pourrait multiplier les titres des compositions inspirées par les nombreux séjours de ce « globe-trotteur » : Caprice pour des airs danois et russes pour pianos et vents (op. 79), Tryptique pour violon et piano (op. 136) qui comporte un morceau appelé « Vision congolaise », Souvenirs d’Ismaïlia, sur les bords du Nil, « Les cloches de Las Palmas » extraites des Études de l’opus 111.
Le compositeur s’intéresse de près aux lyres et aux cithares antiques et compte parmi les meilleurs spécialistes de ce qu’on appelle aujourd’hui les « musiques du monde », quoi qu’en pense Lucien Rebatet qui écrit : « visiblement, Saint-Saëns ne sait pas, comme Ravel, devenir tour à tour andalou, juif ou madécasse […]. C’est sa limite[12] ». Ce critique acerbe auprès duquel peu de musiciens trouvent grâce n’hésite pas à parler de « l’exotisme frelaté des morceaux d’orchestre, Suite algérienne, Nuit à Lisbonne […], Africa ».
Ce que Saint-Saëns a cherché dans les musiques des pays visités, Béla Bartok l’a découvert dans les œuvres folkloriques hongroises, slovaques et roumaines et il s’est intéressé de près lui aussi à la musique arabe lors de son séjour à Biskra [13].
L’Italienne à Alger de Rossini (1792-1868) est un opéra bouffe écrit en 11 jours dont la musique n’a rien d’oriental, en dehors du livret et de la mise en scène pour l’illustrer, genre que le XVIIIe siècle avait rendu populaire, et Rossini n’avait fait aucune recherche sur l’exotisme musical. La très connue Marche turque écrite en 1780 par Mozart est une composition de divertissement utilisant les turqueries à la mode de son époque, tout comme L’Enlèvement au sérail.
Sixième séjour : début novembre 1891 – avril 1892
C’est le plus long des 19 séjours à Alger où Camille Saint-Saëns est désormais considéré comme une célébrité. Il retourne à la Pointe-Pescade où une riche propriétaire a aménagé à son intention une villa mauresque, garnie de divans et de coussins, avec des rideaux de pourpre et de jolis objets arabes.
Dans L’Écho d’Alger du 30-12-1935, jour de l’apposition d’une plaque commémorative sur la façade de la villa autrefois occupée par le compositeur, on lit que la villa, dite villa Xuéreb, est située au bord de la grande route, à laquelle elle tourne le dos, face à la plage dite plage Franco, au pied de la forêt de Baïnem. Le jardin fleuri est planté d’orangers, de citronniers et de néfliers. Les cours, revêtues de marbre et de faïence, sont fraîches et accueillantes. Le compositeur vivait seul avec son domestique, auquel consigne était donnée de ne recevoir personne.
À Paris, on refuse toujours de jouer Samson et Dalila malgré des promesses et Saint-Saëns envisage de quitter définitivement Paris. Il écrit : « C’est maintenant à Alger que j’aime le mieux vivre. Quel malheur qu’on n’y puisse pas transporter l’Opéra ! Alors ce serait parfait pour moi. »
Il est vrai que l’opéra d’Alger n’est pas comparable au prestigieux Palais Garnier, mais ce Théâtre impérial, édifié entre 1850 et 1853 au square Bresson, qui ouvre sur la mer, ne manque pas d’allure et dispose de 1534 places[14].
Le compositeur écrit beaucoup durant ce sixième séjour algérois. Citons seulement Méditation, car cette pièce est dédiée à Mme Guillemin, l’épouse du maire d’Alger et violoniste, qui lui demande d’être le parrain d’une de ses filles, Cécile, preuve que l’artiste est bien intégré dans la haute bourgeoisie algéroise ; La crampe des écrivains, petite comédie écrite en prose pour des amis algérois, etc. Saint-Saëns reprend l’écriture de son 8e opéra, Phryné, à propos duquel il indique une des sources de son inspiration qu’est Le Jardin d’Essai, un parc d’Alger :
Parti d’un lieu élevé, ce parc de féerie descend en pente douce jusqu’à une petite plage discrète[15], ombragée de dattiers, où la mer vient mourir amoureusement : j’y suis venu naguère écouter son murmure, pour le reproduire dans l’accompagnement de l’air de Phryné.
À propos de ce jardin, il écrit aussi :
Il y a une grande promenade, immense, le jardin d’Essai […] l’on y trouve une profusion de roses et de palmiers, des cycadées, une longue allée de bambous gigantesques, des ficus de l’Inde aux colonnes multiples, des massifs de strélizias de cent pieds de haut, et bien d’autres merveilles.
Pour la première fois, des œuvres de Saint-Saëns sont données en concert par « Le petit groupe des Beaux-Arts », mais surtout les 8 et 9 février 1892 ont lieu des représentations de Samson et Dalila dont le compositeur assure lui-même les répétitions dans des décors paraît-il superbes. Ce n’est que 9 mois plus tard, le 23 novembre 1892, que cet opéra sera donné à l’Opéra Garnier de Paris.
Le compositeur déploie une intense activité musicale, littéraire, théâtrale, épistolaire et même picturale : il peint Clair de lune sur la baie d’Alger, une huile sur toile vue du balcon Saint-Raphaël, avec une énorme signature « qui entre dans le paysage comme son cœur s’y était fixé ».
Il est élu par acclamations, le 5 avril 1892, président d’honneur de la Société des Beaux-Arts, des Sciences et Lettres d’Alger. Harcelé et fatigué par la vie mondaine, il part se reposer à Hammam Righa :
Séjour enchanteur où l’on jouit du silence absolu, si précieux pour le repos et pour le travail. C’est là que j’ai écrit, entre autres choses, sur un des vers délicieux et incompréhensibles de Banville, la mélodie « Aimons-nous ».
Septième séjour : décembre 1892 – avril 1893
Saint-Saëns arrive à Alger le 22 décembre 1892. Il a fini par se lasser de la Pointe-Pescade et il séjourne à Bougie, Bône, Blida, et au 81 rue Michelet à Alger :
Il faut prendre la ligne d’Alger à Oran et voir la campagne. Alors, tout en songeant que chez nous les arbres n’ont plus de feuilles, la terre plus de fleurs, le ciel plus de soleil et plus d’étoiles, on se baigne dans la volupté d’une nature enchantée […].
Cette fois encore, c’est une période riche en écriture musicale : Fantaisie pour harpe op. 95 en janvier 1893 ; Gabrielle de Vergy, un drame lyrique ; Phryné, opéra qu’il termine ; Frédégonde, nouvel opéra dont il commence la composition ; La Libellule, poème pour deux voix de femmes dont il rédige les paroles. La vie mondaine reprend avec réceptions et soirées chez Amédée Guillemin, le maire d’Alger, ou chez Charles de Galland, futur maire de 1900 à 1909.
Huitième séjour : avril 1894
Écriture du Caprice arabe pour deux pianos dont le rythme lancinant et répétitif évoque l’accompagnement de derboukas. L’air national tunisien apparaît dans le final tout en fantaisie et virtuosité.
Neuvième séjour : décembre 1898
C’est au Caire que Saint-Saëns compose son Concerto pour piano et orchestre no 5, appelé pour cette raison « L’Égyptien ». L’introduction du second mouvement représente l’intégration parfaite, au cœur d’harmonies bien occidentales, d’un thème qu’on appellera exotique, avec ses notes répétées et des syncopes de type jazz. Le compositeur se repose à Hammam Righa au retour d’un séjour à Oran.
Dixième séjour : du 04-01-1901 au 12-03-1901
L’artiste, âgé de 66 ans, séjourne à Bône (aujourd’hui Annaba). On peut penser que le séjour dans cette ville est motivé par l’écriture du deuxième acte de l’opéra Les Barbares dont le livret raconte l’attaque d’Hippone par les Vandales et la mort de saint Augustin. Or, Bône est l’ancienne Hippone dont saint Augustin fut l’évêque de 396 jusqu’à sa mort en 430.
Saint-Saëns est probablement venu s’inspirer des lieux où s’est déroulé l’épisode dont il rédige la partition au sujet de laquelle Debussy écrit méchamment : « N’y-a-t-il donc personne qui ait assez aimé Saint-Saëns pour lui dire qu’il avait assez fait de musique et qu’il ferait mieux de parfaire sa tardive vocation d’explorateur ? » On joue son Requiem le 7 et le 16 mars 1901 dans la cathédrale de Bône.
Dans Albert Camus, une vie, Olivier Todd écrit en parlant de Lucien Camus, le père d’Albert, ouvrier agricole près de Mondovi, la ville de naissance du futur prix Nobel : « Lucien Camus ne s’attendrit pas sur les maisons aux grilles de fer forgé, sur les arcades du cours, ou le perron de l’affreuse cathédrale. »
Les Barbares ont été donnés en version de concert à l’Opéra-théâtre de Saint-Étienne les 14 et 16 février 2014.
Onzième séjour : décembre 1904 – fin avril 1905
Saint-Saëns débarque directement à Bône pour assister aux représentations de Samson et Dalila, Henri VIII et Phryné. L’hiver 1905 est très rigoureux à Alger, avec pluie, grêle et neige obligeant le compositeur, âgé de 70 ans, à se réfugier en février dans la palmeraie de Biskra, séduit par « le sable rouge et les palmiers vert sombre ». Entouré de trois gazelles apprivoisées, il commence l’écriture de son dernier opéra L’Ancêtre, dont l’action se passe en Corse. Il y compose aussi l’intégralité de sa Seconde sonate pour violoncelle et piano op. 123. Après un séjour à Philippeville, il quitte Alger en avril 1905.
Douzième séjour : novembre 1910 – mars 1911
Après cinq ans d’une activité débordante en France, le compositeur âgé de 75 ans retrouve Alger où un événement artistique avait marqué l’année 1907 : l’ouverture de la Villa Abd-el-Tif, équivalent algérien de la Villa Médicis à Rome (1564).
Son arrivée était attendue : un cycle Saint-Saëns est donné au Théâtre municipal en janvier/ février 1911 avec Samson et Dalila ; Henri VIII ; Phryné ; Javotte ; L’Ancêtre ; Fantaisie pour harpe op. 95.
Il serait intéressant de savoir si, entre 1873 et 1921, dates des séjours du musicien en Algérie, existait également une activité littéraire ou théâtrale dans les grandes villes. Les auteurs de Camus militant communiste, Alger 1935-1937[16] rapportent un foisonnement de conférences, de représentations théâtrales et de publications diverses, mais on ne trouve aucune référence sur l’activité musicale pendant ces trois années.
Treizième séjour : décembre 1911 – janvier 1912
Le 31 décembre 1911 a lieu l’inauguration d’un orgue dans la villa Georges, située au 47 boulevard du Télemly, reconnaissable en 2005, car chaque barreau de sa grille se termine par une lyre. Cette somptueuse demeure appartenait à un anglais, Georges A. Weddel, ami de Saint-Saëns et comme lui amateur d’architecture arabe. « Puisqu’il en est ainsi, voyons beau, grand, et oriental » avait décrété Saint-Saëns. Le facteur d’orgue Charles Mutin, élève d’Aristide Cavaillé Coll, réalisa un orgue resserré et, parmi les jeux possibles, Weddel sélectionna ceux qui permettaient d’imiter la sonorité d’instruments moyen-orientaux. Il fit décorer le buffet en style mauresque. En 1930, après la mort de son mari, Madame Weddel fit don de l’instrument à la basilique Notre-Dame d’Afrique qu’il fallut aménager[17].
Après un quatorzième séjour de décembre 1912 à janvier 1913, puis un quinzième en décembre 1913, le compositeur ne vient pas en Algérie de 1914 à 1918, pendant la Première Guerre mondiale.
Seizième séjour : 15 décembre 1918 – avril 1919
Le 15 décembre 1918, un mois après la signature de l’armistice le 11 novembre, Saint-Saëns accourt à Alger, accueilli à la descente du bateau comme un chef d’État, aux accents de la « Marche militaire française » extraite de sa Suite algérienne, par un détachement de zouaves, de tirailleurs et de spahis de l’Armée d’Afrique. Il s’installe à l’hôtel Oasis.
Une série de concerts est donnée pendant son séjour, suivie de dîners et de réceptions qui justifient un mois de repos et de cure à Hammam-Righa, car l’artiste a tout de même 83 ans. Il compose une fantaisie pour orgue et orchestre : Cyprès et Lauriers op. 156, pour célébrer la victoire.
C’est l’époque où réside à Alger le violoniste et compositeur Paul Viardot, fils de la cantatrice Pauline Viardot, avec lequel Saint-Saëns avait fait une tournée de concerts en Espagne en 1880. Paul Viardot dirige l’École libre de musique, de statut associatif, animée par l’association « La Lyre algérienne ». L’école ne deviendra conservatoire que le 1er octobre 1925.
Dix-septième séjour : décembre 1919 – 5 avril 1920
L’artiste s’installe à l’Hôtel de l’Oasis, dominant le port et la baie d’Alger, fermée à l’est par le cap Matifou et, au loin, la chaîne enneigée du Djurdjura.
À 85 ans il donne toujours des récitals, en public dans la salle des Beaux-Arts ou en privé sur l’orgue de la villa Georges.
À l’entracte du concert du 16 janvier 1920, au programme impressionnant, il fait un exposé sur La Fontaine et récite de mémoire deux fables : Le Savetier et le Financier, La chèvre, le mouton et le cochon. Puis il se remet au piano sans s’être reposé dans sa loge.
À la fin du récital, il préside le banquet offert par la Société des Beaux-Arts au cours duquel le Maître « pétille d’esprit et de bonne humeur », et lorsqu’on lui demande de prononcer un discours il répond : « Vous m’avez rendu un hommage qu’habituellement on réserve aux morts. Or les morts ne parlent pas ! »
On le sollicite pour redonner ce concert, ce qu’il fait quatre jours plus tard, mais à l’entracte, il remplace les fables de La Fontaine par une de ses compositions, Le Rouet d’Omphale en version pour deux pianos (orchestrée plus tard).
Il part à Oran et le 9 février 1920, donne un concert dans le Théâtre municipal à 4h1/2 précises indique l’affiche.
Il retourne ensuite à Alger pour tenir les grandes orgues de l’église Saint-Charles de l’Agha pour le mariage de la fille du maire d’Alger, Vassilia de Galland avec le baron Adrian de Vandreuve.
Certains rapportent que la santé de l’artiste serait déclinante…
Dix-huitième séjour : décembre 1920 – 14 avril 1921
Le compositeur reprend ses habitudes à l’Hôtel de l’Oasis. On joue ses œuvres instrumentales et son opéra Phryné. Il compose Marche pour les étudiants d’Alger, pour chœur et piano à quatre mains, aux paroles un peu gaillardes :
Nous, joyeux soldats français
Nous, les joyeux étudiants,
Nous, joyeux enfants d’Alger, chantons !
Des bons vins de notre sol, buvons !
Pour la France et pour ses droits, luttons !
[…] Au devoir comme à l’amour nos cœurs !
Il se lance dans l’écriture de trois sonates pour clarinette, hautbois et basson qu’il finira à Paris, ainsi qu’une Élégie pour violon et piano, six Fugues pour piano et une Odelette pour flûte.
Le 16 mars 1921 il assiste à Oran au premier festival Saint-Saëns.
Dix-neuvième séjour : 4 décembre 1921
Dès son arrivée à l’Hôtel de l’Oasis, le 4 décembre 1921, l’artiste se met à la composition : orchestration de sa Romance en si pour violon et piano et de la Valse nonchalante.
Le vendredi 16 décembre, après une journée tranquille et un repas au restaurant de l’hôtel, il monte dans sa chambre et fait une partie de dominos avec son valet de chambre. Il est pris d’un malaise et meurt rapidement.
Le Tout-Alger assiste à la cérémonie religieuse dans la cathédrale le lundi 19 février à 10 heures. L’orchestre de l’Opéra d’Alger exécute plusieurs œuvres du Maître.
Le corps est transporté en France sur le Lamoricière et des obsèques nationales se sont déroulées le samedi 24 décembre en l’église de La Madeleine dont il avait été titulaire 44 ans auparavant. Bien qu’il fût agnostique, une église fut élevée à l’emplacement de sa villa de La Pointe-Pescade ; il eut droit à deux messes d’enterrement, l’une à Alger et l’autre à Paris, et une croix fut déposée sur son cercueil.
Camille Saint-Saëns et la colonisation
Le peintre Gustave Guillaumet – dont la tombe, au cimetière de Montmartre, est ornée d’une statue de bronze, « La fileuse de Bou Saada », figurant une jeune algérienne assise, le bras levé jetant des pétales sur le portrait en médaillon de l’artiste – avait publié une série d’articles dans La Nouvelle Revue, entre 1879 et 1884, sur « L’attitude de l’artiste européen face à la vie des Algériens ». La question de la relation entre création artistique et colonisation n’est donc pas nouvelle, mais elle a été actualisée en 2017 par la parution d’un ouvrage sur Camille Saint-Saëns dans lequel l’auteur[18] consacre le chapitre III à « L’Algérie de M. Saint-Saëns : clichés et nuances du colonialisme », comportant une sévère critique de l’œuvre du musicien pour son rapport à la colonisation française en Algérie.
Il est inutile de chercher une référence aux Indigènes dans les papiers de Saint-Saëns, car il s’est trouvé dans l’impossibilité physique de les voir. Il a évolué en effet dans un microcosme de notables dont la population des quartiers déshérités de banlieue est totalement absente. Il ne fréquente que la petite colonie européenne mélomane et l’extrême minorité musicale arabe de la ville. Mahieddine Bachtarzi, à la fois ténor et comédien algérien, rapporte que Saint-Saëns, qu’il connaissait, était en relation avec Edmond Nathan Yafil Ibn Echabab, violoniste et musicologue juif, éditeur de très nombreuses partitions des musiques arabe et arabo-andalouse ainsi que de leurs enregistrements.
En 1892, Saint-Saëns écrit à son éditeur :
Je suis au mieux avec le maire, le Préfet, et leurs familles. Ce sont des gens charmants. Mme Guillemin, la mairesse, joue du violon ; vous pouvez lui envoyer ma « Romance en si », et mon fameux « Rondo », cette gracieuseté serait très appréciée.
De cette société mondaine, les Indigènes sont exclus. Pour autant, ces fréquentations sélectives font-elles de Saint-Saëns un partisan de la colonisation ? Lorsque Guy de Maupassant est reçu en octobre 1887 au Palais d’Été par le gouverneur général Louis Tirman : « il s’entretient de l’avenir du pays et rend hommage à son influence bienfaisante sur l’Algérie ». Où est passé le chroniqueur indigné de la revue Le Gaulois qui écrivait en juillet 1883 : « Rien ne peut donner une idée de l’intolérable situation que nous faisons aux Arabes. Le principe de la colonisation française consiste à les faire crever de faim » ?
Camille Saint-Saëns décrit les paysages qu’il traverse en 1893 :
De tous côtés surgissent les orangers surchargés de leurs fruits d’or ; les blés, les vignes couvrent d’immenses étendues, tout respire la vie, l’abondance, la fertilité d’une terre puissamment nourricière.
Mais il ne voit pas avec les mêmes yeux que Victor Hugo qui avait écrit vingt ans auparavant, en 1875 :
L’Afrique agonisante expire sous nos serres
Là, tout un peuple râle et réclame à manger
Famine dans Oran, famine dans Alger
Voilà ce que nous fait cette France superbe !
Camus écrira en 1939 :
Par un petit matin j’ai vu à Tizi Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle. À mes questions un Kabyle a répondu : c’est tous les matins comme ça[19].
Le musicien, lui, ne voit que « l’abondance, la fertilité d’une terre puissamment nourricière » sans se préoccuper de savoir à qui profite cette abondance.
Alphonse Daudet, dans Tartarin de Tarascon, écrit, pour rappeler la proximité de la guerre de conquête : « Les parfums d’Orient se compliquent d’une forte odeur d’absinthe et de caserne ».
Camille Saint-Saëns est-il un promoteur de la colonisation ?
C’est ce que soutient Stéphane Leteuré, qui considère que la Suite algérienne opus 60 est :
Une culture du cliché au service de la colonisation […] Le fait de débuter l’opus 60 par une arrivée sur Alger et de le conclure sur une partition d’inspiration militaire enlevée, conduit à maîtriser et à encadrer l’indigénat (associé aux deux mouvements centraux)[20] […] L’Algérie de Camille Saint-Saëns, à la fois idéalisée et désindigénéisée, révèle sa participation à la vaste entreprise de colonisation qui se représente l’autochtone comme un être secondaire, comme un danger potentiel ou bien comme une opportunité sexuelle[21].
Ce point de vue ne fait pas l’unanimité et, toujours à propos de la Suite algérienne, un autre biographe écrit : « C’est une sorte de charmante petite symphonie de forme classique à l’orientalisme discret, dont chaque mouvement porte un titre évocateur de carte postale[22]. »
Lorsqu’il utilise dans la Bacchanale des nouveautés harmoniques et instrumentales, le compositeur s’oppose aux préjugés de son époque qui tenaient la musique occidentale comme étant la seule ayant une valeur artistique. Et par conséquent, en intégrant la musique arabo-andalouse dans l’ensemble de son œuvre toute classique, le déjà célèbre Saint-Saëns lui confère ses lettres de noblesse. Les écrivains français avaient l’obstacle de la langue du pays qu’ils ne comprenaient pas, alors que Saint-Saëns avait l’avantage de partager avec les Algériens leur langage musical qu’il comprend, apprécie et inscrit dans ses partitions.
Par ailleurs, Camille Saint-Saëns a dénoncé les méfaits de la colonisation.
Le 29 janvier 1905, il adhère au « Comité des Amis du Vieil Alger », principal organe de lutte contre les « algérianistes », arabophobes et antisémites, montrant ainsi son engagement dans la défense de ce qu’il admirait de la civilisation arabe : la musique et l’architecture.
Le 12 novembre 1910, en tant qu’Académicien, il rejoint le mouvement de protestation contre la destruction à Alger, place du Gouvernement, de deux mosquées anciennes à l’initiative de la mairie d’Alger et il fait intervenir le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.
En 1911 il écrit :
Depuis le temps où j’esquissais à Saint-Eugène le 3e acte de « Samson et Dalila » – il y aura bientôt quarante ans –, Alger a bien changé. Ce n’est plus l’Alger de la Suite algérienne. On aurait pu en faire la plus délicieuse des villes orientales, tout en la rendant habitable aux Européens : on ne l’a pas voulu. On a détruit les parcs, les palais arabes ; et d’affreuses bastilles ont surgi partout, substituant à l’art musulman une désolante barbarie, alors qu’on s’imaginait porter la civilisation chez les Barbares […] Maintenant une heureuse réaction s’opère : de belles constructions s’élèvent ; on revient même, dans les villas élégantes, au style arabe si riche et si pittoresque[23].
C’est faire un bien mauvais procès que d’accuser Charles-Camille Saint-Saëns d’avoir écrit des partitions au service de la colonisation. L’étanchéité des cultures n’existait pas pour lui et il a su réunir les musiques de l’Orient et de l’Occident comme le fait un polyglotte avec des langues étrangères. Il a su réaliser l’interpénétration de deux esthétiques musicales. Il a été un passeur des cultures musicales d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
Camus écrira plus tard : « L’Afrique du Nord est un des seuls pays où l’Orient et l’Occident cohabitent[24] ». L’œuvre musicale de Saint-Saëns en est l’une des plus belles illustrations.
Jean-Philippe Ould Aoudia
Communication lors du colloque «Enseignement de la musique à Alger avant l'indépendance »
16 mars 2018
Texte paru dans Le Lien numéro 69
N. B. Le titre de cet article est une reprise de celui de la revue « Documents algériens », série culturelle, no 42, 20 décembre 1949, publiée par le service d’information du Cabinet du Gouverneur général de l’Algérie.
- Saint-Saëns, « Souvenirs et notes, Algérie », 1911. ↩
- Les mots Orient, orientalisme, musique arabe, arabo-andalouse sont utilisés ici comme ils l’étaient à l’époque, même s’ils ne correspondent plus exactement aux définitions actuelles. ↩
- « Catalogue de l’exposition Camille Saint-Saëns et l’Algérie », Château-musée de Dieppe, Éd. Les Amys du Vieux Dieppe, 2003, p. 15. ↩
- Il avait déjà écrit « Le Timbre d’argent » (1865) et « La Princesse jaune » (1872). ↩
- Pendant l’exposé au ministère de l’Éducation nationale le 16 mars 2018, cette mélodie a été interprétée par la cantatrice Johanne Cassar, accompagnée du pianiste Guilhem Fabre. ↩
- Un de ses frères, Manuel Garcia, fait des recherches sur les fonctions vocales et invente le laryngoscope. ↩
- Jacques Bonnaure, « Saint-Saëns », Actes Sud, Classica, 2010, p.112. ↩
- Jean Gallois, « Camille Saint-Saëns », Mardaga, 2004, p. 136. ↩
- Un colloque « Camille Saint-Saëns et l’Algérie » s’est tenu à Dieppe du 4 octobre 2003 au 19 janvier 2004. ↩
- Saint-Saëns, « Souvenirs et Notes », 1911. ↩
- En parcourant la rue principale du village normand, on découvre le café « Le fils du povre », qui évoque le titre du roman de Mouloud Feraoun « Le Fils du pauvre ». ↩
- Lucien Rebatet, « Une histoire de la musique », Robert Laffont, 1988, p. 552. ↩
- « Histoire de la musique », Encyclopédie de La Pléiade, 1966, p.607-608. ↩
- Le 22 juillet 2016, un nouvel opéra a été inauguré. Construit par des entreprises chinoises à Ouled Fayet, dans la banlieue d’Alger, il dispose de 1400 places. L’ancien opéra est devenu Théâtre national d’Algérie. ↩
- Appelée plage des Sablettes, agitée par des courants, des noyades survenaient régulièrement chaque été. ↩
- Christian Phéline, Agnès Spiquel-Courdille, « Camus militant communiste, Alger, 1935-1937 », Gallimard, 2017. ↩
- Mis en réfection en 2001 à Vaison-la-Romaine, il fut remonté par le facteur d’orgue Alain Sals et béni le 31 mai 2002. La basilique, fragilisée par les tremblements de terre, a été restaurée entre 2007 et 2009 avec la participation financière de trois collectivités locales françaises, l’Union européenne et la wilaya (préfecture) d’Alger. ↩
- Stéphane Leteuré, « Camille Saint-Saëns le compositeur globe-trotter (1857-1921) », Actes Sud-Palazzetto, 2017. ↩
- Série d’articles parus en juin 1939 dans le journal « Alger républicain » sous le titre « Misère de la Kabylie», publiés dans « Chroniques algériennes, 1939-1958 », Actuelles III/ Misère de la Kabylie. ↩
- Stéphane Leteuré, op. cit., p. 112. ↩
- Id., p. 151 ↩
- Jacques Bonnaure, op. cit. ↩
- Camille Saint-Saëns, « Souvenirs et notes », 1911. ↩
- Albert Camus, « Essais », Gallimard, La Pléiade, Paris, p. 1326. ↩