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Francisco Salvador-Daniel, découvreur des musiques d’Afrique du Nord


Francisco Salvador-Daniel est le fils de Don Salvador-Daniel, noble espagnol, musicien et capitaine, fidèle à la tradition des Bourbons qui n’acceptèrent pas l’abolition de la loi salique permettant à Ferdinand VII de proclamer sa fille, Isabelle, héritière du trône au préjudice de son frère Don Carlos qui tenta de maintenir ses droits par les armes. Ce fut le début des guerres carlistes pour que Don Carlos accède au pouvoir sous le nom de Charles VI. À la suite d’un échec du mouvement carliste en 1830, Don Salvador-Daniel vit ses propriétés confisquées. Afin d’échapper à la prison, il s’enfuit en France où il s’installa à Bourges comme professeur de chant, de piano et d’harmonie au collège royal et réalisa plusieurs ouvrages pédagogiques musicaux qui firent autorité.

Francisco Salvador-Daniel naquit en 1831, élève de l’école normale de Bourges, son père lui donna une solide formation musicale. Il débute à Paris, copiste chez un éditeur de musique et entre comme altiste au Théâtre lyrique, en même temps que Léo Delibes dont il devient l’ami. Salvador-Daniel découvre alors un oratorio à succès, Le Désert de Félicien David, où l’on entendait, pour la première fois dans une œuvre occidentale, un appel à la prière en langue arabe. Félicien David, saint-simonien engagé, compositeur du groupe, passera deux années en la compagnie de quelques adeptes à la recherche de musiques populaires orientales. Il communiquera à Salvador-Daniel sa conception de la révolution sociale et son appel de l’Orient.

1853, c’est le départ pour l’Algérie au moment de l’inauguration de l’Opéra d’Alger et exactement vingt ans avant Camille Saint-Saëns. Salvador-Daniel s’installe rue Rovigo, professeur de musique, il enseigne le violon et tout de suite juge indispensable d’apprendre l’arabe. Sa connaissance de la langue lui permettra de mener des recherches musicales sur le terrain en se mêlant à la population, habillé selon les coutumes locales et en jouant avec les musiciens indigènes afin de mieux connaître les hommes et leurs instruments, qu’il met en correspondance par rapport à différents pays, à plusieurs époques.
D’après la tradition, la harpe de David possédait soixante-quinze cordes, il constate que cette harpe est encore en usage chez les Arabes comme à Tunis ou à Alexandrie ; elle s’appelait « kinnor » chez les Hébreux et « Kynnira » chez les Grecs, et les Arabes la nomme « kanoun » ou « ganoun ». En 1855, ses recherches sur les instruments se concrétisent en un Essai sur l’origine et la transformation de quelques instruments, publié dans España artistica en 1858, puis dans La Revue africaine en 1864.

En 1861, il fonde l’Orphéon d’Alger et l’Harmonie d’Alger. En 1862, il est professeur de chant et chef de chœur à l’École arabo-française. Sa renommée s’accrut, à tel point qu’il fut choisi avec son chœur de jeunes élèves pour participer à la réception officielle de Napoléon III à Alger en mai 1865, l’empereur le remarquera et le félicitera.
Salvador-Daniel étendra ses enquêtes à la Tunisie, l’Égypte, Malte, l’Espagne, au Maroc, afin de mieux percevoir une musique qui ne correspond pas aux traités théoriques, il constate :

C’est qu’en effet, pour juger la musique des Arabes, il faut la comprendre ; de même que pour estimer les beautés d’une langue, il faut la posséder. Or, la musique des Arabes est une musique à part, reposant sur des lois toutes différentes de celles qui régissent notre système musical ; il faut s’habituer à leurs gammes ou plutôt à leurs modes, et cela en laissant de côté toutes nos idées de tonalité.

Salvador-Daniel devient l’ami d’Adrien Berbrugger, premier inspecteur général des monuments historiques en Algérie, fondateur de La Revue africaine, organe de la Société historique algérienne, société savante fondée à Alger en 1856. Berbrugger, proche des fouriéristes puis des saint-simoniens, est un des principaux acteurs dans la recherche du patrimoine algérien où Salvador-Daniel représente la musique, tous ses articles seront publiés dans les années 1862-63-64. La Revue africaine a contribué à la construction d’une histoire nationale algérienne, sa collection complète a été réimprimée à Alger en 1980 par l’Office des publications universitaires.
Pour Salvador-Daniel, les Arabes auraient emprunté aux Grecs leur système musical, il existait des interférences entre les pays jusqu’à Gui d’Arezzo, lequel, au XIe siècle, mit au point une nouvelle méthode de notation.
Salvador-Daniel pose la question :

Qu’était donc la musique avant Gui d’Arrezo ? : mélodie.
Qu’a-t-elle été depuis ? : harmonie.
Gui d’Arezzo n’a pas inventé, ou plutôt changé, les noms des sons, mais il a réduit à une seule gamme toutes celles qui existaient auparavant, en basant les rapports des sons sur la loi des résonnances harmoniques.

Salvador-Daniel expose le sujet de son étude :

Je chercherai donc à démontrer que le présent, par rapport aux Arabes, correspond à ce que serait pour nous la musique antérieure au treizième siècle, et que la musique arabe actuelle n’est rien autre chose que le chant des Trouvères et des Ménestrels.

Il est certain que Salvador-Daniel possède une bonne connaissance des musiques anciennes et du chant grégorien auxquels il a été initié par son père, auteur en 1845 d’un cours de plain-chant.
D’après le système harmonique, le chant se développe dans les deux seuls modes, majeur et mineur ; la mélodie orientale emprunte une grande variété à l’emploi de douze modes. Ces modes divisés en trois espèces sont :
1) irâk, mezmoun, edzeil, djorka ;
2) l’hsaïn, saïka, meïa, rasd-edzeil ;
3) rummel-meïa, l’hsaïn-sebah, zeidan, asbein.

Son étude La musique arabe et ses rapports avec la musique grecque et le chant grégorien dédiée au maréchal Randon paraîtra chez Bastide à Alger en 1863 et, devant le succès, sera reprise par Adolphe Jourdan en 1879 avec l’ajout d’une Notice sur la musique kabyle de 1863 et quinze chants kabyles. Le maréchal Randon lui fera attribuer une bourse de mille francs en reconnaissance de sa contribution aux arts musulmans.

De 1853 à 1865, lors de ses voyages, il récoltera plusieurs centaines de chansons composées de quatrains qu’il souhaite faire connaître à un auditoire européen par une transcription en paroles françaises tout en conservant les titres arabes ou kabyles, avec un accompagnement de piano.
Ses sources sont variées, il confie :

Ces encouragements pour l’étude de la musique arabe je les ai dus en grande partie aux chefs des Bureaux arabes qui, par la nature même de leurs attributions, vivant pendant de longues années au milieu des indigènes, se sont assimilés, au moins en partie, leurs usages, leur caractère, je dirais presque leurs sensations.

En 1857, il accompagne le gouverneur général Randon dans une expédition en Kabylie afin de soumettre plusieurs tribus, et il enregistre de nombreux témoignages :
– Chants des femmes encourageant les hommes au combat.
– Chants des combattants qui, dans la soumission, considèrent leur défaite comme une épreuve de Dieu selon le message des marabouts : « Votre soumission n’est pas valable aux yeux de Dieu ; elle ne vous engage à rien et vous pouvez vous soumettre sans scrupules. »
– Chants intitulés : Expédition du maréchal Randon chez les Aït-Bou-Addou en 1856 ; Soumission de la Kabylie par le maréchal Randon en 1857 (Randon, gouverneur général de 1852 à 1858, fut élevé à la dignité de Maréchal de France en 1856).
– Exemples de chants en kabyle : Ass-Agui-Mouguerer’ – Thak’ Chicht ;
Lalan – Ichoud – R’er-En – Nedieh.
– Chants où des Kabyles insistent sur la présence des Arabes sans lesquels les Français ne pourraient pas vaincre :

Le chrétien a amené des tirailleurs noirs ; ce sont des fils d’Arabe qu’il a surtout amassés en grand nombre. Ce Français menteur, se dirige avec fracas vers les Aït-bou-Addou. Combien de vous, ô Arabes, n’a-t-il pas amenés avec lui ! Il parade dans Alma-n-Tadout, s’imaginant, le malheureux, que nous allons nous soumettre.

Un choix représentatif de ces documents sera publié sous le titre : Album des chants arabes, maures et kabyles chez Richault, éditeur de musique à Paris, en 1863, puis chez Costellat et Cie pour un ouvrage artistique ; le manuscrit se trouve à la BNF. Cet album présente des chansons transcrites pour chant et piano, la plupart des titres conservés dans la langue originelle. Il est divisé en trois parties :
– Chansons mauresques d’Alger où nous trouvons « Ma Gazelle », d’après l’air arabe « Maklas zeiden » ; « Heus d-douro », mode méïa ; « Chebbou-chebban », mode l’hsaïn ; « Yamina », sur l’air de la Noûba de l’hsaïn.
– Chansons mauresques de Tunis : « Le Ramier », mode irâck ; « Soleina », mode zeidan.
– Chansons kabyles : « Zohra », mode l’hsaïn ; « Stamboul » ; Klaa Beni Abbès.

Et une vieille chanson des Maures d’Espagne, « L’Ange des déserts ». Ces chants furent très écoutés et suscitèrent des inspirations.
Ainsi, Rimski-Korsakov eut connaissance de l’album par Borodine qui le possédait. Pour sa suite symphonique Antar, il utilisera « Yamina » dans le premier mouvement et « Chebbou-chebban » dans le second.
L’année suivante, le 20 mars 1864, un concert intitulé « Audition des morceaux de musique arabe recueillis par Francisco Salvador-Daniel » est donné dans la salle Herz à Paris.

1865 scellera la fin de la vie algérienne de Salvador-Daniel, la veille de son mariage, sa fiancée tombe malade et meurt. Inconsolable, et malgré les conseils de ses amis qui essayent de le retenir, il décide de revenir à Paris. Sa notoriété lui ouvre les milieux musicaux ; il donne des conférences, publie des études, Fantaisies sur une flûte double, instrument arabe ; en 1866, il termine son Opéra d’Arabie dont l’action se situe en Algérie avant l’arrivée des Français ; Hector Berlioz, intéressé, veut lui apporter son soutien, mais déjà malade, le compositeur décède en 1869.
À la création de Fantaisies arabes pour piano et orchestre, en juin 1867, le prince Napoléon l’invita à diriger une série de concerts antiques et orientaux dans sa délirante Maison pompéienne des Champs-Élysées.
Cette année 1867, paraissent à l’Imprimerie impériale, Poésies populaires de la Kabylie du Jurjura par le colonel Hanoteau, linguiste et ethnographe, accompagnées d’airs notés et recueillis par Salvador-Daniel, nombre de ces poésies témoignent de l’esprit de résistance des Kabyles.

En 1868-1869, ce fils de nobles, élevé dans la tradition royaliste et catholique, devenu partisan du saint-simonisme, constate l’échec de la politique impériale dans la réalisation d’un « Royaume arabe », s’éloigne du pouvoir, adhère au groupe socialiste du VIe arrondissement, devient l’ami de Gustave Courbet, Élisée Reclus, Édouard Vaillant, donne des articles dans La Marseillaise d’Henri Rochefort : « La musique sociale » – « Le chant du peuple » – « La liberté des théâtres » ; dans le numéro du 22 février 1870, il critique le fonctionnement des institutions et du conservatoire en particulier et propose des réformes pour l’enseignement de la musique. Il s’associe avec une artiste connue, Thérésa de l’Alcazar, pour développer la musique sociale et organiser des concerts à très bas prix. « La vraie impulsion artistique ne peut venir que du peuple », pense-t-il. Après la défaite de Sedan, le gouvernement de la Défense nationale estime que la musique n’est pas qu’un amusement et qu’il faut s’en occuper sérieusement. Le 25 février 1871 est créée la Société nationale de musique sous la devise « Ars Gallica ».

Le 18 mars, la Commune de Paris est proclamée. Le conseil de la Commune met en place neuf commissions, celle de l’Éducation est confiée à Édouard Vaillant, celle des Arts à Gustave Courbet, responsable de la Fédération des Artistes. Le 12 mai, Daniel Auber, directeur du conservatoire de musique, décède, Édouard Vaillant et Gustave Courbet demandent à Salvador-Daniel de lui succéder, sachant qu’il avait déjà élaboré un programme de réorganisation. Sans plus attendre, des réunions sont organisées. Celle du 23, qui devait rassembler tous les artistes, les enseignants et le personnel de l’Opéra, de l’Opéra-Comique, du Théâtre Lyrique, ne se tiendra pas.
Le 21, Salvador-Daniel est l’un des organisateurs d’une grande fête donnée aux Tuileries avec un millier de musiciens, au profit des blessés, veuves et orphelins de la Commune, au moment où, en ce dimanche après-midi, l’entrée des Versaillais dans Paris progresse ; tous les combattants de la Commune rejoignent leurs postes. Le 24 au matin, Salvador-Daniel, garde national, dirigeait sept hommes sur une barricade de la rue Jacob, proche de son domicile au no 13. Ils résistèrent jusqu’à la dernière cartouche avant de se retirer dans une maison où il fut dénoncé par des voisins. Les Versaillais le saisirent avant de le ramener à la barricade pour l’exécuter. Tout en ajustant sa cravate, il demanda aux fusilleurs de viser au cou. Il tomba à la première salve et son corps fut jeté dans une fosse commune.

Francisco Salvador-Daniel, fils d’émigré, choisit l’Algérie pour découvrir les musiques d’Afrique du Nord et les barricades de la Commune de Paris pour défendre son idéal dans la France meurtrie de 1870.

∗∗∗

Quand Francisco Salvador-Daniel arrive à Alger en 1853, la musique traditionnelle était peu connue par les Européens, même chez les musiciens ; un témoignage de son contemporain, Théophile Gautier, est révélateur :

Les compositeurs de profession trouvent la musique des Orientaux barbare, discordante, insupportable ; ils n’y reconnaissent aucun dessin, aucun rythme, et n’en font pas le moindre cas. Pourtant, elle m’a souvent produit des effets d’incantation extraordinaires avec ses quarts de ton, ses tenues prolongées, ses soupirs, ses notes ramenées opiniâtrement ; ses mélodies frêles et chevrotantes sont comme les susurrements de la solitude, comme les voix du désert qui parlent à l’âme perdue dans la contemplation de l’espace : elles éveillent des nostalgies bizarres, des souvenirs infinis, et racontent des existences antérieures qui vous reviennent confusément ; on croirait entendre la chanson de nourrice qui berçait le monde enfant.

Malheureusement, l’œuvre de Salvador-Daniel demeure confidentielle, son engagement dans la Commune de Paris y contribue, ainsi, son nom fut enlevé de la liste des directeurs du conservatoire de Paris.
Le 26 mai 2001, se tint à Alger un concert de onze chansons diffusé par la Radio algérienne avec la collaboration de France-Culture, dont El Watan du 27 mai rendait compte : « Hommage à Francisco Salvador-Daniel, l’homme qui aimait la musique algérienne » ; article suivi par celui de Renaud Machart dans Le Monde des 3 et 4 juin 2001.
En 2003, dans le cadre de Al Djazaïr, l’Année de l’Algérie en France, Monsieur le professeur Jean-Marie Jacono, directeur du Département de musique et sciences de la musique de l’université de Provence, donnait le 5 novembre 2003 une conférence sur Francisco Salvador-Daniel ainsi qu’un concert de ses œuvres interprétées par la soprano Johanne Cassar. Jean-Marie Jacono aurait souhaité participer à notre colloque, empêché, il nous présente ses excuses. Je le remercie de sa collaboration et de nous avoir permis d’entendre Johanne Cassar qui, avec Guilhem Fabre, pianiste, vont nous donner quelques œuvres de Salvador-Daniel.

Michel Lambart
Communication lors du colloque «Enseignement de la musique à Alger avant l'indépendance »
16 mars 2018
publié dans Le Lien numéro 69


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