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Un apprenti en médecine dans la dernière décennie de l'Algérie française


Ce texte est un témoignage sur la formation et l’apprentissage de la médecine en Algérie dans les dix dernières années de l’Algérie coloniale. En justice, un témoignage doit être libre, impartial et éclairé. Celui-ci sera totalement libre, éclairé si possible, mais non pas impartial. Il ne peut pas l’être, émanant d’un individu qui a poursuivi sa vie en Algérie après l’indépendance du pays, de 1962 à 1994. Ce témoignage fait appel à ma mémoire, forcément lacunaire, à mes souvenirs, forcément limités et biodégradables. Pour l’exactitude historique, mieux vaut se référer aux historiens qui se sont intéressés aux étudiants algériens, par exemple Guy Pervillé.

Il me faut d’abord situer un point de départ, c’est-à-dire le contexte dans lequel je me suis inscrit, familial, social et politique. Contexte familial : celui d’une famille de la classe moyenne, un père d’origine corse et fonctionnaire, une mère d’ascendance oranaise et mère au foyer, quatre enfants sur cinq demeurant avec leurs parents. Contexte social : arrivée en 1948, ma famille demeure à la périphérie du quartier de l’Agha, peuplés d’Européens qui ignorent largement la vie citadine des Algériens ; à cet égard, j’ai vécu pour ma part à l’adolescence (et après) une sorte de déniaisement progressif. Contexte politique : moins de 10 ans après les événements de Sétif, le milieu européen est atteint d’une cécité apparemment incurable sur les aspirations et les mouvements politiques algériens ; en apparence, la vie à Alger est celle d’une grande ville de province française. Je ne m’étendrai pas sur le contexte international, chargé, puisque c’est alors la guerre froide, la guerre d’Indochine pour la France, etc.

Arbitrairement ce témoignage couvrira trois périodes inégales : avant 1953, je suis un usager de la médecine d’alors qui découvre l’université ; de 1953 à 1957, je mène à l’université une vie d’apprentissage à la médecine ; de 1958 à 1962, je participe à l’exercice de la médecine.

L’usager : un adolescent qui découvre l’université (avant 1953)

Je fais partie sans le savoir des 28 000 élèves qui fréquentent un établissement d’enseignement secondaire [1], soit moins de 5 % de notre classe d’âge. Il s’agit pour moi du lycée de garçons Émile-Félix Gautier ; les condisciples algériens y sont rares, mais, partageant alors la cécité des Européens, je ne m’en étonne pas. À la pédagogie du lycée s’ajoute pour moi la pédagogie scoute ; la troupe « marine » De Foucauld, qui était dirigée par Pierre Chaulet, intégrera un SMA (scout musulman algérien), Abderrahmane Naceur, en 1951. Nous deviendrons amis intimes et c’est grâce à lui que je découvrirai le dénuement dans lequel vivent beaucoup d’habitants de la Casbah. Il y habite avec ses parents, ses frères et sœurs, soit 8 personnes dans une grande pièce ; cette pièce occupe le côté d’un étage dans une maison traditionnelle dotée d’un patio central où logent plusieurs familles comme la sienne ; une grande armoire divise cette pièce en un côté dortoir (les couchages sont roulés contre le mur) et un côté pièce à vivre-cuisine.

La médecine, vécue dans la famille de l’adolescent que j’étais, est faite d’abord de recettes de famille, pour ne pas dire de grand-mères. L’aspirine tenait une grande place dans la pharmacopée (les comprimés étaient dilués dans une cuillerée d’eau), mais il y avait d’autres recettes. Les broncho-pneumopathies sont traitées par des ventouses sèches (sans scarification) : un bout de coton est enflammé à l’intérieur de la cloche de verre, qui après combustion complète est appliquée sur la peau qui se trouve alors aspirée; l’opération est répétée en plusieurs endroits de la surface thoracique postérieure. Ces deux remèdes sont prescrits et appliqués par mon père, alors que c’est ma mère qui prescrit et administre les traitements à visée digestive, telles les graines de courge pour traiter le ténia.

C’est seulement dans les cas jugés sévères que l’on a recours à un médecin, installé en libéral. Celui-ci est capable d’effectuer beaucoup plus d’actes qu’un généraliste aujourd’hui. Je me souviens avoir eu une réduction de fracture de la clavicule dans un cabinet pourvu d’un appareil de radioscopie, et accomplie par le généraliste qui l’avait diagnostiquée en scopie puis m’avait préalablement anesthésié en m’appliquant sur le nez un tampon d’ouate imbibée de chloroforme ou d’éther avant d’immobiliser la clavicule. Les chirurgiens avaient eux aussi une certaine polyvalence, comme je le constate rétrospectivement à propos d’une fracture du fémur causée par mes essais motocyclistes à l’âge de 16 ans (avec une « 500 Terrot », que j’essayais de démarrer en poussant faute d’avoir pu le faire avec le Kick, les connaisseurs apprécieront). Ramassé par une voiture, conduit jusqu’à proximité de mon domicile, mon père m’a amené non pas aux urgences de l’hôpital mais dans une clinique privée. Là, j’ai été pris en charge par un anesthésiste patenté, propriétaire de la clinique, et le traitement (ostéosynthèse et plâtre pelvi-pédieux) a été le fait d’un chirurgien qui, ultérieurement, a été spécialisé en chirurgie thoracique et cardiovasculaire. Dans les semaines qui suivirent, j’ai passé la première partie du baccalauréat allongé sur une civière au fond de la salle d’examen, écrivant de la main droite sur les copies punaisées sur une planche que je tenais de la main gauche.

L’entrée à l’université, en 1951, fut l’occasion de multiples découvertes, en particulier celle de la mixité universitaire : présence de jeunes filles assez nombreuses, dilution des cathos par les agnostiques, les juifs et de rares musulmans (10 % des 5000 étudiants inscrits, soit l’inverse des proportions de la population générale), nombreux étudiants (Européens) extra-algérois, du centre et de l’est surtout (ceux de l’ouest allaient plutôt étudier en France métropolitaine). Découverte de la liberté de l’emploi du temps, seuls les travaux pratiques étant obligatoires (j’ai appris le poker en y jouant beaucoup durant ma première année). Découverte d’un savoir de type universitaire avec l’enseignement en faculté des sciences du certificat de physique-chimie-biologie (PCB), année propédeutique où les cours magistraux comme les travaux pratiques pouvaient être d’une qualité exceptionnelle (en particulier ceux de chimie du professeur Berlande). Découverte d’une pédagogie différente en marge de la faculté avec la création de « stages » de révision dans le sillage de ceux qu’André Mandouze avait initiés à la faculté de Lettres. Découverte sociale enfin : en 1953, des responsables de mouvements de jeunesse fondent l’Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale (AJAAS), grâce à laquelle la participation à des activités médico-sociales à proximité de bidonvilles ou de cités peuplées majoritairement d’algériens me fait approcher de près certaines réalités du pays. C’est aussi par l’AJAAS que je fais la connaissance de responsables algériens de mouvements de jeunesse algériens, sans me douter de leur importance à venir : je citerai seulement Mohamed Drareni, qui contribua à la fondation de l’UGTA en février 1956, et à qui je demanderai son avis lors de la grève des étudiants algériens.

1953-1957 : Premiers apprentissages en médecine

Le contexte politique évolue pendant cette période 1953-1957. La coexistence pacifique va faire place à la guerre froide après le XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, marqué par le rapport Khrouchtchev (février 1956) qui énumère aux congressistes abasourdis les fautes de Staline. En France, Pierre Mendès-France en 1954 va conclure la guerre d’Indochine, reconnaître l’indépendance de la Tunisie, revenir sur la déposition du sultan du Maroc accomplie en août 1953, avant d’être lui-même renversé en février 1955. En Algérie, le déclenchement des événements d’août 1955 et la répression qui s’ensuit constituent un tournant dans la guerre avant le congrès de la Soummam au mois d’août 1956 et la bataille d’Alger en 1957. Cette période est aussi celle de l’expédition franco-anglaise de Suez, comme celle du rapt des responsables algériens avec le détournement de l’avion qui les amenait du Maroc en Tunisie.

Mes études en médecine proprement dites avaient commencé à la rentrée 1953. L’été précédent, après un camp scout, j’avais été invité au festival de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, à Bucarest, puis au Congrès de l’union internationale des étudiants, à Varsovie. Ce fut là l’occasion pour moi de découvrir de nouveaux mondes, par exemple à l’occasion d’une rencontre organisée entre jeunes venus de la Chine communiste et jeunes venus d’Algérie. De retour à Alger, les études en première et deuxième année de médecine seront plus prenantes, avec beaucoup de cours qu’il valait mieux ne pas manquer surtout en anatomie et en histologie, et des travaux pratiques obligatoires (dissections, etc.). Grâce aux aînés comme Pierre Chaulet ou Pierre Roche, j’avais eu accès épisodiquement à l’hôpital, c’est-à-dire à la médecine en acte, pendant leurs gardes en médecine infantile avec l’un, en chirurgie avec l’autre. Sur les conseils de ces anciens, quelques amis et moi préparons le concours de l’externat grâce à des internes, conférenciers bénévoles, concours qui ouvre la porte d’un apprentissage pratique à l’hôpital. Je réussirai à ce concours en novembre 1955 et prendrai mes fonctions en janvier 1956.

Le début de cette année 1956, on le sait, a été fertile en événements, et la situation évoluera vite, en Algérie comme en France : victoire du Front républicain élu sur un programme de paix en Algérie en janvier, appel lancé à Alger par Albert Camus pour une trêve civile le 22 janvier, venue à Alger de Guy Mollet, accueilli le 6 février par les manifestations préparées par le lobby colonialiste algérois, et nomination de Robert Lacoste alors que l’on attendait Catroux. En mars, ce fut « l’affaire Mandouze ». André Mandouze était allé à Paris pour éclairer diverses personnalités sur les possibilités de négociation avec le FLN, et avait apporté lors d’un meeting salle Wagram « le salut de la résistance algérienne ». Lorsque la reprise de ses cours a été annoncée, les étudiants de droite décidèrent de les empêcher et les étudiants algériens décidèrent de le protéger. Je fis partie des étudiants qui protégeaient le bâtiment où devait se dérouler le cours, et je me souviens avoir été assis sur le rebord d’une fenêtre de l’amphithéâtre où il avait commencé son cours aux côtés de Mohammed Benyahia, futur négociateur à Melun en 1960 et à Évian en 1962.

Le contexte universitaire évolue lui aussi. Pendant une courte période (fin 1955-début 1956), l’Association générale des étudiants d’Algérie (Agea) aura une direction libérale. C’est que le comité directeur précédent avait voté, au Congrès de l’Unef, contre l’allocation d’études, revendication étudiante répétée chaque année par l’Unef depuis la Charte de Grenoble de 1946 qui proclamait les droits et devoirs de l’étudiant défini comme jeune travailleur intellectuel. Quelques amis et moi-même avons alors lancé un mouvement pour que l’Agea vote le présalaire aux congrès de l’Unef ; nous étions vus avec condescendance par nos aînés et par les medias, mais aussi avec une certaine sympathie, puisque la Dépêche quotidienne d’Algérie a accepté de publier sur trois colonnes mon plaidoyer en faveur de cette indemnité. Les étudiants étaient évidemment sensibles à la perspective d’une allocation d’études, d’où l’échec des dirigeants de l’AG aux élections qui suivirent notre entreprise. Durant la même période, l’Assemblée algérienne avait créé une Sécurité sociale étudiante, la Caisse algérienne de prévoyance sociale des étudiants (Capse), bientôt gérée par la Mnef, dont les responsables élus, initialement proches de l’ancienne AG réactionnaire, font désormais place à des étudiants appartenant à différentes familles (cathos, protestants, communistes, sans étiquette) ; je ferai partie de cette équipe.

Plus lourd de conséquences, les étudiants algériens fondent à Paris, en juillet 1955, l’Union générale des étudiants musulmans d’Algérie (Ugema), présidée à Paris par un étudiant en médecine, Ahmed Taleb Ibrahimi. Dans le sigle de cette organisation le « M » était là pour éliminer les étudiants communistes et pour écarter la possibilité d’adhésion d’étudiants d’origine européenne. Mais à Alger, depuis deux ans, quelques étudiants non musulmans comme moi avaient pris l’habitude de se rendre régulièrement à la petite Cité universitaire de la Robertsau, habitée et fréquentée exclusivement par des étudiants algériens, pour y prendre des repas et discuter avec eux. La section d’Alger de l’Ugema était présidée par Mohammed Seddik Benyahia, déjà cité, futur ministre. Le 19 mai 1956, la grève des cours était votée par l’Ugema, sous la pression des étudiants d’Alger ; avec quelques amis, nous avons assisté à l’assemblée générale qui a voté cette motion à la Robertsau. La question se pose donc pour nous de suivre ou pas ce mouvement ; elle est posée à Mohammed Drareni, qui nous répond sans ambages : continuez vos études, on aura besoin de vous après l’indépendance.

C’est à l’hôpital Mustapha que commence mon externat. L’hôpital Mustapha, qui hébergeait 2000 lits, est un hôpital pavillonnaire, chaque pavillon étant pratiquement autonome. Aux vétustes constructions d’avant 1930 avaient succédé des pavillons modernes de grande taille. Pour ne citer qu’un exemple, la Clinique médicale, dirigée par le Pr. Jean Lebon, comportait 120 lits, et, en sus des services hôteliers, un service de radiologie, et un laboratoire polyvalent (biochimie, hématologie, bactériologie). Les services les moins dotés étaient la psychiatrie ou encore le pavillon des urgences. Il faut dire que d’autres ensembles hospitaliers existaient pour équiper la capitale : l’hôpital Parnet dans la banlieue est, l’hôpital Béni-Messous dans la banlieue ouest, ainsi que des établissements spécialisés : l’hôpital des maladies infectieuses à proximité du cimetière d’El Kettar, le Centre anti-cancéreux jouxtant Mustapha, la clinique neurologique et neurochirurgicale Barbier-Hugo (dirigée par la Croix-Rouge) à côté de l’hôpital militaire Maillot à Bab El Oued, le sanatorium de Bir Traria sur la route menant de Bab El Oued à El Biar.

Cet ensemble hospitalier était le lieu de l’enseignement pratique pour une faculté alors renommée à juste titre. Par exemple, le scialytique, appareil d’éclairage sans ombre portée qui équipe aujourd’hui toutes les salles opératoires du monde, y avait été inventé (marque déposée par Verain en 1919 !) ; autre exemple, la voie d’abord sous-clavière, utilisable même en cas d’arrêt cardio-circulatoire en réanimation, y a été décrite par Aubaniac en 1952 ; la toxicité chez l’homme du parathion, alors utilisé comme pesticide dans l’agriculture, y a été étudiée, d’autant plus aisément que les victimes étaient des ouvriers agricoles qui l’utilisaient sans protection. Il n’est pas surprenant que beaucoup d’internes algérois soient devenus professeurs dans les CHU de France : 120 selon le Pr. Pierre Goinard, ce qui est à mettre en rapport avec l’importance des promotions, 12 à 15 selon les années.

L’importance de l’apprentissage hospitalier est à situer dans le contexte français de l’époque, avant l’institution du plein-temps. Les hôpitaux fonctionnaient pleinement le matin : consultations, interventions, etc. L’après-midi, ils étaient livrés, littéralement, aux internes, comme peut l’être actuellement en France un hôpital de province, sans autre « seniorisation » que celle de l’appel de l’interne à un senior qui le plus souvent soit enseignait à la faculté, soit exerçait une activité libérale. Les effets de la réforme Debré (décembre 1958) et du décret sur le statut des professeurs hospitalo-universitaires temps-plein (septembre 1960) n’auront guère le temps de se faire sentir en Algérie. Les internes étaient forcément très proches du personnel paramédical, auquel ils doivent une grande partie de leur formation pratique. Les externes qui pouvaient assister leur interne bénéficiaient de la même proximité, acquérant là le savoir-faire qui complétait le savoir acquis avec les cours de la faculté.

Mes stages d’externat avaient commencé par la Clinique d’urologie, dirigée par le Pr. Sabadini ; souvenirs d’odeurs désagréables, mais aussi de la camaraderie naissante avec Roger Assan, de deux ans mon aîné, qui finira sa carrière à Paris comme professeur d’endocrinologie à l’hôpital Bichat. Je me souviens de conversations culturelles avec lui, qui m’émerveillait autant que je l’étais par ses connaissances et sa pratique médicale : il lisait avant de s’endormir Tristes Tropiques que Lévi-Strauss avait publié quelques mois auparavant… Le semestre suivant, je suis affecté à l’hôpital Parnet dans le service du Pr. Lagrot, initiateur de la vagotomie pour traiter les ulcères d’estomac et créateur de la chirurgie plastique en France ; il avait inventé un instrument pour prélever une fine lamelle de peau afin de la greffer ailleurs sur le patient, « le rasoir de Lagrot ». Les greffes étaient des autogreffes. Les plus importantes consistaient à découper les trois côtés d’un quadrilatère cutané dont l’extrémité libre était implantée sur le trajet de la zone à reconstituer ; puis, lorsque la vascularisation s’était constituée à ce niveau, l’extrémité fixe était coupée à son tour puis greffée au-delà de la précédente sur le même trajet. Une partie des patients étaient des brûlés, d’autres avaient eu le nez ou les lèvres amputés parce qu’ils avaient enfreint l’interdiction de tabac imposée par le FLN. Des photos étaient tirées pour beaucoup de ces cas, et elles servirent à illustrer le no1 de L’Afrique française chirurgicale en 1957, dont un tirage important fut demandé par l’équipe de Robert Lacoste, résident général, aux fins de propagande.

En 1957, je suis externe à la Clinique chirurgicale infantile, où le Pr. Lombard, malvoyant, nous émerveillait en décrivant ce que nous voyons en imagerie alors qu’il palpait l’enfant devant nous. Il y avait aussi un étage réservé à la neuro-chirurgie, où le chef de service avait accueilli Christian Phéline, dont ne voulaient pas les docteurs Descuns et Garré, élèves du Pr. Goinard qui monopolisaient cette discipline en Algérie. C’est dans ce service de chirurgie infantile que je fis la connaissance d’un futur directeur d’hôpital, alors infirmier, Mohammed Tamdrari. Grâce à lui, non seulement j’ai appris à confectionner des plâtres efficaces et esthétiques, mais surtout j’ai pu interroger un rescapé du massacre de Melouza : alors que le FLN, dont les informations paraissaient ordinairement crédibles, accusait l’armée française, ce blessé nous a décrit le massacre d’Algériens par des Algériens… Logiquement, je continuai l’externat en allant à la Clinique médicale infantile, dirigée par le Doyen Sarrouy, où j’appris à réhydrater ce qu’on appelait alors les « toxicoses » du nourrisson (déshydratations aiguës), en utilisant comme voie d’abord le sinus supérieur à travers la fontanelle. Cette même année 1957 commence la préparation du concours de l’internat : des conférenciers bénévoles faisaient plancher chaque semaine un groupe de 5 à 8 externes pour les préparer à un effort de mémoire considérable, tant pour l’écrit (anatomie, physiologie, pathologie médicale, pathologie chirurgicale) que pour l’oral (il fallait en 10 minutes exposer deux questions d’urgence, l’une médicale et l’autre chirurgicale).

En novembre 1957, je suis nommé « externe en premier » : ce titre est celui donné aux premiers collés, donnant le droit d’exercer les fonctions d’interne dans les services restés au choix après que les internes en titre ont fait le leur. J’épouse Fanny Reynaud à la fin du mois de décembre 1957, et nous allons habiter près de la place du Gouvernement, dans un logement de domestiques gracieusement mis à notre disposition à titre de gardiennage par une famille de colons, propriétaires terriens qui résidaient habituellement au Maroc. Une nouvelle vie commence.

1958-1962 : pratique médicale, hospitalière et libérale

Cette période a commencé après le bombardement de Sakiet Sidi Youcef en Tunisie par l’armée française au nom du « droit de suite ». Après une longue vacance du pouvoir à Paris, éclate le coup d’État du 13 mai 1958, le général de Gaulle est appelé par le président René Coty le 1er juin, et la naissance de la Cinquième république s’ensuivra. En Algérie, la guerre s’est intensifiée avec comme corollaire le regroupement des populations et la diminution du nombre de combattants de l’ALN ; mais parallèlement, les pourparlers de paix ont abouti aux accords d’Évian et au cessez-le-feu du 19 mars 1962. Ce cessez-le feu n’a pas été la fin des violences, on le sait.

Pratique hospitalière

J’ai commencé ma nouvelle pratique hospitalière d’abord en dermatologie, le service nouvellement construit et très vaste avait un pavillon annexe réservé aux teigneux alors traités par radiothérapie : cette annexe était à peine terminée que l’antibiotique spécifique, la griséofulvine, devint disponible rendant inutile cette annexe. Le pavillon principal comportait des salles d’hospitalisation, un bloc opératoire, un laboratoire d’anatomie pathologique, un laboratoire général et une animalerie ; en effet, la mise en évidence d’une infection syphilitique pouvait nécessiter l’inoculation au cobaye. Le service était dirigé par le Pr. Elie Hadida, dont la fille m’avait préparé à l’internat. Les patients, souvent atteints de dermatoses très étendues, étaient badigeonnés en rouge ou en violet, selon le colorant prescrit comme antiseptique ; la cortisone faisait le reste.

Puis ce fut le service de psychiatrie, dirigé par le Pr. Jean Sutter, qui venait d’y être nommé après le décès brutal de son prédécesseur. J’y fus affecté en même temps que mon ami Denis Vasse, qui devint plus tard psychiatre et psychanalyste en même temps que jésuite. Le pavillon était vétuste, l’humidité suintait de certains murs, et on y pratiquait des traitements aujourd’hui contestés, électrochocs ou chocs à l’insuline. L’école algéroise, sous l’influence d’Antoine Porot, avait développé la théorie raciste du primitivisme (l’activité cérébrale de l’indigène était dominée par le diencéphale, et non le cortex, ce qui justifiait sa situation inférieure). Dans le service d’Alger, le premier échelon de l’organisation psychiatrique créée dans la première moitié du siècle par Antoine Porot sur le modèle militaire était chargé des cas particulièrement graves ; le second échelon était l’hôpital psychiatrique, celui de Blida-Joinville pour l’Algérois, que Jean Sutter venait de quitter pour Mustapha et que Frantz Fanon venait de rejoindre en 1953 ; le troisième était l’asile où les patients étaient internés à vie, comme l’hospice d’Aumale. J’ai été apprenti dans le premier échelon, tenant les électrodes ou injectant l’insuline sous l’autorité de Charles Bardenat, (co-auteur avec Antoine Porot d’un ouvrage sur la psychiatrie médico-légale publié en 1959). J’ai rendu visite à Frantz Fanon dans le bureau de son pavillon à Joinville, et j’ai ultérieurement examiné comme généraliste des patients hospitalisés à Aumale. Yves Pélicier a été formé dans ce service d’Alger, il finira sa carrière comme professeur de psychiatrie à Paris-Descartes où il a créé un diplôme d’éthique biomédicale.

En novembre 1958, après la naissance de mon premier enfant, j’étais enfin reçu au concours de l’internat. Mon premier stage a été en radiologie, où l’interne était surtout chargé des examens digestifs avec opacification : œsophage, estomac et colon ; le plus long était la tentative d’opacification de l’intestin grêle avec une toute petite quantité d’opacifiant (l’index baryté) dont on essayait de suivre la trace en scopie. Comparé aux services actuels, la radiologie se contentait d’équipements rudimentaires. Le second stage de l’année fut le plus actif et le plus profitable, dans le service des maladies infectieuses d’El-Kettar. Nous étions trois internes assurant la garde alternativement, sans journée de récupération ; lorsqu’un de nous était absent, la garde revenait donc un jour sur deux. Nous y avons appris un savoir précieux et un savoir-faire expéditif et efficace : trachéotomie d’enfants souffrant du croup, surveillance de patients placés en poumon d’acier, et surtout utilisation des premiers respirateurs à pression positive inventés par Carl Engstrom et arrivés à Alger peu après leur utilisation à Paris dans le service de réanimation neuro-respiratoire de Claude-Bernard. Dans le même temps, prescription et surveillance d’affections alors courantes, fièvres typhoïdes, paludisme, etc. Mon apprentissage en réanimation doit presque tout à un chef de clinique, Jean Massonnat, tué le 26 mars 1962 alors qu’il portait secours à un blessé dans la fusillade de la rue d’Isly. C’est aussi pendant ce stage que naquit mon second fils.

En 1960, j’intégrais à nouveau le service de dermatologie. À cette époque, la majorité des internes étaient partisans de l’Algérie Française et, à la cantine de l’internat, pratiquement personne n’acceptait de s’asseoir à proximité de moi, exception faite du président qui voulait afficher ainsi son impartialité. Les équipes de garde générale étaient organisées par binôme (un interne de chirurgie et un interne de médecine), avec une équipe « descendante » assistée en cas d’affluence par une équipe « montante ». Les patients étaient d’abord déshabillés et, si leur état le permettait, douchés avant d’être examinés et traités. On demandait peu d’examens complémentaires, les décisions difficiles étant prises après appel d’un senior médecin ou chirurgien, selon le cas. C’est ici le lieu de reconnaître la conscience professionnelle des médecins de Mustapha, par exemple les deux neurochirurgiens Descuns et Garré, l’un des deux étant toujours disponible en cas d’appel.

Le 23 janvier 1960, ma famille avait emménagé dans un appartement un peu excentré. Il ne nous manque que le gaz, qui doit être raccordé le lendemain. Las, cela sera différé, car le lendemain commence la « semaine des barricades », quand les partisans de l’Algérie française occupent le quartier des facultés. De cet épisode de guerre franco-française où seront tués 14 gendarmes et 6 manifestants, je conserve surtout le souvenir de la difficulté de faire la lessive des langes de nos enfants (il n’y avait pas de couches jetables à cette époque) avec comme seule source de chaleur un réchaud à pétrole « Primus » à un seul feu. La grève n’était pas générale, et il était possible de contourner le réduit des insurgés pour se rendre à l’hôpital.

Le semestre suivant, j’étais incorporé dans le service de santé de l’armée française : courtes classes à Alger, puis instruction des élèves-officiers à Libourne, près de Bordeaux, où je retrouvai mon ami Denis Vasse. Affectation en Algérie pour une courte période dans la région de Médéa, puis à l’hôpital militaire Maillot dans la section de réanimation du service des maladies infectieuses. Travail intensif, les gardes succédant aux gardes, les longs moments de disponibilité étant meublés par des parties de bridge, loin du bruit et de la fureur de la guerre marquées par les opérations du plan Challe qui balaient le territoire d’ouest en est. Pour isoler les maquisards, sont créés des zones interdites et ces camps de regroupement qui déracineront au moins deux des neuf millions d’Algériens, rassemblés dans des conditions de pauvreté accrue et de désorganisation sociale. Efficacité militaire indéniable, mais dans le même temps renforcement de l’idée d’indépendance dans la population dont témoignent les manifestations de décembre 1960.

L’hôpital militaire a constitué pour moi à la fois une occasion d’exercice de type universitaire, qui m’a donné la possibilité de quelques publications, de rassembler des observations pour un sujet de thèse, et un abri contre les aléas de l’évolution de la guerre. Le putsch d’avril 1961, pendant lequel « un quarteron de généraux » ont voulu renverser le pouvoir sans être suivi par la majorité des troupes, a été l’opportunité d’apprécier la force des medias : l’appel de de Gaulle a été entendu sur leurs transistors par la majorité des bidasses. L’OAS, l’Organisation Armée Secrète, avait été créée en février 1961, et son action va se développer au cours des mois suivants. En janvier 1962, des inconnus se réclamant de l’OAS frappent violemment à la porte de notre logement une nuit, pendant le couvre-feu : « Ouvrez ! Armée secrète ! » ; la porte résiste, je rampe vers le téléphone et appelle un numéro d’urgence, celui de la gendarmerie ; en peu de temps, on entend le ronflement d’un camion grimpant vers notre logement et les inconnus ne se manifestent plus. L’émotion a été très vive, ma femme ainsi que mes deux enfants prennent l’avion, les jours suivants, pour le sud de la France où elle a trouvé un travail.

Ce dernier semestre avant l’indépendance est celui de l’insurrection du quartier de Bab El Oued où furent tués 6 soldats du contingent. Le quartier a été bouclé par l’armée et s’ensuivirent des combats de rue qui durèrent plusieurs heures. Les blessés étaient amenés à l’hôpital militaire où le médecin-chef, un chirurgien, fit dresser des tentes avec des brancards pour déposer les blessés qu’il passa tous en revue, indiquant à un surveillant ce qu’il fallait faire pour chacun. Vers la fin de l’après-midi, les combats avaient cessé et avant minuit tous les blessés avaient été traités, y compris un blessé de la veine cave inférieure qui a reçu plusieurs litres de sang. Le bouclage de Bab El Oued a continué les jours suivants ; pour en forcer le barrage, une manifestation civile avait été appelée par les partisans de l’Algérie française rue d’Isly. La foule a été mitraillée, on le sait, et une cinquantaine de civils tués. Les attentats de l’OAS se multiplièrent, par exemple celui du 15 mars où furent tués six membres des Centres Sociaux, et perdurèrent après le cessez-le-feu du 19 mars ainsi que des répliques du FLN.

Ce dernier semestre est aussi celui où j’ai soutenu ma thèse de médecine. Mon patron et président de thèse, le Pr. Hadida, avait prévenu ses deux élèves d’alors, début avril :

l’OAS a décidé une grève à partir du milieu du mois, je peux vous réunir un jury pour une soutenance à l’hôpital plutôt qu’à la faculté, mais voilà la dernière date possible et il faut que vous ayez un minimum de 5 exemplaires à me remettre la veille.

Grâce à l’amabilité de mes collègues à l’hôpital, j’ai eu quelques jours de liberté pendant lesquels j’ai rédigé et tapé à la machine, avec du papier carbone, les 5 exemplaires requis (l’un d’eux existe toujours à la bibliothèque universitaire d’Alger, ayant échappé à l’incendie déclenché par l’OAS le 7 juin). Mes soirées laborieuses ont été rythmées par l’émission de Frank Teno et Daniel Filippachi, pour ceux qui aiment le jazz, agrémentées parfois de quelques détonations. Les hôpitaux d’Alger sont devenus ensuite la cible de la politique de la terre brûlée initiée par l’OAS : des malades sont mitraillés dans la clinique du Beau-Fraisier, à Mustapha un bloc opératoire et le laboratoire central sont plastiqués, à l’hôpital Parnet le Pr. Jahier reçoit un appel téléphonique l’informant que son service de gynécologie obstétrique va sauter, ce à quoi il répond : « à partir d’aujourd’hui j’en fais mon domicile » (et son service a été épargné). Il me faut rappeler ici la conduite héroïque d’employés algériens, chargés de l’entretien des cobayes en dermatologie, qui ont continué à le faire quotidiennement, traversant la ville européenne au péril de leur vie alors que les tueurs de l’OAS abattaient ceux qui s’y risquaient.

La suite est une autre histoire, celle des débuts chahutés de l’Algérie indépendante.

Pratique libérale

Mes années d’internat ont été aussi celles où j’ai vu de près la médecine libérale en la pratiquant en tant que remplaçant, les remplacements étant une source de revenus indispensable pour les jeunes médecins. C’était avant l’application de la réforme Debré, qui a instauré le temps plein à l’hôpital. À cette époque, la rémunération hospitalière d’un chef de clinique était symbolique, et il lui fallait impérativement exercer en libéral ; on comprend que l’activité hospitalière était concentrée dans la matinée, l’après-midi étant réservée à l’activité privée. C’était aussi l’époque où les fonctions universitaires n’étaient pas automatiquement liées aux fonctions hospitalières, il y avait deux concours différents, l’un pour l’agrégation qui menait aux fonctions enseignantes à la Faculté et l’autre pour le médicat des hôpitaux qui menait aux fonctions de soins à l’hôpital. L’exercice libéral était donc généralisé, et il arrivait aux patrons de se déplacer loin d’Alger pour des consultations ou des interventions. Un père de famille habitant dans la banlieue d’Alger m’a raconté que son médecin de famille avait recommandé le recours à un ponte universitaire pédiatre pour son enfant malade, la consultation s’étant soldée par la recommandation de piqûres d’huile camphrée, « parce que l’huile nourrit et le camphre soutient » avait conclu la sommité. Plus sérieusement, je sais qu’il est arrivé aux neurochirurgiens de se déplacer jusqu’à Constantine pour opérer.

En tant qu’étudiant ayant franchi la cinquième année, je pouvais effectuer des remplacements. J’en ai effectué un de quelques jours dans la région d’Alger, les autres dans ce qui était alors la région du Titteri, l’un à Aumale (actuellement Sour El Ghozlane) pendant l’hiver début 1959 et deux autres pendant les étés précédents à Aïn Bessem. Pourquoi le choix du Titteri ? En fait, mon ami Denis Vasse était originaire d’Aïn Bessem où son père était agriculteur – il cultivait du blé et de la vigne – et sa mère institutrice. C’est donc à lui que les deux médecins d’Aïn Bessem avaient demandé qui pouvait les remplacer, et c’est ainsi que je me suis retrouvé accueilli dans la famille de Denis avant de loger chez le médecin que je remplaçai. Par cette famille, j’ai eu un aperçu sur ce gros bourg de colonisation, d’environ 6000 habitants (dont moins de 2000 Européens), voué à l’agriculture, sur la route menant de Bouïra à Aumale. Bien plus tard, lisant les mémoires de Mostefa Lacheraf (Des noms et des lieux), je compris combien sommaire était la connaissance que je croyais avoir acquise sur la région.

J’ai remplacé à Aïn Bessem et à Aumale deux médecins aux pratiques très différentes ; dans les deux cas, le remplaçant bénéficiait du logement particulier du médecin, en tout ou en partie, de son automobile et de son infirmier – qui me servait aussi d’interprète. Les arrangements financiers ont différé ; tandis que le « fixe » (émoluments publics) restait au médecin, le revenu de l’activité libérale m’a été laissé en entier dans un cas, et dans l’autre devait être partagé à 50-50. Chacun des deux avaient les fonctions apparentes à celles des médecins de colonisation. Ils devaient assurer des consultations publiques dans un local ad hoc le jour du marché, traiter eux-mêmes les patients qu’ils avaient envoyés à l’hôpital local, assurer des consultations hebdomadaires pour les prostituées (la loi Marthe Richard supprimant les maisons closes n’était pas appliquée aux territoires français d’outremer à cette époque). Cependant, l’essentiel de leur activité était libérale, consultant dans leur cabinet ou se rendant à domicile beaucoup plus rarement.

J’ai découvert une patientèle paysanne très différente de celle, citadine, de l’hôpital universitaire. Il n’y avait ordinairement pas de prise de rendez-vous préalable et les patients entraient dans la salle d’attente, un côté étant réservé aux hommes et l’autre aux femmes. Les hommes étaient enroulés dans leurs vêtements, malgré la température estivale, les plus malades prostrés sur un banc, attendant paisiblement leur tour : c’était l’infirmier qui me les faisait entrer dans la salle de consultation. Les femmes n’acceptaient d’ôter les multiples couches de leurs vêtements attachées par des épingles de sûreté qu’en présence du seul médecin ; l’anamnèse devait donc avoir été recueillie auparavant.

Je disposais d’un appareil de radioscopie, la protection de l’opérateur se limitant au port d’un tablier plombé, et de bandelettes réactives qui venaient d’être commercialisées pour dépister une glycosurie ou une albuminurie. Dans les deux villes, un pharmacien pouvait effectuer quelques analyses, mais le plus souvent il fallait se contenter des données de la clinique. Mes premières consultations ont été anxiogènes, car je cherchais les symptômes des affections graves que j’avais appris dans les « questions » d’internat ; cette bronchite banale n’était-elle pas une pneumonie aiguë ? Il ne fallait pas compter sur une hospitalisation pour éclaircir les cas difficiles puisque j’étais le médecin de l’hôpital. Celui d’Aïn Bessem était plutôt un hospice disposant d’un personnel dévoué mais peu qualifié. Pour l’anecdote, ayant hospitalisé en fin d’après-midi avec sa mère un nourrisson atteint de « toxicose » (déshydratation aiguë), je lui installai une perfusion et préparai les flacons qui devaient alterner (glucosé, salé, etc.) pendant la nuit. Mais la seule veilleuse présente, pleine de bonne volonté et de dévouement, capable de changer les flacons de perfusion, ne savait pas lire et ne pouvait donc pas exécuter une prescription écrite ! J’ai préparé les flacons nécessaires et les ai alignés sur une paillasse avec devant chacun d’eux l’heure de perfusion indiquée par des allumettes. Le lendemain matin, la prescription avait été correctement suivie, le nourrisson allait mieux et recommençait à téter sa mère. Les évacuations que l’on pouvait être amené à faire, en utilisant l’ambulance de l’hôpital, étaient rarissimes : en plus de trois mois de remplacement au total, j’en ai fait deux, l’une sur l’hôpital de Ménerville (actuellement Thénia) où le Pr. Fabregoule recevait les cas médicaux difficiles, l’autre en chirurgie infantile à Mustapha pour un nourrisson de quelques jours qui avait une atrésie de l’œsophage.

Ce souvenir n’est pas le seul important pour moi sur le plan médical. Un soir, j’ai été appelé dans le bidonville voisin, que l’on appelait « le village nègre ». À cause du couvre-feu, j’ai dû me faire accompagner par la police et, ayant trouvé une primipare en train d’accoucher, j’ai renvoyé mon escorte et je suis resté dans la masure, où j’ai été aidé par une matrone, à la lumière de lampes à pétrole. Celle-ci faisait surtout bouillir de l’eau et préparait des linges, pour le reste elle se fiait au toubib, mais je n’avais jamais fait d’accouchement ! Je disposais d’une petite encyclopédie chirurgicale et de la valise d’instruments qui contenait forceps, etc. J’ai pris les mensurations nécessaires pour estimer la possibilité d’un accouchement par voie basse, il me semblait que la présentation était normale. Le bébé est né à l’aube, apparemment normal. Je suis sorti pour voir la lumière du jour, et j’étais tellement heureux de l’issue favorable que je n’ai pas demandé d’honoraires.

Je n’ai pas été surpris lorsque le médecin d’Aïn Bessem, à notre première rencontre, m’a montré qu’il tenait un fichier de ses patients, cela correspondait à ce que j’imaginais être la norme, comme à l’hôpital. Ce fichier nominatif regroupait ensemble les patients d’une même famille. J’ai compris à Aumale que ce n’était pas une règle pour l’exercice libéral : le cabinet avait une clientèle plus importante, mais pas de trace écrite des consultations ; seule était conservée la trace des rares visites à domicile, pour envoyer annuellement une note d’honoraires comme cela se faisait jadis. C’est dans cette ville aussi que j’ai appris une modalité d’exercice que je n’imaginais pas. J’enregistrais mes gains journaliers soigneusement, puisque je devais les partager avec le médecin titulaire. Lorsque nous fîmes nos comptes, il a cru que je voulais le rouler, la somme que j’annonçais lui paraissant trop faible. Son infirmier vint à mon secours, lui expliquant comment j’avais procédé. Lorsque je voyais un patient, je l’examinais, mais je ne faisais pas systématiquement une scopie (y compris pour les troubles digestifs, où l’on ne pouvait évidemment rien voir, mais c’était comme cela que j’aurais dû faire !), ni d’injection d’antibiotique ou de fortifiant, peu importait : chaque patient aurait dû avoir les trois actes, faute de quoi il ne rapportait pas ce qui était attendu.

Je ne prétends évidemment pas que la majorité des médecins libéraux exerçaient leur art comme l’un ou l’autre de ces deux médecins ; je rappelle pour terminer qu’il s’agit non d’une étude historique mais du témoignage d’une initiation à la médecine dans la dernière période de l’Algérie coloniale, initiation dans le contexte d’une guerre sauvage par bien des côtés, mais initiation enthousiaste à un beau métier, en même temps qu’un apprentissage politique dans un pays attachant qui évoluait vers l’indépendance.

J’aurais alors à exercer dans des conditions bien différentes, mais ceci est une autre histoire.

Pr. Pierre Colonna
Ancien chef du service d’Hématologie à l’hôpital Mustapha d’Alger
Ancien PUPH à l’hôpital européen Georges Pompidou à Paris
Communication lors du colloque « La santé en Algérie avant l’indépendance »
15 mars 2017
Texte paru dans Le Lien numéro 68


Notes :

  1. Service d’information et de documentation du Gouvernement général : « 50 notions essentielles sur l’Algérie », 1953.

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