MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Les politiques musicales françaises en Algérie sont-elles coloniales ? Une étude du cas algérois
L’histoire de la musique algérienne est un sujet d’intérêt assez neuf dans le champ de l’histoire coloniale de l’Algérie. Il est principalement travaillé par des chercheurs issus de disciplines autour de l’histoire – anthropo-logie, musicologie, littérature notamment –, mais son exploitation dans les questionnements des historiens me semblerait particulièrement fructueuse. En effet, la musique est une forme d’expression culturelle dotée d’une forte matérialité, tandis que son expressivité particulière – sans recours au langage – limite les analyses en termes d’histoire des représentations. Or, précisément, le champ de l’histoire de la vie et des politiques culturelles françaises en Algérie est marqué par le poids de ces analyses issues des postcolonial studies, à savoir : un champ disciplinaire fondé sur une relecture postmoderne du postulat marxiste selon lequel les sociétés sont caractérisées par des rapports de pouvoir et de domination qui se manifestent dans les représentations de « l’Autre ». Au cours des vingt dernières années, cette perspective a largement influencé l’histoire culturelle de l’Algérie, de sorte que de nombreuses études actent d’emblée la prévalence de la domination coloniale dans le champ des mentalités et des représentations.
Des chercheurs contestent tout de même ce biais analytique. On pense par exemple à Benoît de L’Estoile (voir Le goût des Autres, 2007) en France, ou David Cannadine (voir Ornementalism, 2001) dans l’espace anglo-américain et, sans avoir la prétention d’avoir accompli un travail de même importance, je me suis attaché à conduire une recherche faisant litière du parti-pris postcolonial. Sur la base d’un corpus diversifié d’archives portant sur le monde musical algérois du XXe siècle, j’ai constaté que les politiques et les sociabilités musicales à Alger à la période française contredisent les lectures qui systématisent l’existence d’un rapport de domination coloniale et mettent en lumière une réalité complexe, éloignée de la polarisation entre dominé et dominant.
Je tâcherai de montrer que la politique musicale de la France en Algérie a été diversement motivée au cours du XXe siècle, mais qu’elle ne peut être assimilée à une politique de domination coloniale. Dans un premier temps, la politique musicale de la France en Algérie a été envisagée comme une simple question d’administration de la culture ; administration indirecte dans un premier temps, puisque déléguée à la société civile. Dans un deuxième temps, la musique acquiert un rôle dans la mission de maintien de l’ordre public assurée par le Gouvernement général – grâce à son statut de viatique de la propagande radiophonique –, ainsi qu’une fonction de soutien aux réformes sociales impulsées au sortir de la guerre[1].
1904-1936 : les acteurs locaux algérois à l’initiative de la politique musicale arabe
Les israélites en tête du mouvement associatif de promotion de la musique arabe
L’œuvre musicographique d’Edmond Nathan Yafil, israélite algérois, et Jules Rouanet, Français d’Algérie, est la première instance d’une politique de promotion de la musique arabe en Algérie. Les deux hommes – mais surtout Yafil, qui y consacre sa vie – se lancent dans l’édition de plusieurs airs de musique arabe, sous forme de partitions pour piano intitulées Répertoire de musique arabe et maure. Ces partitions sont publiées par fascicules entre 1904 et 1927. Cet ouvrage se distingue d’une simple entreprise commerciale et artistique dans la mesure où les éditeurs se prévalent d’un travail de sauvegarde et de valorisation du patrimoine culturel indigène. Le Gouvernement général de l’Algérie soutient l’œuvre par voie de souscription et conduit ainsi une mission de politique culturelle par délégation.
Selon Yafil et Rouanet, l’art musical arabe est en plein déclin, menacé de disparaître, et il appartient à l’Algérie de se fixer pour objectif de faire connaître cet art et de le raviver.
Le choix de recourir à une transcription pour piano n’est pas anodin à cet égard. D’une part, si l’on écarte de rares initiatives – les plus célèbres restent celles de Salvador-Daniel et Christianowitsch –, cette musique n’avait pas fait l’objet de transcription systématique ; elle était non écrite et transmise oralement. D’autre part, cette musique était pratiquée par des orchestres maghrébins « traditionnels », composés de cinq à sept musiciens jouant des instruments propres au genre (notamment la vielle, le luth et le tambourin). En composant pour piano, les auteurs témoignent d’une ambition œcuménique en amenant ces airs dans le champ de la musique occidentale, et de faire porter la responsabilité de sa disparition non pas seulement sur les Indigènes, mais sur les Européens également : c’est donc véritablement un projet de politique culturelle algérienne.
Dans la lignée de leur œuvre éditoriale, Yafil et Rouanet se consacrent à la création d’un orchestre de musique arabe ayant pour objectif de concrétiser l’appel lancé dans leurs fascicules musicaux. En 1911, Edmond Nathan Yafil fonde la Moutribia, une association musicale « loi 1901 » dont le but est à la fois la propagation de la musique arabe, ainsi que l’éducation musicale de la jeunesse. L’orchestre, dont l’objectif d’éducation populaire est explicite, comprend des dizaines de musiciens – significativement plus que l’ensemble traditionnel de cinq à sept musiciens –, tandis que l’instrument qui domine est la mandoline, instrument d’accord européen. L’orchestre se produit à l’occasion d’événements municipaux ou inter-associatifs en collaboration avec les associations «européennes». L’orchestre compte des musiciens juifs et musulmans et fait ainsi figure de société émancipée des frontières communautaires.
Il faut bien comprendre que le statut administratif accordé aux « sociétés » par la loi de 1901, permettant aux associations de se fixer statutairement pour but la satisfaction d’un intérêt collectif – sinon de l’intérêt général –, fait de l’association un rouage de l’administration, un acteur des politiques publiques. De la Bretagne à l’Alsace, en passant par l’Algérie, l’association va devenir l’unité élémentaire de production d’une politique culturelle en direction des musiques populaires. En effet, les premiers efforts en direction de la promotion des expressions culturelles « régionales » ne sont pas entrepris à l’initiative des services de l’État ou de l’administration territoriale, mais sous l’impulsion des musiciens eux-mêmes, constitués en association et finançant bals, concerts, revues et plaidoyer auprès des autorités. C’est au regard de cette tendance – plutôt que celle du rapport colonisateur-colonisé – qu’il faut comprendre l’entreprise de Yafil et les débuts de la politique culturelle relative à la musique arabe.
Du reste, les musiciens juifs sont difficiles à placer sur l’échiquier colonial : en qualité de juif algérien, Edmond Nathan Yafil est à la fois « européen » et indigène. Indigène parce qu’il est membre de la communauté juive algéroise établie depuis bien avant l’arrivée des Ottomans et, a fortiori, des Français. Yafil est donc tributaire d’un héritage culturel inscrit dans le passé arabe de la ville d’Alger. Il est plus proche en cela des Musulmans issus des familles traditionnelles d’Alger que des Européens débarqués dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Et, d’ailleurs, parallèlement à la publication de son premier fascicule avec Rouanet, Yafil publie en arabe et en judéo-arabe une anthologie des textes poétiques chantés d’Andalousie. « Européen » Yafil l’est tout de même, dans la mesure où il jouit du même statut civique que les Français immigrés en Algérie : la pleine citoyenneté, avec la représentation parlementaire (ce statut, pour mémoire, avait été accordé à la faveur du décret Crémieux de 1870).
Le statut socio-culturel de Yafil et des nombreux musiciens juifs qui l’entourent suggère que l’émergence de la politique culturelle en faveur de la musique arabe ne procède pas de l’exercice de la domination ni d’une résistance à celle-ci. L’œuvre de Yafil se caractérise par une adhésion sincère à la cause de la musique arabe qu’il ne juge pas seulement être son patrimoine, mais aussi le patrimoine partagé de l’Algérie.
L’association musicale, un levier politique pour les « Jeunes Algériens »
Les archives du département d’Alger relatives aux associations sont conservées aux archives de la Wilaya d’Alger. Incomplètes, elles sont néanmoins essentielles pour objectiver le profil social des acteurs de la société civile musicale d’Alger au XXe siècle. En effet, les associations versent leurs statuts – qui donnent une indication sur leur coloration idéologique – et la liste des membres de leur bureau toutes les fois où celui-ci change. Ces listes comprennent les noms, professions et adresses des membres du bureau, ce qui permet d’obtenir un portrait social assez précis de ces associations.
Dès le début du siècle, on constate que les musiciens musulmans – de statut civique « indigène » – participent également au mouvement des sociétés musicales. Leur action est mêlée à celle des israélites dans une large mesure, mais en raison de leur condition civique particulière, les musulmans ont un rapport spécifique à l’initiative associative. En effet, un mouvement revendiquant l’accroissement des droits civiques des musulmans émerge au tournant du XXe siècle. La jeunesse politisée qui anime ce mouvement est qualifiée de « Jeunes Algériens », en référence aux mouvements politiques émancipateurs du XIXe siècle et aux « Jeunes Turcs » en particulier.
La « citoyenneté dans le statut » est la revendication centrale de ce mouvement et consiste à demander l’égalité civique avec les « Français » d’Algérie – égale représentation au sein des collectivités locales, représentation parlementaire, abrogation des dispositions pénales spécifiques aux musulmans (le « code de l’Indigénat ») –, tout en restant soumis aux dispositions des textes archaïques en matière civile, plutôt qu’au Code civil. Pour convaincre leurs interlocuteurs du bien-fondé de leur revendication, les Jeunes Algériens s’efforcent de se présenter comme des hommes « assimilés » à la « civilisation française », démontrant que « l’évolution » des populations musulmanes est possible.
Dans ce contexte, les associations artistiques et sportives établies sur la loi de 1901 permettent d’envoyer un message d’intégration aux autorités françaises. Elles doivent, en outre, contribuer à l’éducation intellectuelle et physique de la jeunesse musulmane, que les Jeunes Algériens estiment nécessaire pour élever l’esprit musulman à la hauteur des responsabilités qui incombent à un citoyen de plein droit. Dans ce contexte les associations musicales animées majoritairement par des musulmans, comme l’Ifriqia club, combinent les objectifs de sauvegarde du patrimoine et d’éducation – comme la Moutribia – et y ajoutent le rôle de gage de bonne conduite auprès des autorités françaises.
Du reste, les associations de musique arabe bénéficient de soutiens puissants au sein de la société musulmane, auprès des familles de la haute bourgeoisie traditionnelle dont la fortune n’a pas été affectée par le passage du gouvernement ottoman au gouvernement français. Il s’agit des familles Chekiken, Hamoud, Lekhal, naguère proches de l’administration du Dey d’Alger, qui détiennent d’importants actifs dans les secteurs industriel et agricole (tabac et limonade notamment) et tiennent des positions d’élus musulmans au conseil municipal d’Alger.
Ces grands bourgeois indigènes appartiennent à la génération jeune algérienne et leur rapport à la présence française n’est pas antagonique, pas plus qu’il n’est caractérisé par un sentiment d’impuissance – puisque la capacité d’action de ces familles est très étendue – et moins encore de résistance. Ces familles sont très intégrées au monde français : suiveurs fidèles de la mode parisienne, parlant un français sans accent et sans faute, dînant en ville chez les grandes familles européennes, recevant les notables européens d’Alger dans leurs grandes villas situées dans les hauteurs à la périphérie d’Alger. Interlocuteurs réguliers des autorités politiques et administratives, Kaïd Hamoud, Hamoudou Chekiken ou Aziz Lekhal sont parties prenantes du projet français en Algérie.
En patronnant les sociétés de musique arabe, ces mécènes en affectent l’état d’esprit : plutôt que d’adopter une posture marquée par l’introversion et la résistance à la pénétration colonialiste, les musiciens membres de ces associations tendent à partager l’espace musical algérois avec les fanfares, estudiantines et orphéons français : défilés, banquets, concerts ou concours organisés en commun, au sein de la Fédération des sociétés musicales du département d’Alger, notamment.
Les autorités publiques en soutien
La sérénité des rapports intercommunautaires du milieu musical algérois est vue d’un bon œil par les autorités françaises. En effet, la promotion des arts indigènes est la politique affichée du Gouvernement général.
Pour comprendre cette politique, il faut adopter une vision d’ensemble sur les politiques culturelles en France au tournant du XXe siècle. C’est l’époque où le thème régionaliste fait son entrée dans le débat culturel français avec, notamment, l’engouement pour les folklores et les « scènes et types » des terroirs. Cette mode se propage rapidement à l’Algérie, car les folkloristes, promoteurs de cette cause, y sont nombreux. De surcroît, des figures importantes de l’administration sont sensibles à l’œuvre d’encouragement des cultures populaires. Il en va ainsi du Gouverneur général Charles Jonnart nommé en Algérie au tournant du XXe siècle.
Progressivement, au XIXe siècle, une bibliothèque proto-ethnologique est constituée par les membres des sociétés savantes de l’Algérie (voir à ce sujet les travaux d’Alain Messaoudi). Quelques travaux musicographiques sont à retenir : les articles de Francisco Salvador-Daniel parus dans La Revue africaine (« La musique arabe et ses rapports avec la musique grecque et le chant grégorien », 1862-1863) et la monographie d’Alexandre Christianowitsch (Esquisse historique de la musique arabe, 1863).
Aussi, au tournant du XXe siècle, les ouvrages détaillant les éléments du folklore indigène d’Algérie sont-ils nombreux et ils trouvent un écho en métropole, à la Société des traditions populaires de Paul Sébillot notamment. Ce dernier, dans la mesure où il envisage la nation française comme une communauté de régions et de génies originaux – des petites patries –, juge important que des travaux soient conduits au sujet des traditions d’Algérie.
À ce titre, le colonat algérien, qui apparaît comme un bric-à-brac migratoire, plutôt qu’une communauté aux traits culturels déterminés, ne permet pas de dégager un « type » algérien sur lequel s’appuierait un caractère original de l’Algérie. Ainsi, les folkloristes qui sont à la recherche du terroir authentique et immémorial de la colonie, s’intéressent plutôt aux arts et traditions indigènes qu’aux productions culturelles des Français d’Algérie.
Dès son arrivée comme gouverneur général en Algérie, Charles Jonnart se montre soucieux de faire entrer l’Algérie de plein pied dans la mosaïque des folklores de France : devant l’Assemblée algérienne, il parle de tempérer les « préoccupations d’affaires » au profit des « préoccupations d’esprit ». Aussi souhaite-t-il faire la promotion de la couleur orientale de l’Algérie, qui la distingue nettement des autres provinces.
En 1907, Jonnart missionne un métropolitain, Arsène Alexandre, pour conduire une enquête et remettre un rapport sur les arts indigènes. Alexandre arrive à la conclusion que les arts indigènes sont en déclin et qu’une revitalisation s’impose si l’on veut en extraire la « riche saveur du terroir » algérien. À Alger, le maire de la ville entre 1900 et 1909, Charles de Galland, est sensible à ces positions et se fait l’avocat de l’entretien et de la sauvegarde du patrimoine précolonial. La politique de Galland se manifeste dans les opérations de rénovation de la vieille ville et les réalisations architecturales néo-mauresques de l’époque, telles que « La Grande Poste ».
Le champ musical sera affecté par la mobilisation des autorités administratives. Dans un premier temps, la politique « régionaliste » de promotion de la musique indigène est conduite par délégation : le Gouvernement général, qui n’a pas d’expertise « en interne » en matière musicale, s’appuie sur les musicographes et les associations locales. C’est ainsi que l’ouvrage de Rouanet et Yafil bénéficie d’une souscription du Gouvernement général et que l’orchestre de la Moutribia est régulièrement invité aux événements officiels. Ce soutien s’étend aux autres associations algéroises, puisque celles-ci bénéficient régulièrement de subventions municipales au cours des années 1920 – 1930.
À mesure que le milieu musical arabe d’Alger gagne en visibilité, les acteurs politiques vont être encouragés à intervenir plus directement. C’est particulièrement le cas lors de l’institution d’une classe de musique arabe au conservatoire municipal d’Alger au moment de sa fondation en 1925. Celle-ci ne soulève pas de vif débat entre les élus musulmans et européens du conseil municipal : il s’agit d’abord d’un consensus en faveur de l’introduction d’un chapitre sur la musique arabe dans les cours d’histoire de la musique du conservatoire, qui débouche en fin de compte sur la création d’une « chaire » de musique arabe confiée à Edmond Yafil. Cette décision, au point de vue des motifs, s’appuie sur l’orientation générale de la politique culturelle française en Algérie développée par Jonnart. C’est ainsi que l’élu musulman Kaïd Hamoud défend le projet :
Dans l’ordre scientifique, dans l’ordre artistique, une propagande active se poursuit actuellement en Algérie, propagande dont le but est de rénover l’art arabe. C’est ainsi que la céramique et la miniature arabe reparaissent. Dans le même ordre d’idées, on pourrait envisager la possibilité de créer, sinon une chaire, du moins des conférences de musique arabe. La musique arabe ne peut être assimilée aux sons discordants que vous entendez dans les rues. Elle a ses principes ; elle a inspiré des maîtres tels que Saint-Saëns ; elle mérite une place particulière dans le domaine artistique (Bulletin municipal officiel de la ville d’Alger, 17 juillet 1925).Ainsi, la période qui s’étend des années 1900 aux années 1930 est caractérisée par une politique en faveur de la musique arabe en Algérie – effective au moins à Alger et sa banlieue. Cette politique gagnera en intensité avec la création de Radio Alger, où la musique arabe aura ses créneaux réservés. Ceux-ci augmenteront en fréquence à mesure que la paix intercommunautaire – et au-delà, le maintien de l’ordre public – devient une priorité pour l’administration française confrontée au nationalisme.
1937-1962 : la musique arabe, viatique de la politique de rapprochement franco-musulman
1936-1937 : la naissance d’un doute
On le sait, les premiers frémissements du mouvement nationaliste qui conduira à la guerre se font sentir dès les années 1920. Le succès de Messali Hadj, fondateur de l’Étoile Nord-Africaine, au stade Belcourt d’Alger, en 1936, confirme la dynamique en cours. Au ministère de l’Intérieur, la crainte du développement de ce mouvement conduit les autorités à renforcer les mesures en faveur de l’ordre public en Algérie et à étoffer la loi dans le sens d’un contrôle renforcé de la population. L’urgence de ces mesures paraît d’autant plus évidente à l’administration que l’Italie fasciste, par l’entremise de son nouveau poste de diffusion de Bari, déverse une propagande pro-nationaliste soutenue sur l’Afrique du Nord. Dans ce contexte de « guerre des ondes », les capacités de diffusion et la qualité des programmes en langue arabe de Radio Alger doivent monter en force. Or, la musique est une des principales raisons pour lesquelles la radio est effectivement écoutée.
Les Affaires indigènes – qui deviendront Affaires musulmanes après la guerre – du Gouvernement général, qui ont la charge de la radiodiffusion en langue arabe, n’ont pas l’expertise musicale nécessaire pour l’élaboration d’une programmation musicale répondant au goût des auditeurs musulmans de la radio. Les archives conservées à Aix-en-Provence révèlent que le Gouvernement général fait appel à des fonctionnaires indigènes pour mettre en œuvre les programmes en langue arabe. Salah Arzour, un secrétaire des communes mixtes arrivé à Alger au début des années 1930, est le premier responsable de ces programmes. Il oriente la programmation selon une vision conservatrice de la musique arabe : prenant acte de la montée en puissance des Oulémas, Arzour s’efforce d’exclure de sa programmation les orchestres se rendant coupables de trop d’innovations et de textes de moralité douteuse ; les musiciens israélites sont particulièrement visés. D’ailleurs, à la faveur de la politique d’épuration qui frappera l’Algérie au même titre – sinon plus sévèrement – que la France métropolitaine, les musiciens juifs seront complètement interdits de diffusion radiophonique. Si cette exclusion est théoriquement levée au sortir de la guerre, les musiciens juifs, à quelques exceptions près, ne reviendront plus à la radio, préférant le recours à l’enregistrement sur disque – c’est l’époque de développement du style « francarabe ».
1944-1954 : résorber la fracture
À la faveur de son usage radiophonique, la musique a acquis un rôle capital dans le dispositif de propagande français. Ainsi, la promotion de la musique arabe acquiert une double fonction : de politique culturelle régionale, dans l’esprit des années d’entre-deux-guerres, mais également de politique de sécurité dans le cadre de la propagande antinationaliste. Ces deux objectifs se rencontrent dans la notion de « rapprochement franco-musulman » qui est une des priorités politiques du Gouvernement général au cours des années d’après-guerre.
En effet, dans la foulée de la reprise en main de l’Algérie par les Alliés, une commission de réforme, missionnée par le Comité français de libération nationale et placée sous la direction du général Catroux, met au point une série de réformes politiques et culturelles destinées à assurer l’avenir de l’Algérie française. Ces réformes s’inscrivent dans la lignée du projet Blum-Violette et prévoient que l’Algérie sera non pas assimilationniste, mais «franco-musulmane», c’est-à-dire au sein de laquelle deux catégories de citoyens cohabiteront. La musique sera affectée par cette nouvelle entreprise politique, dans la mesure où la politique franco-musulmane s’appuie sur le principe d’amitié intercommunautaire, dont la condition serait une meilleure connaissance des us et coutumes, et des arts, de l’autre communauté.
La radio devient le principal levier du Gouvernement général dans ce domaine, puisque les Affaires musulmanes contrôlent toujours la station d’Alger. La télévision s’y ajoutera à partir de 1954. Salah Arzour, responsable des programmes en langue arabe n’est pas reconduit après la guerre du fait de sa collaboration à la propagande vichyste.
Il est remplacé par un professeur de lettres, El Boudali Safir. Safir reprendra la ligne adoptée par Arzour et assurera la pérennité de l’orchestre de musique arabe «classique» de la station, dit aussi orchestre de musique andalouse. Il s’agit de réunir dans cet orchestre les musiciens jugés les plus versés dans l’ancienne musique de Tlemcen, Alger et Constantine, et les héritiers les plus conservateurs de cette tradition musicale. Du point de vue plus large de la politique franco-musulmane, la promotion d’une musique arabe supérieure, puisque « classique », doit permettre de convaincre les Européens d’Algérie que les musulmans d’Algérie ont eux aussi une « haute culture ».
À Alger, la nouvelle ligne politique de rapprochement franco-musulman trouve un écho dans la réouverture d’un cours de musique arabe au conservatoire, en 1946, sous l’appellation « musique musulmane » ; un intitulé qui tend à montrer que l’élément israélite n’est pas ciblé par la nouvelle politique culturelle. On doit la réouverture de ces classes à Gontran Dessagnes, nouveau directeur du conservatoire, un métropolitain qui s’intéresse aux musiques populaires et qui se passionne notamment pour la politique des nationalités de l’URSS et de son application dans le domaine musical.
D’une manière générale, les grandes scènes d’Alger ne sont pas fermées à la musique arabe. Le théâtre organise régulièrement des « soirées orientales », ainsi que la scène de l’hôtel Aletti, et contribue à donner de la visibilité au projet franco-musulman. Le monde de la musique arabe d’Alger va également trouver une scène au cercle franco-musulman, un club sélect s’étant fixé pour mission le rapprochement intercommunautaire à travers l’organisation de conférences, de lectures et de concerts.
1954-1962 : le succès de la politique musicale de rapprochement est-il paradoxal ?
Comme nous l’avons vu, à partir du milieu des années 1930, les politiques culturelles mises en œuvre par le Gouvernement général tendant à la promotion de la musique arabe sont indissociables d’un objectif de sécurité et d’ordre publics. Cependant, elles ne s’y réduisent pas, puisque les acteurs de cette politique musicale sont, globalement, des connaisseurs et des passionnés. Surtout, à Alger du moins, l’adhésion à cette nouvelle offre culturelle, que ce soit du côté « musulman » ou « français », ne va cesser de croître. On peut le constater à la lecture des registres du conservatoire d’Alger, conservés dans l’actuel conservatoire d’Alger établi à Kouba. Ces registres révèlent un accroissement exponentiel des effectifs musulmans du conservatoire au cours de la période 1946-1962, et en particulier – contre toute attente – entre 1956 et 1962.
En dépit de la représentation que l’on se fait de la période de guerre, le fossé intercommunautaire semble devoir être relativisé. C’est du moins ce que semble attester une étude réalisée par la radio-télévision en 1961, conservée au centre des Archives nationales d’outre-mer (Anom) : à la suite de l’organisation d’une émission trilingue – français, arabe et kabyle – présentant des artistes exerçant dans ces différentes langues, une analyse du courrier des lecteurs révèle une réaction massivement positive de la part de l’auditoire européen d’Alger. La réaction est moins unanime à Oran, mais n’est pas nettement hostile. Cela peut sembler étrange, compte tenu du nombre de sources qui indiquent l’existence d’un racisme haineux et diffus au sein de la société européenne d’Alger. Pour notre part, il nous semble que l’idée qu’il existerait un racisme structurel a conduit les historiens de l’Algérie à faire l’économie de tout essai de quantification ; fatalement, les éléments d’archives qui révèlent une dynamique contraire tendent à être accueillis avec incrédulité.
Conclusion
J’ai tâché de présenter les éléments qui témoignent de la politique active des autorités françaises en faveur de la promotion de la musique arabe en Algérie. Je souhaiterais insister sur l’importance de prendre en compte l’ensemble des sources disponibles sur la question et de s’efforcer de considérer la dimension matérielle ; de ne se pas se satisfaire des paradigmes de la théorie de la domination.
En effet, pour peu que l’on observe les manifestations concrètes de la politique culturelle française à l’égard de la musique arabe, il devient apparent que réduire cette politique à une œuvre de suppression ou de réification est une erreur. Si l’on porte un regard ouvert sur les diverses sources à notre disposition – administratives, musicologiques ou orales – et que l’on tâche d’étudier le détail de la personnalité des acteurs en charge de la politique musicale en Algérie, il est difficile de nier que celle-ci est une œuvre de bonne foi en faveur de la promotion des expressions musicales précoloniales de l’Algérie. Elle souligne le fait que l’héritage arabe de l’Afrique du Nord était reconnu et valorisé – pour divers motifs – par les acteurs décisifs de la politique française en Algérie. C’est du moins ce qu’attestent le champ musical et le cas algérois ; ils sont une invitation à interroger à nouveaux frais la notion de domination coloniale en Algérie plus généralement.
Malcolm Théoleyre
Historien
Communication lors du colloque «Enseignement de la musique à Alger avant l'indépendance »
16 mars 2018
Texte paru dans Le Lien numéro 69
- À la suite d’une remarque adressée par un membre de l’auditoire à juste titre, il est apparu pertinent de préciser quelques éléments de vocabulaire : j’entends par « musique arabe », les musiques propres aux milieux arabophones, assises sur des règles et des taxinomies formulées en langue arabe. La notion de « musique andalouse » recouvre les éléments jugés les plus anciens de la musique arabe d’Algérie ; on la qualifie ainsi car elle remonterait à l’Andalousie médiévale. De manière générique, j’entends par « indigène » les personnes dont l’ascendance algérienne remonte à avant la période coloniale – juive ou musulmane. Mais il arrive que le terme soit employé au sens où l’entendait l’administration coloniale, c’est à dire une personne soumise aux dispositions de la charia en matière civile et ne bénéficiant pas d’une représentation parlementaire (entre autres désavantages civiques). « Musulman » peut, selon le contexte également, désigner les personnes de confession musulmane de manière générale ou être employé dans le sens de l’administration coloniale, à savoir « Français musulman d’Algérie », dénomination qui remplace « indigène » après la deuxième Guerre mondiale. ↩