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Témoignage d’un interne des hôpitaux d’Alger...


...nommé au dernier concours français

Ma présence ici est due à Françoise Nordmann, rencontrée à Alger en janvier 2016 lors de la commémoration de « l’appel à la trêve civile » d’Albert Camus, Françoise à qui j’adresse mes affectueux remerciements, car c’est elle qui m’a mis en relation avec Jean-Philippe Ould Aoudia, qui m’a fait l’honneur de me demander de témoigner et à qui je fais part de mes sentiments de gratitude et de respect.

Après Mme Claire Fredj, je parlerai de médecins, de médecins qui furent précipités, à leur corps défendant, dans l’histoire et qui tentèrent, en exerçant leur métier, de rester dignes, et m’inspirant du titre de votre bulletin, Le Lien, je dirai mon lien permanent, tant entre l’Algérie et la France, qu’entre l’avant et l’après indépendance, car pour moi l’unité de temps, c’est la durée de la vie d’un homme… Alors je déborderai un peu, si vous le permettez, le cadre temporel du colloque en un témoignage à 3 dates : 1945/1962/2017. J’ai fait appel à des souvenirs : certains sont très précis, certains flous, et il n’est pas exclu que certains soient faux ! Soyez simplement persuadés que je n’ai pas volontairement introduit l’erreur dans mes propos.

Je commencerai en 1945. Je vais parler de mon père, médecin, de mon oncle, chirurgien, et évoquer un médecin que je n’ai pas connu, le père de ma femme, puis raconter mes années d’étudiant, et « mon année 1962 », cette année au cours de laquelle se déroule, aux marges de l’histoire, le dernier concours français de l’internat des hôpitaux d’Alger. Et puis alors que je devrais conclure, je dirai encore si vous le permettez mon séjour à Alger de 1965 à 1967, enfin les souvenirs qui s’échelonnent de 1992 à aujourd’hui, ceux de la « Guerre des Étoiles ». Mais vous pourrez m’arrêter quand vous voudrez …

Une famille de médecins

Mon père, Robert Timsit

Je suis né à Alger en 1938. Le nom de mon père, celui que je porte, est un nom berbère, attesté depuis le XVIe siècle du Maroc à la Tripolitaine, qui aurait été porté par une tribu du Djebel Nefoussa. Mon père a passé sa thèse de doctorat en médecine à Alger en 1939, il m’a dédicacé cette thèse. C’est pour lui d’abord que je témoigne. Installé quelques semaines avant la déclaration de guerre, il fut aussitôt mobilisé et n’eut guère le temps d’exercer. En juin 1940, l’armistice signé et les soldats démobilisés, il s’installe à nouveau, mais pour quelques mois seulement : une loi votée le 2 juin 1941 énumère les fonctions interdites aux Juifs de France, les Juifs d’Algérie sont recensés en septembre 1941, par un décret du 8 novembre 1941 la loi de juin est rendue applicable en Algérie. Une lettre du Conseil de l’ordre des médecins, nouvellement créé, demande courtoisement à mon père de dévisser sa plaque. De novembre 1941 à novembre 1942, s’écoule une année pleine pendant laquelle mon père est empêché d’exercer.

Le 8 novembre 1942, les troupes anglaises et américaines débarquent en Afrique du Nord, et aussitôt Allemands et Italiens occupent la Tunisie. La campagne de Tunisie se déroule entre novembre 42 et mai 43 entre les forces de l’Axe et les soldats alliés, pendant que, dans le désert libyen, à el-Alamein, le général Montgomery repousse l'Afrika Korps de Rommel. Le 7 mai 1943, les forces de l'Axe en Afrique font leur reddition aux troupes alliées. 250 000 soldats sont faits prisonniers. Fin 1944, les autorités françaises détiennent 65 000 prisonniers de guerre répartis en 30 dépôts dont 11 en Algérie.

Le « dépôt » no 3 se situe à Boghar. Il fonctionnera du 8 avril 1943 au 6 juin 1946. Le médecin responsable des soins aux prisonniers autrichiens et italiens du camp de Boghar en 1944 est le médecin-lieutenant Robert Timsit. Il obtiendra, avec d’autres officiers, l’autorisation de faire venir auprès de lui sa famille, à la fin de 1944. J’avais 6 ans. Ma sœur allait avoir deux ans, je la remercie d’être ici aujourd’hui, pour se rafraîchir la mémoire. Il y avait à Boghar un ancien « Hôtel Transatlantique » désaffecté, transformé en logements pour officiers, et nous nous sommes installés dans quelques chambres du rez-de-chaussée de ce petit hôtel qui avait un patio avec un jet d’eau et des arbres.

Mon père avait une ordonnance, Ali. Et puis il y avait Ernst, Hans et Otto, les Autrichiens ; Ernst le plus jeune, Hans le chef, le Bundesfuhrer. Ma mère s‘étonnait quelquefois du comportement délicat de certains prisonniers envers nous, sachant que ces hommes, rencontrés dans d’autres conditions, n’eussent sans doute éprouvé aucun scrupule à tuer celui qui était alors leur médecin. J’ai fini la guerre dans ma famille, mon père soignant les prisonniers, et partant quelquefois la journée entière à cheval avec son ordonnance pour prodiguer des soins dans un lieu éloigné.

Deux années auparavant, le 25 juillet 1943, se fondait à Tunis, dans des circonstances obscures, une association d’infortune. Il s’agissait de la « In Franz Kriegsgefangenshaft », l’association des prisonniers de guerre autrichiens des combats sur les sols tunisien et libyen, dont certains, transférés en Algérie après le débarquement, se retrouvèrent dans le camp de Boghar. Mon père garantissait la distribution des colis qui arrivaient à ces prisonniers via la Croix-Rouge internationale. Un jour, il eut vent qu’il y avait eu coulage, malhonnêteté dans la distribution des colis. Robert Timsit ne l’entendait pas de Cette oreille et il piqua un jour devant ses supérieurs une des saintes colères dont il avait le secret, réclamant pour les ennemis prisonniers la simple justice à laquelle il estimait qu’ils avaient droit. « Vous avez risqué le conseil de guerre », lui dit un officier qui avait assisté à la scène. Il n’y eut pas de conseil de guerre et les colis parvinrent désormais à leurs destinataires. Le 8 mai 1945, l’Allemagne capitulait, mon père fut démobilisé fin juillet, il y eut une fête le 14 juillet à Boghar dont je me souviens encore. Et le 15 juillet il y eut une autre fête, celle des prisonniers qui allaient être libérés et au cours de laquelle Hans remit à mon père un document qui disait :

Der Bund der Osterreicher
In Franz Kriegsgefangenshaft

a exprimé par écrit
à
Monsieur le
Médecin-Lieutenant
ROBERT TIMSIT
soutien et ami des Autrichiens
sa

reconnaissance profonde.

En haut et à gauche de ce document, on voit l’aigle bicéphale de la maison des Habsbourg !

Mon père s’installe à nouveau à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, ce n’était pas la place Bellecour de Lyon, 1 rue Adolphe Blasselle, une rue qui donne sur la rue de Lyon, au 94 de laquelle vit la mère d’Albert Camus, lequel a déjà quitté Alger. Un mot de mon école, elle est située rue Darwin. En 1945, pas un Européen, pas un Indigène, ne prononçait rue Darouinn, tout le monde disait rue Darvin ! Sauf mon père qui disait Darouinn et que tout le monde prenait pour un original… Ma vie se passe à l’école, dans cette rue devenue célèbre depuis le roman de Boualem Sansal, et dans un cabinet médical : au deuxième étage, un appartement de trois pièces, la salle d’attente, que l’on aère après chaque consultation, qui est aussi la salle à manger et le salon, le bureau/ salle d’examen du docteur, une chambre à coucher, avec le lit des parents et un lit rabattable pour les deux enfants, la cuisine, où se préparent les repas et se stérilisent les seringues et les instruments, dans des casseroles dans lesquelles ont fait bouillir l’eau additionnée de quelques gouttes de vinaigre. Le titre et la fonction de médecin, à Belcourt, c’était du travail, pas de la richesse. La protection sociale, sujet d’autres études, ne fonctionnait pas comme ici et aujourd’hui, et dans l’action du médecin, il y avait beaucoup de don de soi, beaucoup d’abnégation, et je suis fier de dire que mes parents quittèrent l’Algérie sans y laisser le moindre bien, qu’ils n’avaient pas le moindre bien en France, et que tout leur patrimoine en 1962 se résumait dans notre bonne vieille Traction avant achetée en 1954.

La clientèle était surtout locale, des Européens, entre le Ruisseau et Mustapha, des Indigènes des hauteurs du Ruisseau et du marché Prévost-Paradol, beaucoup de gens très modestes, quelques bourgeois, des ouvriers de l’usine d’allumettes Causemille, des artisans, des commerçants, marchands de légumes, des instituteurs, et puis quelques parents et amis à Bab El Oued, quelques-uns aussi en centre-ville. Comment le médecin était-il honoré ? Les textes administratifs sont éloquents :

un régime d'assurances sociales existe pour les salariés. Si les prestations versées ne sont pas aussi larges que celles allouées dans la métropole, elles n'en témoignent pas moins de la volonté de venir en aide aux populations salariées des trois départements algériens. Cette politique sociale présente des particularités et des difficultés puisqu'elle s'adresse à une population musulmane et à une population non musulmane. Son plein développement n'est pas encore atteint.

La médecine générale, ce sont les visites à domicile le matin, à pied, dans le quartier, plus rarement il faut prendre le tram pour une visite plus lointaine. Ce sont surtout les Européens qui demandent des visites à domicile, les « musulmans » viennent directement au cabinet la plupart du temps. L’après- midi, c’est la consultation jusqu’au soir, beaucoup d’hommes et d’enfants, moins de femmes. Dans les familles européennes attachées à leur médecin, c’est celui-ci qui pratique l’accouchement à domicile, si le conseil d’accoucher en clinique n’est pas pris en compte. Toute la famille se souvient d’un dimanche des Rameaux que mon père consacra à de l’obstétrique à domicile, et des jumelles qui naquirent ce jour-là ! Comment oublier, aujourd’hui encore, que la parturiente n’était autre que Madame… Rameau ! Que l’on pardonne ce manquement au secret professionnel, je n’en étais pas encore dépositaire !

La chirurgie n’est pas étrangère au généraliste. Dans son bureau, mon père utilise le Kélène comme anesthésique local, pratique les incisions d’abcès, les sutures de plaies, d’autres petites interventions. Le recours au chirurgien est une décision grave ; l’appendicite est une maladie grave, la hernie étranglée une maladie très grave, la chirurgie du goitre est très dangereuse, et le médecin de famille, au bloc, est à la fois l’aide et l’instrumentiste, quand on ne lui demande pas de pratiquer l’anesthésie. L’auscultation pulmonaire aussi est un art, il y a beaucoup de tuberculeux. Les maladies qui frappaient tout le monde à l’époque nous atteignaient aussi, bien sûr : tous les enfants de la famille ont eu la rougeole, la coqueluche. Pour ma part, j’ai eu droit à la diphtérie : tout petit, je fus atteint de la redoutable laryngite diphtérique, le « croup », traité au sérum de cheval non purifié… Et je n’en suis pas mort. La polio, contractée par mon cousin. La typhoïde, redoutable, risquait d’emporter le médecin lui-même et sa propre famille, et que de précautions d’hygiène et de prévention élémentaires étaient nécessaires ! Je me souviens d’une famille alliée à la nôtre, au Ruisseau, avec de nombreux enfants et adolescents. La typhoïde s’y invita, et en dix jours, deux des grands enfants moururent malgré tout ce que tenta mon père, l’un d’une hémorragie digestive, l’autre d’une perforation cæcale. Au deuil de cette famille partagé par la nôtre s’ajoutait la crainte que la typhoïde ne frappât chez nous. Et puis, quelques mois après, et pendant longtemps, j’ai entendu répéter : « Pourquoi cela était-il arrivé avant que, avant que, avant que… » Avant quoi ? Avant la tifomycine !!! Car quelques mois après ce drame, la tifomycine, l’antibiotique qui guérissait la typhoïde, arrivait en Algérie, et bientôt plus personne n’y mourrait de la typhoïde. Je me souviens des vaccins, le DTTAB, terriblement douloureux, et de tous ces écoliers dont je faisais partie, chargés de vendre à nos voisins, dans la rue ou dans les escaliers des immeubles, les timbres antituberculeux, en criant « C’est pour la tuberculose » !!! Dans Jours de Kabylie, Mouloud Feraoun raconte aussi les timbres antituberculeux...

Les plâtres se font aussi au cabinet. La médecine générale donc, il y a très peu de spécialistes, pas de pédiatres, l’auscultation cardiaque est un art musical, la surveillance de la grossesse se fait au stéthoscope obstétrical. Je pourrais raconter les gardes, les blessés à la maison, la clientèle des Européens et des Indigènes. Dès que je fus inscrit en médecine, j’eus droit à l’initiation, par mon père, aux gestes simples : injections intramusculaires, bandages, plus tard injections intraveineuses, ses fidèles patients se sont prêtés à ma formation. J’eus droit aux leçons d’éthique médicale, à la manière de se comporter s’il fallait faire une injection IM à une jeune femme seule à son domicile, et c’était tout le serment d’Hippocrate qui m’était soufflé à l’oreille.

Mon père exerça à Belcourt, répondant toujours aux appels de tous. Le métier qu’il y exerça n’existe plus, c’est le métier de médecine générale, qui comprend la gastro entérologie, la cardio, la pneumo, la petite traumato, l’accouchement, et qui englobe celui de l’urgentiste et de l’aide opératoire, et qui implique la visite quotidienne au domicile du patient gravement malade, parfois les visites biquotidiennes, pour déceler une aggravation de l’état, laquelle entraîne alors l’hospitalisation à Mustapha. Mais on n’abandonne pas son malade à l’hôpital, on passe le voir. Je me souviens des arrêts à Mustapha le dimanche en fin de matinée, toute la famille en voiture, c’était l’arrêt obligatoire entre Belcourt et le déjeuner chez les grands-parents à Bab El Oued. Pas de sécu pour la plupart des patients, pas de paiement à l’acte quand on va de son propre chef deux fois par jour voir un malade à domicile, pas d’honoraires bien sûr quand on va le voir à l’hôpital… Peu de spécialistes. Je me souviens avoir entendu dire que s’installait un médecin qui ne voulait soigner que les enfants, un original sans doute. Et avoir vu, rue de Lyon, une plaque de médecin sur laquelle on lisait ces simples mots : Dr S. Maladies nerveuses… Il s’agissait d’un éminent psychiatre, qui savait qu’il ne fallait surtout pas écrire le mot psychiatre sur sa plaque…

Mon père exerça de fin 45 à juin 62. Jamais de vacances en dehors d’Alger, quelques jours de villégiature chez des parents à La Bouzaréah au mois d’août, le médecin descendait travailler le matin et s’offrait une après-midi libre ! Ma mère ne connaissait pas la France, mon père, lui, avait fait son service militaire à Lyon en 1933, ils n’avaient jamais été en France ensemble ! De 45 à 62 à Belcourt… Les dernières semaines de 1962 furent atroces. Mes parents partirent en juin 62 passer, pour la première fois de leur vie, des vacances en France, ils allaient respirer quelques semaines, puis rentrer à la maison, la paix revenue.

Mon père ne devait plus jamais exercer à Belcourt.

Mon oncle, le professeur Joseph Seror

Je vais parler de mon oncle, Joseph Seror. Le Pr. Seror était le frère aîné de ma mère et le condisciple de mon père pendant leurs études. Les Seror étaient des Sépharades qui avaient fui l’Espagne en 1391, cent ans avant l’expulsion définitive. Mon arrière-grand-père quitta Alger en 1898, instant historique pendant lequel l’antisémitisme des colons s’ajouta, de façon critique, à une éruption antisémite des musulmans. Il se réfugia, non pas en France, personne ne connaissait la France, mais à Tunis. Un de ses fils, mon grand-père, trouva une épouse à La Goulette, et trois enfants y naquirent, dont ma mère et cet oncle qui allait devenir chirurgien. Leur langue maternelle fut l’arabe. La famille Seror retourna à Alger en 1917 et s’installa à Bab El Oued. Joseph fréquenta le lycée, puis la faculté de médecine d’Alger, fut, à Mustapha, externe, interne assistant. En 1935, il fut nommé chirurgien des hôpitaux à Miliana.

Mobilisé en 1939 et envoyé sur le front de Tunisie, lui aussi, après l’armistice, fut interdit d’exercice par les lois antijuives ; il fit partie d’un réseau de résistance de la région de Miliana et se distingua lors du débarquement allié. En janvier 1943, il s’engagea comme médecin-lieutenant dans le corps expéditionnaire français en Italie et fut chef d’antenne chirurgicale durant les campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne, terminant cette guerre avec la croix de guerre avec palme, et la Légion d’honneur aux titres militaire et de la résistance. Retour à Miliana en août 1945, chirurgien des hôpitaux d’Alger en 1950, chef de service de Parnet à Hussein Dey en 1954. En 1955, il passe le concours national d’agrégation et devient membre de l’Académie de chirurgie. En 1955, il fait un voyage en URSS ! Le voyage en URSS de ces médecins d’Algérie, invités par l’Institut de la tuberculose à Moscou, suscita bien des commentaires. Cette invitation survenait quelques semaines après le 1er novembre 1954, il y avait avec lui des collègues musulmans, je ne sais comment le choix des invités fut décidé à Moscou, ce dont je me souviens, c’est que ces médecins revinrent d’URSS avec une étiquette de communiste, qui ne devait pas énormément leur porter chance par la suite.

Seror a la chaire de pathologie chirurgicale, et dirige un moment le service de chirurgie du Centre Pierre et Marie Curie, construit sous Mustapha, opère aussi à la clinique des Crêtes, dans laquelle il me fait prendre des gardes de nuit à la période la plus critique de la guerre, il a une activité chirurgicale intense. Il fait partie de ceux qui soignent tous les malades, tous les blessés. Dans les semaines qui précèdent l’assassinat de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons, Joseph Seror a été l’objet d’une tentative d’assassinat perpétrée par l’OAS, des tueurs s’introduisirent à l’aube dans son appartement, son cuisinier fut gravement blessé et « achevé » d’une balle dans la tête sous ses yeux, par miracle cet homme que l’on avait cru mort fut sauvé par le Pr. Goinard. On a rattaché cette tentative d’assassinat à un article de journal accusant nommément certains praticiens, certaines cliniques, de donner leurs soins aux blessés du FLN. Dans le même temps, une tante de ma femme, gynécologue à Alger, citée dans le même article, survécut au plasticage de son cabinet.

Seror et sa femme quittèrent Alger en catastrophe, se réfugièrent quelques semaines chez un frère, pharmacien à Paris, dont la pharmacie fut peu après plastiquée par l’OAS en France. Il se présenta aux autorités universitaires, et fut nommé par les Affaires étrangères et l’Éducation nationale chef d’un service de clinique chirurgicale au Laos, où on lui avait alloué un vélo de fonction… Puis il fut envoyé à la faculté de Phnom-Penh, où il fit passer les premières thèses cambodgiennes. Ayant eu à donner ses soins à la reine mère, il fut nommé commandeur de l’Ordre royal de Sa Majesté la Reine, mère du roi Norodom Sihanouk.

Au bout de deux ans, en 1963, il quitte le Cambodge et est nommé à Strasbourg, mais décide de revenir à Alger ! De 1964 à 1969, il jouera un rôle important dans l’émergence de la chirurgie algérienne, tant hospitalière qu’universitaire, par ses activités chirurgicales et d’enseignement, technique, publications, thèses, jurys de concours, inspiration de travaux, chirurgie expérimentale, conférences d’internat, participation aux premiers Congrès, etc. De cette époque datent les publications que je fis avec lui et le Pr. Mentouri. Ce n’est qu’en 1969 qu’il rejoindra son poste à Strasbourg. Seror est aujourd’hui considéré en Algérie comme l’un des pères de la chirurgie algérienne. Sa photographie peut être vue devant l’amphithéâtre de la Clinique Chirurgicale A à Alger.

Quel fut l’exercice chirurgical de cet homme, à Miliana puis à Alger ? Un exercice que l’on ne connaît plus, celui de la chirurgie générale, à Miliana surtout, cela signifiait être à la fois un chirurgien digestif, gynécologue, orthopédiste, urologue, et savoir opérer la cataracte, et savoir traiter le traumatisé crânien qu’il faut trépaner en urgence. Et être de garde toute sa vie, 24 h sur 24. Dans son métier, il avait le diagnostic sûr, l’esprit clair, la main adroite. Nous le vîmes à l’œuvre après une fusillade en novembre 1961 à Parnet submergé par les blessés, opérant sans discontinuer la plaie du cœur qu’il suturait avec la maîtrise d’un chirurgien thoracique, et celles de l’abdomen.

Mon beau-père, le docteur Pierre Léonardon

Quand je connus celle qui deviendrait mon épouse, à la fac d’Alger en novembre 1960, son père était décédé depuis un an : le Dr Pierre Léonardon, installé à El Biar, médecin au service de tous les patients, était souvent appelé, la nuit, dans des endroits improbables, pour donner ses soins à d’autres personnes que ses patients habituels. Un matin, à cinq heures, des policiers en civil sonnèrent à sa porte et, devant ses enfants, il fut arrêté, menotté, et emmené. Il fut conduit au camp de Lodi, dans lequel il resta de novembre 1956 à janvier 1957, date à laquelle il en sortit, sans motif d’inculpation, sans explications, sans jugement, sans dossier. Il mourut à Alger en 1959, à l’âge de 47 ans.

Étudier la médecine à Alger pendant la guerre d’indépendance

J’ai dit les anciens, je vais raconter les jeunes, les étudiants en médecine. Que pouvais-je devenir dans ce milieu ? Pour moi il n’existait qu’un seul métier possible, depuis l’école primaire. Un jour, nous avons été conduits, de l’école de la rue Darwin à un local du côté du Ruisseau, dans lequel on nous a fait subir des tests, on avait neuf ans je crois, c’était la première fois que ça se faisait. Une dame, une psychologue, sans doute, m’avait posé la question rituelle : « Qu’est- ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » J’avais répondu : « Chirurgien. » Et, dans sa grande indulgence, on était quand même dans un quartier très pauvre, et les tests d’habileté auxquels j’avais été soumis ne devaient pas être très concluants, elle avait posé une deuxième question : « Et si tu ne peux pas devenir chirurgien tu voudrais faire quoi ? » Et dans ma grande innocence, j’avais répondu « médecin » et elle avait dit : « Mais c’est la même chose ! » Et j’avais répondu, de bonne foi et sans insolence : « Non Madame. » Et qu’on me parle de prédestination !!!

Enfin je vais m’inscrire en fac des sciences puis de médecine. Mais auparavant, juste avant d’être inscrit en fac, au milieu de l’année du bac, j’ai retrouvé, daté du 21 mars 1956, un blâme prononcé par le conseil de classe à l’encontre de l’élève de maths élém Timsit Georges, pour travail et résultats insuffisants. Ce blâme pour travail insuffisant m’était adressé deux mois après le jour où j’avais été écouter, au cercle du Progrès, Albert Camus en appeler à une trêve civile, avec mon père et mon copain Tewfik Bouattoura avec qui j’avais été en vacances en Allemagne, avec notre prof d’allemand. Tewfik Bouattoura, futur ambassadeur d’Algérie à l’ONU ! Nous étions à coup sûr les plus jeunes de ceux qui écoutaient Camus.

Mon professeur de philo, normalien de la même promotion que Sartre, attentif au devenir de ses élèves, était venu me parler de mon blâme en me conseillant de réviser mon orientation, à l’évidence ma place était en philo, pas en maths. J’aimais la philo, mais il n’y avait qu’un seul métier sur terre, n’est-ce pas ? Certes, certains résultats devaient être insuffisants, mais autour de moi il y avait de quoi faire, toute cette année 56, en plus des sections coniques, de la géométrie cotée, des subtilités arithmétiques ! J’ai pourtant eu le bac maths élém et j’entrai à la Fac à 18 ans, en novembre 1956. Novembre 1956, deux ans après novembre 1954. La guerre d’Algérie a fait de moi un triple étudiant : j’étudierai avec mes profs, avec mon père, avec la guerre.

Je ne me contentai pas du PCB, décidément, je cherchais les ennuis, car je m’étais inscrit au SPCN et au diplôme de chimiste, tout cela constituant une propédeutique valable aussi pour les études de médecine. J’habitais toujours dans le cabinet de mon père qui s’était agrandi. Nous avions loué l’appartement d’en face et fait tomber la cloison, le cabinet occupait trois pièces, et la famille, qui comptait maintenant quatre enfants, occupait quatre pièces, j’avais ma propre chambre et mon père avait pu acheter une voiture, une 11 CV Citroën, la fameuse Traction avant ! Dans le cabinet venaient toujours les Européens et les Indigènes, mon père les soignait tous et les écoutait tous. La proportion des Indigènes qui venait se soigner chez nous était plus élevée que celle des étudiants algériens à la Fac… Le 19 mai 1955, l’Union générale des étudiants musulmans d’Algérie avait lancé son appel à la grève illimitée et, dans l’immensité du pays, il semblait que ça n’allait pas très, très bien entre les Européens et les Indigènes.

Je peux donc témoigner d’octobre 1957 à octobre 1962, de ces cinq années passées dans la médecine coloniale finissante, de ces deux mondes, la fac, et Mustapha, car les CHU n’existaient pas encore… Mais ils furent programmés dès 1958. Mais c’était quoi, cette fac de médecine d’Alger ? Une petite fac de province, des études au rabais ? Non, c’était une des facs du peloton de tête ! Quand je commençai mes études, il existait 12 facultés de médecine françaises : Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Lille, Strasbourg, Bordeaux, Rennes, Montpellier, Nantes, Nancy, Alger et 10 écoles de médecine dont celle de Nice. Quelle était l’histoire de cette fac de médecine d’Alger ?

De 1831 à 1836, il y avait eu une première école de médecine d’Alger installée par l'armée. En 1855, fut créée la seconde école de médecine et de chirurgie d'Alger, qui devint faculté mixte de médecine et de pharmacie en 1909, sous la direction d'un chirurgien lyonnais, le doyen Curtillet. Parmi les titres de gloire de cette fac, la généralisation de l’anesthésie en circuit fermé, la voie d'injection sous-clavière, le développement de la chirurgie thoracique, et on a dit que le Scialytique, qui a sa place dans tous les blocs opératoires du monde, aurait été inventé par Vérain, notre professeur de physique. Le Pr. Benhamou y avait développé la transfusion sanguine et monté l'un des premiers centres de dessiccation du plasma, qui, après le débarquement, fournit en produits sanguins les armées alliées. Et les Américains permirent à cette fac de s’initier très vite aux nouveaux progrès de la chirurgie. Pour rappel, les deux autres facultés de médecine en Algérie ont été créées en 1958, à Oran et à Constantine, l’université de Dakar fut inaugurée en 1959 en tant que 18e université française et c’est en 1962, après l’indépendance du Sénégal, que l’école de médecine de Dakar se transforma en faculté.

La fac d’Alger était, quand j’y entrai, la seule fac de médecine française de toute l’Afrique, et elle avait un niveau estimable. De 1959 à 1961 il y eut la création des CHU, et Alger suivait le mouvement. En effet, le général de Gaulle prit ses fonctions présidentielles le 8 janvier 1959 et Michel Debré celles de Premier ministre. Or Michel Debré, fils du grand patron de pédiatrie Robert Debré, avait, en Alger déjà, en janvier 1944, présenté au Comité français de libération nationale le projet de Robert, qui était d’unir par convention les grands hôpitaux publics et les facultés de médecine. L’ordonnance votée au dernier Conseil des ministres de l’année 1958 précise que dans les villes sièges de facultés de médecine sont créés les CHU, et le Pr. Jean Bernard affirme que le système des conférences d’internat-externat représente ce qu’il y a de meilleur dans l’enseignement : c’était déjà le nôtre !

C’est dans ce contexte, marqué et par la guerre et par ces réformes, que je commence à étudier. D’abord stagiaire, puis externe, ce sont les années de découverte de la maladie, du malade. Le centre de cette activité clinique était le grand hôpital de Mustapha, structure pavillonnaire qui ressemblait beaucoup à l'hôpital Edouard-Herriot de Lyon. Mon histoire commence à la CCA, la clinique chirurgicale A, où je serai stagiaire de novembre 57 à novembre 59, puis plus tard enfermé pour l’oral de l’externat, d’où nous étions extraits un par un avant de présenter la question tirée au sort. Rougeole !

Que fait le stagiaire à Mustapha ? On regarde, on interroge, on apprend à palper, on assiste aux Polycliniques, on n’est pas au BO mais à la Coupole, on remplit les feuilles d’observation, nos patrons nous montrent des cas de rhumatisme articulaire aigu. Je me souviens d’un cas de pithiatisme… Une devise est écrite au fronton de l’amphithéâtre de la CCA : « Il faut avoir beaucoup étudié pour savoir peu » (Montesquieu). Les pathologies locales, les tatouages thérapeutiques, les scarifications ou pointes de feu. Quand on a souffert, beaucoup et longtemps d’un même endroit du corps, on trouve quelqu’un qui a la réputation de soulager. Il va faire « des pointes de feu ». Outre le mal censé guérir le mal, c’est pour nous une indication : des pointes de feu en nombre dans l’hypochondre droit chez une femme qui vient d’une région d’élevage ovin et qui vit dans les champs, avec des chiens de troupeau, c’est, à coup sûr, un kyste hydatique du foie. On voit des cas d’ostéomyélite aiguë des adolescents, des tuberculoses ostéo-articulaires, la tumeur blanche du genou, la coxalgie ! Et aussi des volvulus du sigmoïde, en grand nombre des ulcères gastro-duodénaux, le RAA et ses atteintes cardiaques, hélas pas complètement éradiqué aujourd’hui.

Le matin, c’est Mustapha, la tuberculose comme on ne la verra plus jamais après, les goitres des villages kabyles dans lesquels n’a pas commencé la distribution de sel iodé, l’accès palustre, les dernières typhoïdes, on verra, bien après, les blessés en masse, et s’emplir en même temps la morgue et les services d’urgence. À l’hôpital on voit la misère, on voit aussi l’ignorance, et parfois le comique qui se glisse dans le tragique… Plus l’obstacle de la langue ! La langue arabe, réduite chez moi à une centaine de mots et locutions, alors que ma mère, née à La Goulette, parlait couramment l’arabe tunisien, sa langue maternelle. Chez Lacroix, à Mustapha, les stagiaires remplissent une feuille d’observation de quatre pages, avec descriptions des antécédents et des signes et symptômes, appareil par appareil. À la rubrique « Appareil génito-urinaire » il y a écrit « Maladies vénériennes », nous devons noter si ce patient, qui a plus du double de notre âge, qui ne parle pas français, a eu dans sa jeunesse, ou plus tard, une maladie vénérienne… De Venus, veneris au génitif, vous savez, le coup de pied de Venus, le sabot de Venus, on était dans la mythologie, pas encore dans les MST… Eh bien, avec des difficultés immenses, et l’aide bénévole d’un traducteur, un malade d’un lit voisin, on finit par écrire, convaincu, « pas de maladies vénériennes ». Et à la grande visite, le patron se fait lire l’observation, s’exclame « Comment ça, pas de maladies vénériennes ? », s’assoit au chevet du patient et l’apostrophe : « Schral Tchoupisse ? [1] Cinq fois ? Six fois ? » Et le patient lui crie : « Lala, Docteur, deux fois ! » Imperturbable, Lacroix nous demande de corriger : « Écrivez : “Maladies vénériennes, deux gonococcies déclarées” »… Et cette autre malade qui se plaint d’avoir autant de douleurs après sa cholécystectomie qu’avant, et cette fois-ci j’ai un interprète, aide-soignant, sous un calot blanc.

— Demandez-lui si elle fait un régime.
— T’akoul Bouzelouf ? [2]
— Lala ! [3]
— OUI, Docteur, elle fait le régime !

Traduttore, traditore…

En octobre 1959, je devins par concours, externe des hôpitaux d’Alger. Le 1er janvier 60 commence ma carrière ! Je suis externe et je passe une grande partie de cet externat à Parnet, à Hussein Dey, chez Seror. Gardes et service de chirurgie générale, avec Neidhardt, Stoppa et Rives, qui furent plus tard de grandes figures des universités de Lyon, Amiens et Reims. Mon début fut marqué par un présent magnifique, la corbeille de fruits apportée chez mes parents, et leur fierté : j’avais écouté un enfant qui souffrait sous son plâtre, j’avais changé son plâtre et soulagé ses douleurs, il en avait parlé à son père qui, marchand de légumes et de fruits, s’était enquis de mon nom et de l’adresse de mes parents, et avait porté chez moi… une corbeille de fruits. J’ai eu d’autres témoignages de gratitude, mais, comme disait Brassens, jamais de la vie, on ne l’oubliera…la première fois… la première fois, dans tous les domaines qui soient.

Je me souviens des gigantesques plâtres pelvi-pédieux qu’on nous faisait faire, des toxicoses du très jeune enfant et des perfusions par sous-clavière qu’on nous demandait de placer en garde, et des spléno-portographies par injection directe dans la rate, et des intra fémorales que nous devions pratiquer nous-mêmes, surveillés de loin par des internes eux-mêmes hyper actifs, il n’y avait pas de repos compensatoire.

Quelles étaient les maladies que l’on découvrait ? La syphilis, encore la tuberculose, surtout dans les formes ganglionnaires, ostéo-articulaires, cutanées, les terribles formes respiratoires de la polio, que nous placions dans les « poumons d’acier », le trachome, le kyste hydatique du foie, endémique en Algérie. Nous découvrions l’état sanitaire du pays, médiocre, l’hygiène balbutiante, et l’existence des médecins traditionnels et des marabouts, nous voyions les scarifications, les pointes de feu.

Qui étaient nos patients ? Là réside peut-être notre grande interrogation, la plupart des patients étaient différents de ce que nous étions, de par leurs traditions, leur éducation, leur mode de vie. Qui étaient-ils, ces gens qui venaient souvent du bled se faire soigner à Alger, ces femmes dysphoniques avec des goitres plongeants qui venaient de Kabylie, cette femme qui paraissait cinquante ans et qui en avait vingt-cinq, et qui venait d’El Oued, avec une ascite d’origine tuberculeuse, jamais vaccinée, jamais soignée jusqu’à présent ? Et qui étions nous, nous qui avions choisi médecine, après sept années de Ronsard et d’Agrippa d’Aubigné, d’équations régissant les hyperboles et les ellipses, de classification de Mendeleïev, de Marignan, Pavie, Robespierre et aussi Shakespeare et Cervantès ? Seul Cervantès peut-être avait connu ces gens, autrefois, quand il avait fui Alger pour tenter de rejoindre Oran et qu’il s’était caché dans ce que l’on appelait alors la Grotte Cervantès, pas loin de Belcourt, qu’on faisait parfois visiter aux enfants des écoles et qui, aujourd’hui, au lieu d’être le siège d’un monument dédié à l’amitié algéro-espagnole, est un terrain vague abandonné ?

Qui étaient-ils, ces gens que nous ne connaissions pas vraiment, écartelés entre la « science », et j’emploie les guillemets, et la « tradition », et je mets les guillemets ? Je veux citer Mouloud Feraoun, il donne en quelques phrases dans Jours de Kabylie la réponse, je cite :

Les merveilles de l’arithmétique, la règle du participe, la rotation de la terre, c’est lumineux. Faut-il pour cela nier devant les vieux khouans l’existence des sept cieux, faut-il expliquer aux vieilles que les amulettes ne guérissent que les imaginations déréglées ou mettre en doute les multiples vertus des sourates ? Il faut comprendre. Eh bien moi j’ai fini par comprendre. J’ai compris l’année où j’ai eu la fièvre. La fièvre, nous savons tous ce que c’est. Il y a les moustiques et il y a la quinine Pas de discussion possible. Je grelotte sous les couvertures. Le cheikh vient me voir à la maison. Tu as la quinine ? Oui. Ca ne passe pas ? Non, c’est le troisième accès. Écoute. Je crois que nous touchons la fièvre. Mon grand-père écrivait contre le paludisme, mon père l’a fait aussi. J’essaie à mon tour. Ne fais pas l’esprit fort. Au fond, les microbes, tout le reste, c’est bon quand on se porte bien. Mais quand on est malade, on se dit autre chose, n’est-ce pas ? On est là tout petit, tout faible entre les mains de Dieu. Et, en définitive, c’est lui qui guérit. Réfléchis une minute. La quinine, je ne dis pas le contraire. Quand même, il faut essayer.

Feraoun a tout dit, mais imaginez un gamin de 19 ans sorti du lycée, confronté à une infinité de malades venus du village de Feraoun ? Pourtant, je pouvais comprendre, mon père m’avait appris la réponse d’Ambroise Paré à qui le remerciait d’avoir guéri un patient : « Je le pansais, Dieu le guarit » !

Un de nos aînés se retrouve, dans la Basse Casbah, avec un professionnel des soins de santé traditionnels avec sourates et liquide sacré ; cet homme achète de grandes quantités de comprimés d’aspirine qu’il pile, et prépare ainsi ses remèdes ; interrogé par le Dr Safar, il lui répond : « Vous savez comme moi, Docteur, qu’il n’y a que l’aspirine pour soulager les douleurs, et la prière. » Un matin je ponctionne à mains nues les abcès froids d’un vieil homme, qui sort un portefeuille et en extrait un document et me montre la citation qu’il a obtenue avec sa croix de guerre, citation signée d’un certain général Pétain, où il est écrit « spahi d’un grand courage »… Cet homme a risqué sa vie à Verdun pour sauver son officier.

Voilà les matinées, et puis, l’après-midi, nous étions des étudiants, comme ceux qui faisaient lettres ou droit. Mais nous, l’après-midi, les deux premières années, nous dissections les cadavres, et nous la savions vraiment, notre anatomie ! Et autour de la Fac nous avions l’Otomatic, le Coq Hardi, la Cafétéria, le Milk Bar. Voilà l’hôpital et la fac, mais pour être chirurgien il faut avoir passé l’internat.

Il fallait deux ans pour préparer l’internat, et je m’y suis attelé dès octobre 59. De Gaulle était au pouvoir et le concours d’Alger avait sens : nous étions nombreux à le préparer. Pour ce faire, la procédure était la suivante ; nous allions nous présenter à un collègue déjà interne, et qui préparait les plus jeunes au concours, en constituant une « conférence d’internat », une « écurie », qui comportait une dizaine de membres, quelquefois un peu plus. Je sollicitais Guelpa en chirurgie et Sudaka en médecine, et j’eus aussi, pendant un temps, Neidhardt en chirurgie. Nous avions un programme à préparer, un certain nombre de « questions ». En effet, l’unité de base, c’était « la question d’internat », quelque chose correspondant à environ deux heures d’écriture, avec un plan parfaitement précis. Une fois par semaine, nous nous réunissions, soit dans une salle à Mustapha, soit au domicile même du conférencier. La conférence durait de 18 ou 19 h à minuit, rarement plus tard. En effet, pendant de longues périodes, il y avait à Alger un couvre-feu à partir de minuit. Le problème, c’est qu’il suffisait d’un « événement » dans la journée pour que, brusquement, le couvre-feu soit fixé à 20 h par exemple, et il n’était pas évident de le savoir, en général c’était annoncé par Radio Alger, mais nous n’avions pas tous un poste ou un transistor sous la main. Bref, au début, les conférences fonctionnaient bien, et nous avions octobre 1961 comme objectif, les meilleurs seraient nommés, il y avait 15 places au concours, et encore quinze postes « d’internes provisoires », qui pourraient « faire fonction d’interne » pendant un an et espérer être nommés au concours suivant, en octobre 1962…

Las ! La sérénité nécessaire à la continuité du travail et à la concentration fut de plus en plus troublée par l’accélération des événements, comme le putsch des généraux, le 21 avril 1961. Tel jour, un très gros attentat remplissait le service des urgences de Mustapha, et quand l’attentat survenait le soir, nous étions souvent en train d’aider nos aînés à opérer à l’heure de la conférence.

Je me souviens aussi d’un soir où je rentrais chez moi, vers minuit, à Belcourt, le couvre-feu avait été décrété et je ne le savais pas, et je rentrais dans la Traction avant prêtée par mon père pour la soirée, dans ces rues désertes dans lesquelles patrouillaient des soldats, je revoie ces rues désertes dans lesquelles je conduisais très lentement, surpris et inquiet, et arrivant en bas de chez moi, j’aperçus mon père, s’adressant du balcon à une patrouille, disant qu’il m’attendait, que j’étais à l’hôpital, que j’arriverai en Traction, et qu’ils pouvaient m’arrêter mais pas me tirer dessus, ils m’arrêtèrent, je confirmai que j’étais le fils de leur interlocuteur, je garai la voiture et montai chez moi après un bref contrôle.

Bientôt nous sûmes que la date du concours serait retardée. Les plus naïfs s’en réjouirent, ils auraient un peu plus de temps pour être fins prêts. Les plus malins ricanaient, disant que la date coïnciderait avec celle des fêtes de l’Indépendance. Mais la plupart des collègues se démotivaient, certains voulaient partir, il y eut l’épisode des barbouzes, la situation était de plus en plus confuse et dangereuse, et de plus, une suspicion se glissait partout, qui était OAS, qui était « libéral », bientôt qui était traître. Bien qu’un consensus faisait qu’en conférence on ne parlait que des questions d’internat, les débuts de la rencontre tournaient autour des derniers événements, on s’évaluait les uns les autres, certains étaient très adroits pour détourner les questions embarrassantes, d’autres moins. Je me souviens que l’un d’entre nous, qui se destinait à être psychiatre, avait réussi à nous suggérer d’analyser la guerre que nous vivions… d’un point de vue uniquement psychiatrique.

Bientôt je restais seul, du groupe de copains et d’amis qui avions déjà préparé ensemble nos examens et l’externat. Le concours 1961 fut fixé à février 1962.

Mon année 1962

Ouf ! À un moment nous avions vraiment craint qu’il n’y ait plus de concours. Certains s’accommodaient de cette hypothèse, trouvant absurde un concours qui ne déboucherait sur rien. On ne connaissait pas l’expression « emploi fictif » à l’époque, mais n’était-ce pas ce qui nous attendait ? C’est à cette époque que la devise de Guillaume le Taciturne, que mon père m’avait enseignée, prit pour moi sa pleine signification : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »

J’ai persévéré, j’ai passé les épreuves. Les sujets de ce dernier concours, maintenant, me paraissent révélateurs des temps qui changeaient sous nos yeux, comme notre histoire changeait, et nous, nous étions précipités, et dans l’histoire politique, des guerres et des meurtres, dans cette histoire qui roulait à l’envers, et dans l’histoire des sciences, des progrès des techniques, et de tout ce que ma génération allait découvrir en quelques décennies. En médecine, « Formes cliniques du tabès », un vrai sujet du XIXe siècle. En chirurgie, « Les anévrysmes artériels », sujet d’aujourd’hui et de demain. Je me souviens avoir terminé ma copie par une phrase dont je me sentis fier : « Les résultats de cette chirurgie seront bons… À condition de respecter les Impératifs Catégoriques de la jeune, mais déjà brillante Chirurgie Vasculaire. » Point final de la copie. Cette chirurgie qui était en train de naître sous nos yeux, j’y croyais, et j’avais aidé Stoppa à faire la première greffe d’aorte à Parnet, mais le malade était mort, et moi j’y ajoutais Emmanuel Kant !

J’ai été nommé au concours en février 1962, promotion 1961, je crois 8e sur 15, il n’y avait pas d’Algériens, la grève était totale, il y avait deux filles, nous étions les internes des hôpitaux d’Alger, la cuvée de ceux qui ne seraient jamais, en réalité, d’anciens internes des hôpitaux d’Alger ! Je finissais mon stage d’externe à Parnet, pour prendre, enfin, mes fonctions d’interne, et je me préoccupais de commencer à préparer mon examen de cinquième année, totalement délaissé au profit de la préparation de l’internat. Nous étions en mars.
Le 15 mars étaient assassinés ceux dont nous honorons ici la mémoire.
Le 18 mars, étaient signés les accords d’Évian.
Le 19 mars à midi, proclamation du cessez-le-feu sur tout le territoire algérien.
Le 22 mars à Bab El Oued, six jeunes appelés du contingent sont abattus.
Le 23 mars, l’OAS prend le contrôle de Bab El Oued, isolé du reste d'Alger par l'armée qui fait intervenir l'aviation. L'OAS proclame la grève générale et organise une manifestation devant se rendre à Bab El Oued en passant devant la Grande Poste, à l'entrée de la rue d’Isly. Le matin mon père passe les barrages pour aller ravitailler ses vieux parents et son frère handicapé. Le 26 mars a lieu dans l’après-midi la fusillade de la rue d’Isly. Les blessés arrivent à l'hôpital Mustapha, il y aura 80 morts. Parmi les victimes, un de nos grands aînés, en fin d’internat, Jean Massonnat, qui se rendait chez un patient. Une des sœurs de mon père, habitant tout près, fut témoin du drame, fort heureusement elle ne fut pas blessée. Merci à sa fille Jacqueline d’être ici. Pour certains, c’est le FLN qui a organisé le massacre, ils déferlent sur Belcourt où 10 musulmans sont lynchés. Au soir, de Gaulle, demandant au peuple français de voter « oui » au referendum portant sur l’autodétermination, dit qu’en faisant sien ce vaste et généreux dessein, le peuple français va contribuer, une fois de plus dans son Histoire, à éclairer l'univers.

Six jours après, je prends mes fonctions d’interne à Mustapha, dans le service d’urologie que j’ai choisi pour premier stage. Deux semaines après, la nuit, un attentat a lieu à la Fac. Le lendemain la faculté d’Alger est fermée. Le 8 avril, les accords sont approuvés, en France par referendum. Le service d’urologie continue à fonctionner, sauf que chaque jour, un infirmier en moins, un médecin en moins, puis les malades disparus, on dit que des commandos viennent les achever dans leurs lits, la peur, la panique, l’absence totale de visibilité. On sait que l’indépendance est à notre porte, mais qui sera encore vivant ? Plus de fac et un hôpital presque virtuel sauf les blessés. Peu de temps après, un dimanche, grève des transports en commun, je vais rejoindre, chez sa grand-mère, Catherine avec laquelle je dois passer la journée à la Madrague, si nous trouvons une voiture pour nous y mener… Je suis arrêté par les gardes mobiles, relâché quelques heures après. Le bruit court qu’à Paris, on aurait décidé de supprimer les sursis des étudiants d’Alger, et décidé leur incorporation immédiate. La Décision est prise, on va s’éloigner un moment, Catherine est majeure depuis 13 jours, nous nous marions sans publier de bans, le 24 mai et nous allons de la mairie à l’aéroport. Le lendemain la mairie explosera, puis le 7 juin aura lieu l’incendie par l’OAS de la bibliothèque universitaire.

À l’aéroport, ceci est une autre histoire, nous avons attendu trente heures. Après avoir franchi par miracle un cordon de CRS qui en interdisait l’accès, nous avons pris un vol sur Marseille, rejoint des parents exilés dans l’arrière-pays niçois. Nous avions quitté Alger, et pendant deux mois, l’Histoire s’est arrêtée pour nous. Nous partîmes en voyage de noces, en auto-stop et avec chacun un sac scout, comme on disait alors, sur le dos. Zagreb, les lacs de Plitvice, Thessalonique, Istanbul, Athènes, la Crète, Brindisi, Rome. Nous sommes rentrés en France, l’Algérie était indépendante, nous pouvions retourner à Alger et enfin reprendre nos études. Retour fin juillet. Un oncle de Catherine vint nous accueillir. Il n’y avait plus de voitures dans les rues d’Alger. Nous sommes à Alger pour y rester, Catherine est en vacances universitaires, et se préoccupe cependant de ses examens, elle est inscrite à quatre certificats de licence, on vit en famille chez ceux qui sont restés.

Moi je retrouvai Stoppa à Parnet, je l’aidais tous les matins et je prenais des gardes à Mustapha, quelques semaines, j’ai rouvert le cabinet de mon père rue Adolphe Blasselle, les après-midi, il n’y a pas de médecins en ville, j’encourage mon père à rentrer. Presque tous les médecins et infirmiers français avaient quitté l’Algérie. Au mois d’août 1962, à la réouverture de l’hôpital Mustapha, on trouvait quelques chirurgiens algériens et aussi des Irakiens et des Syriens envoyés par leurs pays. Les médecins français qui étaient restés étaient très peu nombreux. Parmi eux, Jayet, Stoppa, Pierre Colonna, mon estimé confrère, ici présent, qui va ajouter son témoignage, infiniment précieux, au mien, dont l’épouse, Fanny Colonna, présentera en 1967 un mémoire consacré à Mouloud Feraoun sous la direction de Mouloud Mammeri, qui avait été le prof de français de ma femme à Ben Aknoun.

Fin août, pas de nouvelles de la fac d’Alger, par contre une rumeur nous apprend qu’il y aurait à Marseille une session d’examens de sciences pour les étudiants d’Alger. On se renseigne, et on va à Marseille le 20 septembre. Catherine passe trois certificats, et, ô merveille !, j’apprends qu’il y a, le lendemain je crois, une réunion extraordinaire du corps de l’internat des hôpitaux d’Alger dans le but de réintégrer ces internes dans les internats des autres villes hospitalo-universitaires françaises ! J’assiste à cette assemblée générale, et le choix se fait, par ordre d’ancienneté et de mérite. J’ai une place à Strasbourg, deux heures après l’AG est cassée, pour je ne sais quel vice de forme. Deuxième choix : je suis nommé interne en surnombre des hôpitaux de… Paris ! Le 25 septembre, nous sommes de retour à Alger. Début octobre, Catherine reçoit ses résultats, elle est reçue à ses trois certificats et on lui fait part de la deuxième session, celle qu’on appelle d’habitude la session d’octobre : elle aura lieu, pour les Algérois, à Paris, début novembre. Nous avions décidé de rester à Alger, mais toujours pas de fac, pas d’examen pour moi. La validation française de mon internat à Alger n’existe plus, puisque je suis en surnombre à Paris. Et puis le monde tremble une nouvelle fois : c’est la crise des fusées à Cuba, cela faisait longtemps que l’histoire ne nous interpellait pas. Je suis en observateur dans les manifs, au Foyer civique j’entends la foule crier : « Volontaires ! Pour Cuba ! » Il y a, certains soirs, des fusillades encore dans les hauts d’Alger, je descends passer la nuit à Mustapha.

Fin octobre, notre décision est prise, nous irons finir nos études à Paris. Nous arrivons à Paris, rendons visite à un ami qui s’exclame : « Tu viens pour l’examen ? » Il y a, le surlendemain, l’examen de 5e année de médecine pour les Algérois ! Il me donne dix kilos de polycopiés, Catherine va faire pour moi les démarches d’inscription, je travaille 24 h, je passe l’examen, je suis reçu. Et quelques jours plus tard, j’ai un poste d’interne « en surnombre » à La Pitié. Et ce fut l’immersion dans l’internat de Paris, la formation à marches forcées. La Pitié, Boucicaut, Lariboisière et Bichat. Je vais rencontrer et aider les plus grands, et Christian Cabrol et Henri Bismuth, et dans leurs services et à l’Hôpital américain de Neuilly j’apprendrai incidemment que je viens de participer à une intervention sur un ministre, sur un dignitaire étranger…

L’interne d’Alger en surnombre à Paris va tenter de faire oublier son accent pied-noir, tenter de mériter d’être appelé par ses pairs, mon cher Collllllègue, avec cette infinité de llllll dans la prononciation du mot. Mais au bout de deux ans, âgé de bientôt 27 ans, il fallait cesser d’être sursitaire, il fallait faire son service militaire. Après mes classes à Vincennes, l’école des Élèves officiers de réserve du service de santé à Libourne, l’infirmerie de garnison de Versailles, il y eut une séance de grand choix, il y avait toutes les villes de garnison, de France métropolitaine et d’Outre-mer, et des postes à l’étranger, en coopération. J’ai choisi de faire mon service militaire en coopération, « à l’étranger ».

J’ai choisi… Alger.

Retour à Alger

Ce fut ce que je crus être la dernière tentation de l’interne des hôpitaux d’Alger que je ne pouvais me résoudre à ne pas être. J’embarquai ma 2CV dans un bateau à Marseille, et j’arrivais au vu de la baie d’Alger, une belle fin de matinée d’avril. Et je retrouvai, avec l’Algérie, le bonheur.

J’allai tout droit à Mustapha, à la CCA, le patron, c’était mon oncle, le Pr. Seror, vivant après l’OAS ! Revenu du Cambodge, avec Pierre Roche et un chirurgien de la frontière algéro-tunisienne, Bachir Mentouri, Si Bachir... J’ai travaillé énormément, avec enthousiasme, passion, j’aimais cette Algérie indépendante, nous avons découvert dans notre 2CV, les Aurès et la Kabylie, le Mzab, Touggourt et El Oued.

J’ai appris la chirurgie de la thyroïde et du kyste hydatique du foie, j’ai moi-même été, à mon tour, conférencier d’internat pour quelques futurs internes des hôpitaux d’Alger. J’ai rejoint Phéline au labo d’anatomie de la fac, j’ai fait des cours là où j’allais entendre mes cours il y avait si peu de temps… J’ai aidé mes aînés, français et algériens, opéré, appris beaucoup, enseigné un peu. Je me suis senti si bien pendant cet étrange service militaire que je croyais avoir été nommé interne des hôpitaux d’Alger à vie… Et j’ai voulu rester à Alger à la fin de mon contrat, et je me suis mis en disponibilité de l’internat de Paris une année. Or c’était devenu problématique. Car l’Histoire s’était encore une fois accélérée sous nos yeux.

J’avais débarqué à Alger sous la présidence de Ben Bella. Il se tournait, sous les amphithéâtres de notre faculté, La Bataille d’Alger, et des chars de figuration manœuvraient dans la ville, et nous voyions des figurants déguisés en paras du général Massu parader sous la caméra de Pontecorvo… Le 19 juin 1965 au matin, les émissions de Radio d'Alger sont remplacées par de la musique militaire, Ben Bella a été arrêté, des chars et des hommes en tenue de combat font mouvement dans la ville, à midi le colonel Boumédiène annonce la création d'un Conseil de la révolution qui assume tous les pouvoirs.

À Mustapha, l’émotion était grande, mais assez silencieuse. Les praticiens français observaient pour la plupart un devoir de réserve, mais la forme des événements, sauf à en comprendre le fond, nous inquiétait au plus haut point. Je me posai à nouveau la question : « Pourrais-je continuer à jouer mon rôle d’IHA ? » Ce fut possible, grâce au Pr. Haddam.

Le Pr. Tedjini Haddam, chirurgien thoracique formé en URSS, qui avait été vice-président de l'Assemblée constituante, qui était alors ministre des Habous, et qui devait être plus tard ministre de la Santé, me permit de rester une année de plus en Algérie. Je me souviens avoir été avec Mentouri dans son service, situé un peu plus bas que la CCA. Je lui dis que j’avais aidé Christian Cabrol, que j’admirais la chirurgie cardiaque, que je sollicitais un contrat de coopérant civil, alors que je savais que ces contrats venaient d’être abolis. Il me regarda, regarda Mentouri, et, me désignant du menton, lui demanda : « Il est bon ? » Sans se départir de son sérieux, Mentouri répondit laconiquement : « Oui ! » J’étais pendant encore un an un interne des hôpitaux d’Alger !

Avec mes patrons, j’ai participé à des publications et aux Journées maghrébines. Grâce à Mme Benalleg, première agrégée algérienne de l’université française et présidente de la Société de médecine d’Alger, et au professeur Zmerli, chef de service d'urologie à Alger et ancien ministre de la Santé de Tunisie, se tiendront chaque année dès 1965 les Journées maghrébines médico-chirurgicales, à tour de rôle dans l'un des trois pays en commençant par le Maroc. En 1966, ces Journées se tinrent à Alger, sous la présidence de Mme Benalleg et l’invité d’honneur était le grand pédiatre de Necker-Enfants malades, le Pr. Mozziconnacci, ami de la famille de ma femme, qui m’avait accueilli à Paris, et qui m’avait aidé à y préparer mes stages. Tout le Congrès fut invité « au Palais d’été », et nous fûmes tous présentés à ceux qui nous recevaient debout, le président Boumédiène et, à sa gauche, un jeune homme, qui serait plus tard le président Bouteflika.

Nous n’étions pas seuls à Alger, de l’équipe d’étudiants d’avant l’indépendance. Nous y avons retrouvé Jacky Atlan et son épouse, restés en Algérie, Jacky exerçait, à Rivet, un travail énorme, seul pour une population nombreuse, et il m’envoyait quelquefois des patients à opérer à Mustapha, porteurs de lettres de recommandations suaves. À lui aussi je rends hommage aujourd’hui. Et j’ai eu la joie de voir arriver, coopérant comme moi, un autre ami, Jean-Louis Safar, qui vint passer une année à Mustapha, dans le service de cardio du Pr. Toumi, avec notre ami, futur ministre de la Santé, Omar Boudjelab. Toute cette équipe partage un souvenir épique, le rallye du CHU d’Alger de 1966. Je me souviens d’énigmes qui parlaient de la patronne, et il fallait passer à Mahelma, et certains allèrent à Notre-Dame d’Afrique, et d’un mystérieux nombre 14, et il fallait passer à l’Arbatache… Et des méchouis, et des chansons qui clôturèrent la mémorable soirée, dignes des carabins que nous étions encore. Je reste à Alger jusqu’en avril 1967, mais il faut, à l’issue du contrat octroyé par le Pr. Haddam et qui ne peut plus être renouvelé, repartir à Paris pour deux ans si je veux valider mon internat… Les dés en sont jetés, je rentre à Paris, deux ans d’internat, deux ans de clinicat, une année chef de service de l’hôpital de Tulle… À la fin de mon cursus, je vais m’installer à Nice, dans une clinique, et je vais travailler, travailler, travailler.

La Guerre des étoiles…

De 67 à 87, j’allais régulièrement en Algérie, en famille, comme si je n’étais pas chirurgien. En avais-je fini avec cet internat des hôpitaux d’Alger ? J’ai bien failli le croire. Un internat, normalement, ça dure quatre ans. Pour moi, il avait duré deux mois avant l’indépendance, et encore deux mois après l’indépendance. Et encore deux ans, ceux de la Coopération. En principe il n’était donc pas fini, mais je ne croyais plus le voir se prolonger. Et pourtant… C’est la guerre des étoiles qui m’y a plongé à nouveau. Et il allait durer encore vingt-cinq ans !

Je m’explique. En 1987, Philippe Mouret pratique la première cholécystectomie par cœlioscopie à Lyon… La technique en était hasardeuse. François Dubois, à Paris, est informé, rencontre Mouret, fait un gros travail de chirurgie expérimentale sur le porc, et élabore une technique sûre en 1988. En 1989, j’ai rencontré Dubois et, avec un collègue, commencé à pratiquer cette technique, décriée par tous les Mandarins.

Nous vivions, 200 ans après 1789, ce que les Américains ont appelé la « Second French Revolution », ce formidable progrès que notre génération a fait faire à la chirurgie. Je m’y suis totalement investi, et je réfléchissais, au-delà des progrès qui me semblaient évidents, à la iatrogénie propre à cette technique. J’étais convaincu, et du progrès, et du risque, mais aussi de l’existence d’une méthode de prévention du risque. L’avancée technique avait eu lieu en France, les premiers effets négatifs ont été décrits en France… J’eus l’idée de faire éviter à d’autres certaines erreurs que nous avions commises, par ignorance ou maladresse, mais que nous étions les seuls à connaître. Je ne fus pas de ceux qui exportèrent la « Second French Revolution » en Amérique, je redevins, spontanément, un… interne des hôpitaux d’Alger. En octobre 1992, je me fis inviter par Djilali au Congrès de la société algérienne de chirurgie. J’y retrouvai avec plaisir d’anciens collègues, mon ancien patron le Pr. Mentouri, mes compagnons d’internat, des élèves da la petite conférence d’internat que j’avais mise sur pied en 1966, et j’assistai à la première séance de ce congrès, où la chirurgie cœlioscopique n’avait, bien sûr, aucune place. Après que Zitouni, premier orateur, qui fut le chirurgien attitré du président de la République algérienne, après donc que Zitouni eut présenté une remarquable communication classique sur le reflux gastro-œsophagien, au moment des questions réponses, je le félicitai, et me permis de dire qu’il aurait pu conclure en évoquant l’apparition récente d’une nouvelle technique, la cure du reflux gastro-œsophagien par cœlioscopie, qui ne demandait qu’à faire ses preuves…

Zitouni, qui a toujours joint à ses très grandes compétences une modestie non feinte, se bornant à me dire « Je ne suis pas informé », le modérateur de la séance, dont je tairais le nom, estimant sans doute qu’il y avait dans la salle soit un déséquilibré mental, soit un perturbateur malveillant et venu de l’étranger déstabiliser le Congrès algérien, cesse de modérer et me dit d’un ton sévère : « Monsieur, pour La Guerre des étoiles, vous reviendrez dans dix ans. » Je revins l’après-midi même, je montrai mes cassettes en disant : « La Guerre des étoiles continue… » Et là, le Pr. Hammad, qui est le modérateur, comprend tout de suite que la Révolution est en Marche, me demande de le rejoindre à la table des présidents de Séance, et je rentre à Nice, un nouveau lien s’est créé.

Je fonde le Club méditerranéen de chirurgie endoscopique, première séance le 22 décembre à la clinique St-George à Nice, démonstration, non pas une vésicule, mais un colon sous cœliochirurgie : invité d’honneur, Djilali d’Alger ! Parfaitement convaincu, Djilali m’invite à faire une journée d’initiation à la chirurgie cœlioscopique à Alger en février. De 1992 à 2000, les contacts vont être permanents, le CMCE va croître et embellir, il tiendra ses congrès sur diverses rives, partout chirurgiens algériens, tunisiens et français, et tant d’autres, de tous les rivages de notre Méditerranée, vont se rencontrer, se confronter, s’affronter, s’adapter à la nouvelle réalité.

Voici les souvenirs de cette décennie. Mais puis-je oublier comment les Algériens l’ont appelée, cette décennie, pendant laquelle des médecins furent, encore une fois, « précipités dans l’histoire » ? Puis-je oublier que, invités par les collègues de la 2e Région militaire, à Oran, infirmières, opérateurs, moi-même, nous étions conduits d’une résidence de l’armée, fermée et ultra-sécurisée dans laquelle nous étions logés, à l’hôpital militaire par des chauffeurs répartis dans trois voitures, avec à la droite de chacun un accompagnateur bénévole laissant traîner sur le plancher une kalachnikov, et que nos voitures passaient, comme par miracle, les feux rouges devant les policiers, sans coup férir ?

Puis-je oublier le collègue d’Annaba qui, entrant dans notre club, m’expliqua au dernier moment que, certes je pouvais venir opérer chez lui, mais qu’il serait obligé d’assurer ma sécurité en me faisant escorter par un véhicule de l’armée ? Puis-je oublier le dîner de gala à Oran, en fin de Congrès, dans une propriété gardée et le passage des invités  sous un portique de détection ? Puis-je oublier l’hôtel El Djezaïr et les chicanes pour y entrer en voiture, et la fouille des coffres ? Puis-je oublier que le 15 juin 1993, le professeur Mahfoud Boucebci, psychiatre de renommée internationale, le père de la psychiatrie algérienne, fut poignardé à mort devant son service à l’hôpital Drid Hocine de Kouba ? Mahfoud Boucebci avait écrit pour ses élèves sa conception de la psychiatrie :

Être psychiatre, c’est emprunter une longue route, pas toujours facile, mais mon souhait c’est qu’au terme d’une longue, riche carrière réussie, vous puissiez vous dire : « J’ai chaque jour essayé de soigner la souffrance sans jamais en tirer un profit, j’ai chaque jour respecté l’homme dans son essence libertaire. »

Pourra-t-on oublier Abdelkader Alloula, directeur du Théâtre d’Oran, frère de Dalila, notre fidèle collègue gynécologue, assassiné le 14 mars 1994 ? Oublier l’écrivain Tahar Djaout, assassiné quelques semaines auparavant, alors que j’étais à Tlemcen pour y promouvoir les techniques cœlioscopiques, et j’ai appris ce crime de la bouche du père du chirurgien qui m’y avait invité… Voilà, j’étais à nouveau avec mes collègues algériens, à Alger, à Oran, à Tlemcen, et la guerre était là, toujours là !

Nous avons pourtant continué, à travailler ensemble, à imaginer ensemble. Et pas seulement en Algérie et en Tunisie, nous avons aussi travaillé au Caire, à Tunis, Cascais, Naples, Tanger et Amman. Dans notre Club, il y a eu un Palestinien, Moussa Abou Odeh de Gaza, un Israélien, Moshe Dudaï de Jérusalem, ils portaient le même prénom, Moïse, comme le personnage de Kamel Daoud, que Camus appelait l’Arabe, devenu Moussa, dans la Contre- enquête. Coïncidences qui interpellent. Dans le cadre du CMCE, lors d’un Congrès à Tel Aviv, un collègue tunisien fera le Journal de 20 H de la principale chaîne israélienne, se rencontreront à Nice les représentants égyptien et israélien du CMCE, puis les fondateurs des Sociétés de chirurgie laparoscopique du Liban et d’Israël.

En 2000, la situation en Algérie est, semble-t-il, apaisée. Et en 2000, à Beyrouth, le Club va prendre une nouvelle dimension, nous y avons créé la MMESA, association de chirurgiens endoscopiques des pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient, et j’y ai parrainé les membres maghrébins. Et nous avons continué à nous rencontrer à Athènes, Istanbul, Malaga, Damas, Beyrouth, Le Caire, Palerme, Tunis, Catania, Naples et Venise, et toujours il y aura des Algériens et des Français.

Dans la MMESA, l’Algérie a pris toute sa place : en novembre 2016, la MMESA tenait son 16e Congrès à Oran, sous la présidence de mon illustre ami le Pr. Boubekeur, membre du Club depuis les premiers jours... Pendant ces jours de Congrès, en novembre 2016, je suis redevenu, en rêve, un interne des hôpitaux d’Alger, d’une ville d’Alger qui commençait à l’aéroport de Dar el Beida et qui se prolongeait, sans difficulté, jusqu’aux plages d’Aïn el Turk, effaçant les rivalités historiques des années 60 entre Alger et Oran… Pour la première fois, les affiches de ce Congrès international étaient écrites en arabe, en français, en anglais et en tamazigh.

À l’issue de ce Congrès dans la préparation duquel je m’étais investi avec la « French Academy of Surgery », je fus élu membre de cette illustre assemblée, et intronisé en janvier 2017… Élu, grâce aux Algériens, à l’Académie française de Chirurgie, dans mon grand âge, ce n’est pas banal !

Et demain ? Nous avons proposé à des chirurgiens algériens, dont plusieurs femmes, la création d’une association de prévention du risque opératoire. La Sapro (Société algérienne de prévention du risque opératoire) est née, et sera présentée en novembre 2017 à Alger aux Congrès de chirurgie algérien et maghrébin ! Nous allons, encore, travailler ensemble, demain… Mais, en parlant de demain, je n’oublie jamais la phrase de Victor Hugo : « L’avenir n’est à personne, Sire ! L’avenir est à Dieu. »

Mesdames, Messieurs, ce colloque a été pour moi l’occasion d’affirmer que la médecine est une profession privilégiée, une profession qui peut permettre de traverser l’histoire avec dignité, cette dignité dont firent preuve les médecins que j’ai évoqués. Merci d’avoir bien voulu entendre le témoignage de cet « interne du dernier concours », sans cesse revenant en Alger, comme pour y poursuivre un internat perpétuel, de cet élève de l’école de la rue, comment doit-on dire, Darwin, Darvin, mais peut-être, dans cette langue que je ne maîtrise pas, « Dar ouin ?  Où est ma maison ? »

Georges Timsit
Membre associé de l’Académie nationale de chirurgie
Communication lors du colloque « La santé en Algérie avant l’indépendance »
15 mars 2017
Texte paru dans Le Lien numéro 68


Notes :

  1. « Combien de « chaudes-pisses » ?
  2. — Vous mangez de la tête de mouton ?
  3. — Non !

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