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Pierre et Claudine Chaulet, un engagement algérien


Pierre Chaulet, né à Alger en mars 1930 et Claudine Guillot née à Longeau (Haute-Marne) en avril 1931 se rencontrent en décembre 1954 chez André Mandouze, professeur de langue et littérature latines à Alger depuis 1946 et engagé pour l’autonomie de l’Algérie depuis son arrivée à Alger. Pierre, sous la direction de Mandouze, prépare avec d’autres étudiants français et algériens, ses camarades, un numéro de Consciences Maghribines, dont le premier numéro a paru en février 1954, Claudine est une étudiante de Lettres classiques de Mandouze.

Un couple mixte

Pierre et Claudine se fiancent aux vacances de Pâques à Ben Aknoun et se marient le 12 septembre 1955 à la mairie d’Alger et à l’église d’Hussein Dey, sous la présidence du curé Jean Scotto, pied-noir libéral, ami de la famille Chaulet, devenu après l’indépendance algérien et évêque de Constantine. Ce mariage est présenté par Claudine comme un « mariage mixte » entre une Française de France, fille de fonctionnaires laïques et républicains (mère agrégée d’histoire, père officier de gendarmerie) et un Français d’Algérie (3e génération), fils de catholiques sociaux.

Cette double origine n’est pas sans marquer leur parcours commun. Pierre est en effet le fils d’Alexandre Chaulet, syndicaliste catholique fondateur et responsable de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) à Alger, et est lui-même formé par le scoutisme catho et étudiant engagé à la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), très sensibilisé aux inégalités sociales et aux discriminations raciales. Claudine, elle, est arrivée avec ses parents, résistants au nazisme, à Oran en 1942 et à Alger en 1946. Après le lycée, elle y fait des études de Lettres classiques, puis en 1953 au Musée de l’Homme à Paris au CFRE (Centre de formation aux recherches ethnologiques) constitué par Leroi-Gourhan, où elle rencontre aussi Louis Massignon, islamologue catholique très proche de la mystique musulmane soufie.

Externe à l’Hôpital Mustapha de 1950 à 1954 puis interne, Pierre engagé à la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne) est aussi très proche des SMA (Scouts musulmans algériens), de l’UJDA (Union de la Jeunesse démocratique algérienne) et de l’AEMAN (Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord) : il côtoie ainsi, entre autres, Redha Bestandji, Mahfoud Kaddache, Mohamed Salah Louanchi qui épousera une sœur de Pierre, tous collaborateurs de Mandouze à Consciences Maghribines. L’année 1955-56, année des négociations pour l’autonomie interne puis l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, c’est aussi, en Algérie, l’année du rassemblement progressif de toutes les forces patriotiques et nationalistes autour du FLN. Le jeune couple, engagé auprès des responsables du FLN à Alger, rencontre Abane Ramdane, le chef politique à Alger, le 21 septembre 1955. La participation de Pierre, engagé depuis le début des années 1950, et de Claudine à la lutte de libération nationale va se confirmer et s’accentuer, avec des prises de risques. Au moment de la naissance de leur premier enfant en juin 1956, ils participent à Alger dès ce même mois au journal du FLN El Moudjahid installé à Tunis. Pierre est arrêté par la DST à Alger en février 1957, emprisonné et jugé, puis expulsé d’Algérie le 7 mai 1957. Il s’installe provisoirement en France, soutient sa thèse de doctorat à Paris en décembre 1957, puis part le 20 décembre pour Tunis où Claudine se trouve déjà depuis novembre.

De 1957 à 1962 à Tunis

Claudine fait sa première rentrée universitaire en Sciences sociales à Tunis sous la houlette du professeur Berthelot. Pierre, qui s’est spécialisé auprès du professeur Lévi-Valensi à Alger dans les maladies pulmonaires et la tuberculose, travaille au service des tuberculeux à l’hôpital de Tunis et au service de la santé de l’ALN-FLN. Il est aussi engagé par Abane Ramdane auprès de Redha Malek et Ahmed Boumendjel pour El Moudjahid à Tunis. L’assassinat de Abane Ramdane au Maroc par les siens (le colonel Boussouf en serait le responsable) provoque un premier choc chez nos deux jeunes gens qui suivent attentivement les événements en France, en Algérie et dans le monde arabe. Ils font aussi la connaissance de Frantz Fanon qui deviendra un de leurs amis proches. Claudine encadre en 1959 avec Janine Belkhodja le groupe des moudjahidate démobilisées aux frontières et envoyées à Tunis : c’est l’année du plan Challe en Algérie, très efficace contre les maquis de l’ALN.

En 1961-62, ils sont associés à la préparation des contributions pour les négociations, en particulier à la demande de M’Hamed Yazid du GPRA, et à la préparation des accords pour le statut de l’Église catholique en Algérie après l’indépendance, avec le soutien de Mgr Duval qui mandate de son côté l’abbé Scotto à cet effet. C’est ce qui permettra à cette Église de bénéficier d’un statut de « protégée » en Algérie où, aujourd’hui encore, elle dispose de cinq diocèses (Alger, Oran, Constantine, Hippone-Annaba, Laghouat). Ils s’occupent aussi du rapatriement en Algérie des réfugiés algériens de Tunisie à partir de mars 1962. Ils sont à Paris le 1er juillet 1962 et y fêtent l’indépendance de l’Algérie dans un banquet organisé par la Fédération de France du FLN (la 7e wilaya) qui a soutenu financièrement l’effort de guerre de l’ALN et du FLN. « Nous avons quitté la Tunisie sans regrets, exaltés par ce qui nous attendait à Alger et vivement pris par l’idée du retour », écrit Claudine.

Dans l’Algérie indépendante (1962-1994) : leur engagement d’Algériens

Ce sont « trente-deux années d’heures exaltantes, en participant activement – douloureusement parfois – à la construction d’une Algérie nouvelle », écrit Pierre, qui a pris tout de suite la nationalité algérienne. Il travaille en médecine à l’hôpital Mustapha où il donne des cours de pathologie respiratoire et de thérapeutique avec son collègue Djilali Larbaoui dès janvier 1964, crée avec celui-ci en mai 1965 le « Comité algérien de lutte contre la tuberculose » (association bénévole), qui devient membre de l’UICT (Union internationale contre la tuberculose) et publie avec ses collègues les premières Recommandations sur le diagnostic et le traitement de la tuberculose pulmonaire en avril 1966. Il participe ensuite à des congrès internationaux à New York (1969), à Moscou (1971) et en 1972 à la 4e Conférence régionale de la tuberculose à Ouagadougou, qui constitue pour lui son premier contact avec les pays d’Afrique Noire. Il est élu en 1975 délégué à l’APC (Assemblée populaire communale) d’Alger (quartier d’Hydra), reconnaissance de son engagement pour son pays natal.

Claudine choisit le Mara (Ministère de l’Agriculture et de la Réforme agraire) et participe aux projets de nationalisation des terres appartenant à des étrangers et aux « Comités de gestion » (modèle d’autogestion yougoslave) des biens agricoles vacants et des grands domaines : c’est pour elle une première déception avec les difficultés rencontrées dans cette réforme agraire improvisée et peu efficace ; elle note même que celle-ci prend « une allure d’expulsion ethnique » à propos des propriétaires étrangers. Elle participe à la création du CNRESR (Centre national de recherches en économie et sociologie rurales) au sein de l’Inraa à partir de 1970. Elle enseigne la sociologie rurale à l’université d’Alger et forme les étudiants sociologues en DEA. Elle est élue en 1975 déléguée à l’APW (Assemblée populaire de wilaya) à Alger : elle y éprouve à la fois l’impression d’être utile, par exemple pour les projets d’urbanisme, et « la frustration de ne pouvoir influer vraiment sur les grandes décisions » prises ailleurs.

Engagés tous deux dans des projets de réforme des études médicales (Pierre) ou des expériences de recherche pluridisciplinaire au CNRESR (Claudine), ils vivent cette période des années 1965-75 comme particulièrement féconde : ils voient en même temps la scolarisation massive des enfants (écoles et CEM pour garçons et filles), l’amélioration du système de santé et d’autres réformes utiles. Le bilan est cependant déjà plus mitigé pour Claudine (réformes agraires et rurales mal étudiées), qui voit en outre le CNRESR supprimé en 1975. Elle quitte alors le ministère de l’Agriculture et l’Inraa pour entrer au Crea devenu ensuite Cread ( Centre de recherche en économie appliquée au développement) créé par Abdellatif Benachenhou et d’autres économistes en 1975. De 1976 à 1988, Claudine est enseignante-chercheur au Cread dans l’équipe « Agriculture » qui comporte deux volets, l’un centré sur les questions économiques, l’autre sur les enquêtes de terrain. Elle participe en août 1976 à Torun (Pologne) au 4e Congrès de sociologie rurale qu’elle enseigne en faculté à Alger. Elle prépare activement sa thèse de doctorat qu’elle soutient à la Sorbonne en 1984, sous le titre La Terre, les Frères et l’Argent, dans laquelle elle étudie le rôle de la famille dans les exploitations et la pression des facteurs économiques. Mais l’enseignement de la sociologie est arabisé, et elle ne parle pas assez l’arabe pour continuer à enseigner directement ; elle encadre alors des magistères en arabe : la situation est ainsi plus difficile pour elle que pour Pierre.

En 1986, ils adhèrent à la « Ligue algérienne des droits de l’Homme » présidée par maître Miloud Brahimi, dont une enquête sur les prisons fait apparaître les dysfonctionnements du système judiciaire. En 1986, Chadli est président depuis 1979 (date de la mort de Boumediene) et le système du FLN parti unique arrive « à bout de souffle ». Deux ans plus tard, en octobre 1988, ce sont les émeutes estudiantines et de jeunes à Alger, Oran et ailleurs réprimées dans le sang. Quant à Pierre, il continue un travail fructueux à Alger et à l’OMS en tant qu’expert de la tuberculose dès 1981 et participe à un « Cours international sur la lutte antituberculeuse » organisé conjointement dans un pays développé (la France) et des pays en développement (l’Algérie pour lui et ses collègues) de 1983 à 1988, puis seulement en Algérie de 1989 à 1993 : au total, 250 médecins ont bénéficié de ce cours, dont 150 au moins venus des pays d’Afrique Noire. Ce travail collectif donne lieu à la publication du Cours international en deux volumes en 1988 sous le titre Planifier la lutte contre la tuberculose aujourd’hui. Pierre est envoyé en mai 1988 comme consultant OMS au Viet Nam, ce qui constitue pour lui une ouverture et une expérience élargie, puis à Téhéran en janvier 1990. Il y constate « la montée d’une vague de conformisme social et de religiosité ostentatoire », qui gagne aussi le Maghreb, puis l’Égypte dans ces mêmes années.

De 1988 à janvier 1994, ils vivent ce qu’ils appellent la « déconstruction », avec les dérives de la nouvelle politique algérienne : leur rêve d’une Algérie démocratique, socialiste et ouverte s’effondre avec l’arrivée des nouveaux responsables soumis, selon eux, à la Banque mondiale, au FMI, à l’économie de marché capitaliste d’un côté, et à la montée de l’Islam politique de l’autre. Ils avaient déjà déploré le « Code de la famille » en 1984 vu comme une régression et une islamisation des mœurs, et Claudine, plus critique que Pierre, parle de la révision constitutionnelle de 1989 (pluripartisme ouvert au FIS entre autres) comme d’une « couverture officielle à la liquidation progressive des acquis sociaux de la période antérieure et à l’intrusion de l’islamisme politique en Algérie », en particulier l’intolérance à l’égard des jeunes filles et des femmes. Cela aboutit à la victoire du FIS aux élections communales de 1991, puis au 1er tour des législatives en décembre 1991, et à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992, vu comme un coup d’État par les uns et une nécessité démocratique par les autres. Après cet arrêt et la mise en place du HCE (Haut Conseil d’État) présidé par Mohamed Boudiaf rappelé de son exil au Maroc, un « Observatoire national des droits de l’Homme » (ONDH) est créé en février 1992 par celui-ci et Ali Haroun ; à la demande de ce dernier, Pierre Chaulet en devient vice-président aux côtés de Kamel Rezag Bara, président.

En 1992, Pierre est chargé de mission pour la Santé au sein du cabinet de Belaïd Abdesselam devenu Premier ministre et il développe la projet des « Programmes locaux d’action sanitaire » (Plas) qui sont présentés aux responsables locaux de la santé au cours de séminaires régionaux. Il mène aussi une révision de la nomenclature des médicaments, pour un contrôle des prix entre autres choses. En 1993, il est victime de menaces islamistes affichées contre lui à la mosquée de Koléa, et il est mis sous escorte de policiers gardes du corps. « Nos derniers mois en Algérie sont difficiles…L’espoir est perdu de vivre, à court terme dans une République moderne et démocratique, véritable Ètat de droit garantissant à tous ses citoyens l’égalité des droits et des devoirs, reflet institutionnel d’une société fraternelle, ouverte et tolérante », écrit-il. La désillusion est ressentie encore plus vivement par Claudine qui, outre cette déception politique, éprouve surtout une désillusion morale et culturelle : malgré leur choix de la nationalité algérienne, elle se sent « étrangère » en Algérie. Elle écrit : « Ce qui nous effrayait, c’était l’agressivité de certains musulmans qui étaient en train de se muer en majorité, qui ne ressemblaient en rien aux musulmans que nous avions connus et qui nous avaient accueillis fraternellement comme des militants et, plus tard, comme des concitoyens … Régnait un conformisme étouffant et notre vie de liberté était niée. Cela se doublait, pour nous et pour Luc (fils aîné), du fait que nous avions un type physique, une allure générale et surtout un nom (et des prénoms) qui criaient leur origine externe…Nous nous sentions – et nous nous sentons toujours – d’une certaine manière déconnectés des nouvelles façons de vivre, des nouvelles valeurs qui s’imposaient progressivement dans la vie sociale : le culte de l’argent, l’apparence de la réussite sociale par tous les moyens, la promotion des plus médiocres et des plus opportunistes » [1].

Pourquoi P. Chaulet est-il menacé d’être éliminé ? C’est un « kafir » (un mécréant), principal argument avancé contre lui. Il est pénible pour un Européen, a fortiori pour une Française d’origine métropolitaine devenue algérienne par choix, d’être vue comme une « étrangère », parce que non-musulmane dans une Algérie marquée par l’islamisme politique et un ressentiment anti-colonial toujours latent ou affirmé par certains.

La dernière période (1994-2012)

De 1994 à 1999, c’est l’exil forcé. Les Chaulet quittent provisoirement l’Algérie en février 1994 et s’installent à Paris. Le mot « exil » marque bien l’arrachement pénible à leur enracinement algérien car, en même temps, ils sont « étrangers » en France sans passeport français. Il leur faut trouver hébergement et moyens de subsistance. Pour Pierre, c’est d’abord un cycle de conférences que lui assure l’OMS, d’abord en Afrique du Sud, Égypte, Maroc, Djibouti, puis à Genève où il rejoint l’équipe du « Programme mondial contre la tuberculose » du docteur Arata Kochi jusqu’en 1998. Claudine, elle, vit à Genève sans y travailler, passant une semaine par mois à Paris auprès de sa mère veuve. Pierre connaît un moment familial douloureux avec le décès de deux de ses sœurs, Suzette en 1995, et en 1996 Anne-Marie veuve de Salah Louanchi, longtemps inspectrice générale de l’enseignement primaire en Algérie. 1996, c’est aussi l’année de l’assassinat des moines de Tibhérine en avril, puis de Pierre Claverie évêque d’Oran avec son jeune chauffeur Mohamed le 1er août à son retour d’Alger [2], et celle de la mort du cardinal Duval en mai, tous proches du couple : cela est vécu douloureusement par eux, et en particulier par Pierre, pied-noir catholique pratiquant depuis toujours. Il reste vice-président de l’ONDH : un colloque est organisé à Alger par cet Observatoire en septembre 1997 sur le thème : « Formes contemporaines de la violence et culture de la paix ».

Claudine prépare un rapport portant sur l’Algérie pour ce colloque intitulé « Comment une société peut-elle se guérir elle-même de la violence ? », dont le texte est publié dans les Actes du colloque et, en annexe, dans leur autobiographie. Ils reviennent à Paris en mars 1998 (Pierre, 68 ans, est atteint par la limite d’âge) et y restent jusqu’en mars 1999 : ils vivent un nouveau deuil avec le décès de la mère de Claudine en juin 1998.

Ils rentrent en Algérie en 1999, après l’élection à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. « Notre retour au pays, écrivent-ils, était à la fois une affirmation de notre fidélité à nos engagements antérieurs et un acte de confiance dans l’avenir de la société algérienne, même si certains aspects de la vie sociale et politique récente restent déconcertants et laissent de nombreuses questions en suspens. »

Pierre se réinsère dans le milieu professionnel et participe à la « Commission nationale de la réforme hospitalière » et aux travaux du « Comité national de lutte contre la tuberculose ». Claudine se met à la disposition du département de sociologie de l’université de Bouzareah où elle encadre des magistères et des doctorats, y compris à Constantine et à Oran avec le Crasc (Centre de recherches en anthropologie sociale et culturelle). Ils restent attentifs et sensibles à tout ce qui se passe en Algérie, leur pays : Pierre est satisfait de voir des étudiants en médecine « soucieux de se perfectionner, prêts à se dévouer pour leurs malades ». Claudine est plus désabusée, qui voit des jeunes gens et des jeunes filles passifs, pris dans un conformisme social et religieux. Ils participent à de nombreuses cérémonies commémoratives et à des colloques, en particulier sur Frantz Fanon en juin 2004 et avril 2005 où ils évoquent son parcours de psychiatre engagé et de militant anticolonialiste. Puis à un colloque organisé par leur ami Abdelkader Djeghloul en septembre 2005 sur la pensée politique algérienne : ils y font une intervention sur la question de la population coloniale en Algérie de 1940 à 1960, avec une mise en perspective historique critique dans laquelle ils distinguent les choix politiques divers des pieds-noirs, des ultras de l’Algérie française aux libéraux, en passant par la grande masse de ceux qui ont subi les « événements » sans bien les comprendre, sans oublier le petit nombre qui, comme eux, a fait le choix de l’Algérie indépendante [3].

En 2006, ils sont affectés par la mort d’amis de longue date, Jacques Charby, André Mandouze, Pierre Roche. En juin 2007, ils participent à une cérémonie d’hommage organisée pour le 17e anniversaire du décès de leur beau-frère Salah Louanchi, où Pierre rappelle ses activités de permanent des SMA, de militant du PPA (Parti du peuple algérien), et d’initiateur de l’AJAAS et de Consciences Maghribines, précisément avec Mandouze, Roche, lui Chaulet et d’autres. Enfin, ils se sont rapprochés politiquement de l’ANR (Alliance nationale républicaine), parti laïque fondé en 1995 par leur ami Redha Malek, ancien premier ministre jusqu’en 1994.

Conclusion : bilan provisoire

Dès le début des années 1950, et plus encore dès le 1er novembre 1954, Pierre Chaulet se sent et s’affirme, par sa naissance et ses engagements contre toutes les formes d’injustices sociales et ethniques et les comportements racistes, algérien à part entière, de même que Claudine fera avec lui le choix d’être algérienne peu après, même s’ils sont restés plus francophones qu’arabophones et surtout non-musulmans. Ils voulaient, comme Pierre Claverie, une Algérie plurielle et tolérante : un rêve peut-être. Ils considèrent qu’ils ont vécu deux exils, celui de 1957-62 à Tunis du fait des autorités françaises, celui de 1994-1999 à Genève et Paris du fait des menaces islamistes contre eux. Ils ont vécu aussi le problème de l’éducation « algérienne » de leurs enfants ; il peut y avoir un « porte-à-faux » pour ceux-ci, pour Luc obligé de s’affirmer musulman pour épouser une Algérienne, et pour leurs filles, Anne mariée à un Français et vivant en France, Ève divorcée d’un Algérien et remariée, partageant sa vie entre la France et l’Algérie.

En dépit des difficultés et des malentendus parfois, ils restent fiers de leurs choix et du travail qu’ils ont pu accomplir dans leur pays de naissance ou d’adoption. Non-musulmans et français d’origine, ils écrivent : « Alors que nous ne nous sommes jamais sentis exclus comme algériens, de plus en plus nous nous sentons perçus comme des étrangers parce que non-musulmans. Par respect pour ce que nous ont appris nos parents, en continuité avec l’éducation que nous avons tenté de donner à nos enfants, par fidélité aux principes qui ont fait de nous des Algériens, nous ne pouvons accepter ce marquage indélébile (religieux ou autre) par les choix antérieurs des générations passées ». Interrogés sur leur parcours par le journal El Watan le 14 avril 2011, à la question finale « Et l’avenir, comment le voyez-vous ? », Pierre répond :

À court terme, confus et mouvementé. À plus long terme avec confiance, parce que je pense que l’intelligence collective reprendra le dessus et que je fais confiance aux nouvelles générations qui ont été formées grâce à – et après –  l’indépendance. C’est eux qui poseront les problèmes en termes nouveaux et sauront trouver, je l’espère, de bonnes solutions, en tout cas meilleures que celles qui ont été apportées jusqu’à présent. C’est leur intérêt et celui de leurs enfants.

Pierre est décédé en octobre 2012 avec cette confiance et cette espérance chrétienne. Pierre et Claudine Chaulet font partie, comme écrit Gilbert Meynier, de cette « mince frange » de pieds-noirs et de juifs d’Algérie qui « non-musulmans, avaient eux, de manière vitale, besoin d’une nation algérienne […] et qui furent d’authentiques algériens, étrangers qu’ils étaient tant au communautarisme de base des arabo-berbères qu’au communautarisme mahométan universel ; et parce qu’ils avaient pratiquement rompu avec leur communauté originelle tant leur engagement était exceptionnel » [4]. Un choix risqué qu’ils ont assumé jusqu’à la fin de leur vie avec un courage qui mérite d’être reconnu à sa juste valeur [5].

En annexe, je terminerai en saluant l’engagement de coopérants exemplaires, comme Renée Chéné appelée par l’abbé Scotto et venue de sa Vendée pour se mettre pendant la guerre de libération au service des populations déshéritées d’un bidonville de la banlieue d’Alger, à l’expérience de qui Germaine Tillion a fait appel pour les Centres sociaux éducatifs. Ou encore le médecin Jacqueline Grenet engagée dans le service pédiatrique de l’hôpital Nedir de Tizi-Ouzou (1963-77), appelée par Mgr Duval et la communauté chrétienne d’Alger, décédée en mai 2012, âgée de 104 ans, à qui Saïd Karamani a rendu un bel hommage lors de ses obsèques à Paris le 1er juin.

Michel Kelle
intervention lors de notre colloque du 7 décembre 2012
publiée dans _Le Lien_ 63


Notes :

  1. C’est, mutatis mutandis, la même impression de profond changement que nous avons ressentie, mon épouse et moi, coopérants merveilleusement accueillis à Tlemcen en 1965-67 par des musulmans ouverts sans aucun prosélytisme puis à Oran de 1982 à 1988, surtout à partir de 1986 où l’islamisme conquérant se faisait très visible en ville. Cela gênait ou choquait évidemment aussi certains Algériens libéraux de nos amis.
  2. Les circonstances ou commanditaires de ces deux assassinats ne sont toujours pas élucidés.
  3. Cf. Ni valise ni cercueil de Pierre Daum : par exemple, Jean-Paul et Marie-France Grangaud, mus par leur foi protestante, docteurs en médecine, qui habitent toujours à Hydra, ou notre ami Guy Bonifacio à Oran, d’une famille communiste, amateur de raï, mon successeur à l’ADFE (Association démocratique des Français de l’étranger) à Oran et élu au CSFE (Conseil supérieur des Français de l’étranger), après moi, en 1988.
  4. G. Meynier, Histoire intérieure du FLN. 1954-1962, p. 251-252.
  5. Toutes les citations, sauf celle d’El Watan, sont extraites du livre de P. et Cl. Chaulet, Le Choix de l’Algérie, deux voix, une mémoire, Éd. Barzakh, Alger.

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