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Hommage de Jean Amrouche aux six inspecteurs des centres sociaux assassinés par l’OAS


23 mars 1962. Séance de commémoration à la mémoire des six inspecteurs des centres sociaux, assassinés à Alger le 15 mars (trois jours avant la signature des accords d’Évian) par un commando de l’OAS, organisée par le groupe d’études et de rencontres des organisations de jeunes et d’éducation populaire. Ne pouvant y prendre part, cloué au lit par la maladie, Jean Amrouche leur a adressé ce message. Trois semaines après, le 16 avril, Amrouche décède à son tour, après avoir épuisé ses forces dans le soutien de la cause algérienne.

« J’aurais aimé être physiquement parmi vous. La maladie m’empêche. Cela ne fait que renforcer ce que j’oserai appeler la présence spirituelle, qui est avant tout une présence de désir et de communion.

Ils étaient six marqués du même signe que les assassins fascistes avaient tracé sur eux, substituant la marque de la mort au sceau de la vie. Car il s’agissait non seulement de six hommes vivant chacun pour soi, mais de six dispensateurs de vie autour d’eux, de donneurs de lumière, de porteurs d’espoir et de semeurs d’amitié. Mais pour cela, il fallait obéir à des règles de conduite strictes et partager une foi commune. Les règles ? Une seule les contient toutes : le respect de l’homme quel qu’il soit, où qu’il soit, et d’où qu’il vienne – la reconnaissance hic et nunc de son droit d’être qui il est et d’être respecté et reçu sous son nom et sous son visage sans déguisement ni masque. La Foi commune, c’est qu’à partir de la reconnaissance de l’Autre, on peut garder une vraie fraternité, dans l’infinie diversité des maisons qui se groupent dans l’enceinte de la demeure d’Abraham.

Cette règle et cette foi, le Fascisme n’en veut pas. Il n’en n’a jamais voulu, pas plus la colonial-fascisme algérien que le national socialisme hitlérien. Traîtres à la race des seigneurs étaient Max Marchand, Marcel Basset, Robert Eymard, puisqu’ils se proposaient d’amener les populations du bled algérien au même degré de conscience humaine, de savoir technique et de capacité économique que leurs anciens dominateurs français. Criminels, présomptueux, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène, Salah Ould Aoudia qui, s’étant rendus maîtres du langage et des modes de pensée du colonisateur, pensaient avoir effacé la marque infamante du raton, du bicot, de l’éternel péché originel d’indigénat pour lequel le colonialisme fasciste n’admet aucun pardon.

Voila pourquoi les six furent ensemble condamnés et assassinés par des hommes qui refusent l’image et la définition de l’homme élaborées lentement à travers des convulsions sans nombre par ce qu’il faut bien nommer la conscience universelle.

Il faut cependant dire un mot particulier concernant Mouloud Feraoun. Il était un éducateur comme ses cinq compagnons dans le martyre. Mais il était aussi écrivain, c’est-à-dire un homme seul investi d’un pouvoir et d’une responsabilité singuliers. L’écrivain, le poète, a une fonction bien déterminée dans la hiérarchie sociale berbère. Il est marqué d’un signe ambivalent, tantôt positif tantôt négatif. Mais quelles que soient les vicissitudes temporelles de sa destinée, il est pour son peuple, qui ne le reconnaît pas forcement, le porteur de clarté. Il lit et traduit en langage clair les remous profond de l’avenir dans le ventre du présent. Et sa mémoire fut le conservatoire du Passé commun. On a voulu, parant toujours au plus pressé et parce qu’au fond on ignorait qui était en lui-même et par lui-même Feraoun, ne voir en lui qu’un fidèle ami d’Albert Camus.

Un honneur si singulier que Feraoun partage avec des milliers d’autres dont plusieurs figurent sinon au nombre de ses assassins, au moins parmi leurs amis, devrait suffire à garder l’existence même de Feraoun. Il y a là de quoi irriter et même indigner.

Cette mort au moins devait conférer à Feraoun l’humble dignité pour laquelle il a toujours témoigné et combattu : être soi-même sans orgueil, mais avec fierté. Être le fils des Aïeuls et le frère de compagnons d’étude et de recherche. Demeurer selon la règle berbère du Rif, fidèle à un double lignage : celui du sang, de l’âme et de la terre, celui de l’esprit ; celui de la Tradition plasmatrice et rudement contraignante, celui de la révolution et de la perpétuelle mise en question.

Quand seul avec lui-même, Feraoun ouvrit les plus hauts débat, je sais bien moi qui suis de sa terre, comment il abordait les questions. Il ne les abordait pas selon des formules prédéterminées par la sagesse des temps anciens, dans la nostalgie et le regret, pas plus qu’en appliquant à sa méditation les formules toutes faites, les stéréotypes qui encombrent les revues et les journaux. Je sais que pour être lui-même, chaque jour, Feraoun devait inventer une attitude devant l’inconnu, et une démarche devant le vertigineux champ des possibles. Maintenant, voici Feraoun rendu à lui –même et confié comme un secret à la mémoire des hommes.

Que les enfants du peuple, que tous les peuples ajoutent son nom à la liste, très brève après tout, des enfants du peuple qui ont écrit leur propre histoire en lignes de vérité pure – qui n’ont triché ni par défaut ni par excès –, qu’ils reconnaissent en lui ce don plus précieux que le génie et que tel est le ton juste et la mesure exacte fermés sur un monde immatériel qui est le battement de cœur humain saisi en de très hauts et très rares moments, ceux où l’homme pose le masque et le couteau et se montre dans sa vérité toute nue. »

Article publié le 18 février 2012 sur le site Devoir de mémoire : Devoir de mémoire.


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