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Mouloud Feraoun et Emmanuel Roblès. Le «Journal et Plaidoyer pour un rebelle» - Amitié et engagement


(À Jean-Claude Xuereb)

Le titre de mon intervention affiche deux noms, deux œuvres et deux notions. Toutefois la mention des œuvres auxquelles je me réfère est centrale sans être exclusive dans mes propos.  Ce qui m’intéresse, à partir d’elles, est d’interroger deux amis dans le lien d’un engagement pour l’Algérie. C’est donc bien un hommage, mais hommage distant au sens où il privilégie l’Algérie et où il ne s’appuie ni sur des témoignages ni sur une familiarité intime : il s’appuie essentiellement sur les textes.

Dans le Journal [1] dont j’ai parlé il y a deux ans dans cette association, complétant mon propos dans le numéro récent d’Algérie Littérature / Action, j’avais souligné le grand intérêt de cette œuvre pour la lecture qu’il permet de faire de la guerre en Algérie. J’avais affirmé que le Journal marquait éloquemment l’entrée de l’écrivain dans une écriture citoyenne qui s’affirmait avec force et s’énonçait sans détour. Je peux rappeler la manière dont, en 1990, Tahar Djaout le présentait :

Le Journal, dernière œuvre élaborée par Mouloud Feraoun, laisse apparaître toutes les énergies créatrices, la puissance de témoignage et les ressources d’écriture que le romancier-conteur, mort à 49 ans, aurait pu investir dans des travaux littéraires ultérieurs. […] Un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité, de scepticisme et d’honnêteté.

En 2007, Arezki Metref affirmait, enfonçant le clou en quelque sorte :

L’écrivain Mouloud Feraoun a besoin de trois choses :
1 : être lu ;
2 : être lu ;
3 : être lu.

Le martyr Mouloud Feraoun, assassiné par les criminels de l’OAS, a besoin, lui aussi, de trois choses :
1 : être lu ;
2 : être lu ;
3 : être lu.

Je ne vais donc pas revenir sur cette œuvre que bien d’autres que moi ont également analysée mais, aujourd’hui, je voudrais rappeler, dans les mots du texte, ce que l’on sait déjà : c’est grâce à Emmanuel Roblès que ce livre est devenu un bien collectif que nous partageons toutes et tous. C’est bien l’éditeur qui permet que vienne sous nos yeux les mots de Feraoun et qu’on puisse mettre en pratique le souhait d’Arezki Metref.

Roblès dans le Journal

La première évidence est d’abord la préface que Roblès écrit puisque l’œuvre paraît à titre posthume après l’assassinat de son auteur. Il précise :

Cette volonté d’agir et de témoigner lui inspira l’idée de publier son Journal, mais au Seuil on hésitait, dans la crainte qu’une telle publication, à l’heure même où les passions s’exaspéraient plus que jamais, n’entrainât des représailles contre l’auteur. Comme je partageais ces craintes, Feraoun m’écrivit pour insister : « S’il ne paraît pas en ce moment, on m’accusera plus tard de lâcheté et alors il vaudra mieux qu’il ne paraisse jamais. »  (p. 10).

Roblès ajoute en note :

Mouloud Feraoun m’avait demandé d’opérer les coupures et d’ajouter les précisions que je jugerais utiles pour l’édition du Journal. On en donne ici le texte intégral avec quelques notes plus ou moins indispensables. R.

Ces notes sont nombreuses [2] : soit des notes factuelles, soit des notes contextualisantes, soit des notes rectificatives, plus rares. L’intervention de l’un ou de l’autre est aussi signalée.

Certaines dates attirent notre attention. On connaît le 22 janvier 1956 et l’Appel : est-il vraisemblable que Feraoun l’ignore ? À mon sens non. Mais si l’on regarde cette date dans le Journal, que note Feraoun (qui n’est pas allé à Alger pour l’occasion) :

Oui, il y a eu cet engagement du côté de Michelet. Les journaux du lendemain ont rendu hommage aux forces de l’ordre qui ont abattu un rebelle ; capturé deux autres sans avoir subi aucune perte. Il est vrai que tous les lecteurs n’ont pas vu passer les ambulances, camions, hélicoptères. Au reste, mieux vaudrait peut-être ne rien dire du tout de ce qui se passe, de ceux qui tombent. Nous n’avons pas là de quoi nous vanter, ni les uns ni les autres…

Et Feraoun poursuit  par une réflexion sur les plus grands élèves dont certains prennent le maquis et sur l’organisation de la résistance des Algériens :

Quoi qu’il en soit le fellah est désormais engagé dans la lutte. Il ne veut peut-être pas encore de rupture définitive […] mais il sait qu’il ne pourra plus faire marche arrière et qu’il ne voudra même pas qu’on lui pardonne parce qu’il estime qu’il n’a rien à se faire pardonner (p. 89-90).

En écho, le témoignage d’un Algérois de l’époque, engagé pour la lutte pour l’indépendance :

Le 22 janvier 1956, Albert Camus vient à Alger lancer, au Cercle du Progrès, son appel pour la trêve civile, ce qui paraît irréaliste, alors que, depuis décembre 1954, les représailles collectives à l’encontre des populations civiles n’ont pas cessé et que la vue aérienne d’un village de Kabylie bombardé fait la une de Paris Match [3].

Dans son Journal, Mouloud Feraoun ne commentera l’Appel qu’après les manifestations européennes contre Guy Mollet, le 2 février 1956, et compare la liberté laissée aux manifestants européens à celle jamais donnée aux autres. L’intégration – traitement égal – est donc un leurre. Il commente alors « l’Appel » et c’est une note de Roblès qui précise le contexte. C’est la première mention du nom de ce dernier dans le Journal lui-même, en association avec celui de Camus à cause de l’événement apprécié :

Je pourrais dire la même chose à Camus et à Roblès. J’ai pour l’un une grande admiration et pour l’autre une affection fraternelle mais ils ont tort de s’adresser à nous qui attendons tout des cœurs généreux s’il en est. Ils ont tort de parler puisqu’ils ne sauraient aller au fond de leur pensée. Il vaut cent fois mieux qu’ils se taisent. Car enfin, ce pays s’appelle bien l’Algérie et ses habitants des Algériens. Pourquoi tourner autour de cette évidence ? Êtes-vous Algériens, mes amis ? Votre place est à côté de ceux qui luttent.

Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge, mauvaise foi (p. 107 et sq.).

Toute la fin de cette page est à lire avec une analyse remarquable du thème cher à Camus des innocents et des coupables, thème développé dans le contexte de chaque conflit violent par de nombreux écrivains. Feraoun développe aussi l’idée de l’irrémédiable changement. Le 18 mars 1956, il juge très sévèrement le vote unanime des pouvoirs spéciaux :

En somme, on demandera à la rébellion de s’avouer vaincue, alors que jusqu’ici, elle a plutôt tenu en échec son adversaire […] Les Français votent les pouvoirs spéciaux pour signifier au monde leur accord. Leur dessein est de reconquérir l’Algérie par les armes et de payer en vies humaines l’enjeu que l’aventure exigera (p. 141).

Quelques jours plus tard, à la date du 27 mars, il note :

Vendredi dernier, je suis allé à Alger […] J’ai vu mon frère et mon ami Roblès. J’ai passé la nuit à la Redoute. R. est à peu de choses près dans le même état que moi. Nous ne nous sommes jamais sentis aussi près l’un de l’autre et nous étions au même point malheureux et las. Nous avons échangé quelques évidences d’une banalité affligeante et nous nous sommes séparés comme si nous allions nous revoir le lendemain (p. 152).

Il décrit ensuite la fouille méthodique et humiliante d’une « foule invraisemblable » de Kabyles à Tizi-Ouzou après qu’un gendarme a été tué.

La mention de Roblès revient à la date du 29 septembre 1956 : « Passé deux jours à Alger. Vu L. I. A. et mon ami E. R. Lu là-bas et entendu des commentaires sur la déclaration Farès dans Le Monde » (p. 213). En date du 2 novembre 1956, nous avons une pause de Feraoun par rapport au récit factuel, pour réfléchir à sa décision d’écrire un Journal depuis une année, pages essentielles de cette œuvre (p. 256-259). C’est en conclusion de ces réflexions qu’il  conclue sur leur amitié :

Je reçois fréquemment des lettres de Roblès. Dans cette faillite de la camaraderie et de l’amitié, la sienne m’est restée fraternelle et entière. Mais Roblès n’est pas seulement un ami ou un Français. Je ne lui donne aucune patrie car il est de n’importe où, c’est-à-dire exactement de chez moi. Pauvre ami, je crois que tu es encore plus à plaindre que moi et ton désarroi d’Algérien non musulman est plus pathétique que le mien. Attendons, comme tu aimes si bien dire quand tu te trouves dans l’embarras (p. 229).

Trois mois et demi plus tard, Feraoun est à nouveau à Alger. On lit, en date du 17 février 1957 : « Je suis revenu hier d’Alger où j’ai passé une journée avec Roblès ». Puis il juxtapose à cette information celle des assassinés par les maquisards à son retour et poursuit :

J’ai revu Alger triste, telle que je l’imaginais. Alger gardée, motorisée, militarisée telle qu’on la décrivait. [ …] J’ai remis à Roblès un cahier relatif à la première quinzaine de ce mois où il est question de notre grève, de MM. D., T. A., une drôle de quinzaine comme on n’en voudrait jamais revivre  (p. 287-288).

Il revient à la date du 18 février sur ses conversations avec Roblès. Passage souvent cité, important puisque Roblès intervient par deux notes pour expliquer et rectifier ce que dit Feraoun, ce qui est rare dans l’œuvre :

Roblès a évoqué devant moi tous ces attentats ; il les trouve odieux, inadmissibles et estime que leurs auteurs n’ont droit à aucune pitié*. Il revient de Paris où il a longuement vu Camus. Camus se refuse à admettre que l’Algérie soit indépendante et qu’il soit obligé d’y rentrer chaque fois avec un passeport d’étranger, lui qui est Algérien et rien d’autre. Il croit que le FLN est fasciste** et que l’avenir de son pays entre les mains du FLN est impensable. Je comprends fort bien l’un et l’autre mais je voudrais qu’ils me comprennent aussi. Qu’ils nous comprennent, nous qui sommes si près d’eux et à la fois si différents, qu’ils se mettent à notre place. Ceux qui m’ont parlé en langage clair la semaine dernière m’ont dit que je n’étais pas Français. Ceux qui sont chargés de veiller à la souveraineté de la France, dans ce pays, m’ont toujours traité en ennemi […] J’ai dit tout cela à Roblès qui n’a rien trouvé à répondre, qui était aussi malheureux que moi et qui admet, lui, ce que les autres refusent [4]  (p.289-290).

Lorsqu’il reprend l’écriture de son Journal après un mois d’interruption, le 1er avril 1958, alors qu’il est à Alger, il mentionne Roblès :

E. Roblès s’évade chaque fois qu’il le peut et vient bavarder avec moi. Lui, de son côté, ne voit pour ainsi dire plus personne ; malgré son tempérament assez optimiste, il est aussi découragé que moi.

Ce soir, nous avons fait un tour à Alger. Par hasard nous avons rencontré Camus qui a été content de me voir et que peut-être je reverrai. » (p. 377).

Le 11 avril, Camus vient effectivement le voir et, pour la première fois, Feraoun note une certaine proximité avec le grand écrivain,  « je me suis senti avec lui immédiatement aussi à l’aise qu’avec E. Roblès » (p. 381). Lors de sa « mission » à Paris (de Gaulle) en décembre 1958, Feraoun voit beaucoup de monde : « Soustelle […] voudrait me voir. Moi pas. Vu toute l’équipe du Seuil, Roblès, Nouelle. Tous ceux que j’ai rencontrés savaient que je n’étais ni français ni intégrable » [5] (p. 404). De nouveau mention d’une visite aux Roblès à Paris en janvier 1960 [6].

Transition… L’art et la guerre

En 1959, l’année où Roblès écrit Plaidoyer pour un Rebelle, pièce sur laquelle je terminerai mon intervention, il publie aussi dans un recueil de quatre nouvelles, L’Homme d’avril, la très belle nouvelle « Le Rossignol de Kabylie » [7]qui, après ce lien fort, à la fois amical et engagé que j’ai voulu souligner dans le Journal, témoigne plus encore que toute déclaration citoyenne, de sa position dans la guerre et de l’amitié des deux hommes puisqu’elle est dédiée à Mouloud Feraoun. On en connaît l’histoire : celle de Noreddine Aït Kaci, vieux poète-chanteur, qui reçoit, sans l’avoir cherché, un jeune officier français qui a acheté le disque de ses chansons et qui tenait à lui rendre visite. Au cours de celle-ci, le vieux barde se met à improviser « un poème sur l’exil et la douleur de l’exilé » qui émeut le jeune officier. En fin d’après-midi, des maquisards viennent chercher Aït Kaci et il se retrouve devant une sorte de tribunal qui l’accuse de pactiser avec l’ennemi et de lui avoir donné des informations. Roblès nous fait vivre de l’intérieur ce que ressent le vieux chanteur et ce à quoi il pense. Quand la décision de l’exécuter est prise, il demande de réciter un dernier poème :

Il dit qu’il resterait mêlé à ces paysages, à ces pentes, à ces fontaines, tant que ses chants dureraient dans les mémoires. Il ne parlait pas de lui mais de son art et de cette âme qui ne pouvait pas mourir puisqu’elle participait de cette terre.

Bouleversés, les maquisards décident de le relâcher.

Sur le chemin du retour, libérant « ce trop plein de bonheur qui l’alourdissait », il chante et reçoit une balle en pleine poitrine dont on ne sait de qui elle vient.

L’efficacité de l’art de nouvelliste de Roblès n’est plus à démontrer, mais ce qui me retient ici, c’est comment, par l’écriture, Roblès plonge au cœur de la guerre d’Algérie. Il ne s’y engage pas seulement en tant que citoyen, ce qu’il a fait, mais en tant qu’écrivain, n’évitant pas les thèmes, les lieux et les personnages qui obligent à regarder le conflit en face. La force de l’art, reconnue de part et d’autre des deux camps ennemis ne peut enrayer dans le feu du conflit l’enchaînement de la violence. Difficile en lisant cette nouvelle de ne pas penser à l’article de Feraoun cette même année 1959 dans la revue Simoun, « Images algériennes d’Emmanuel Roblès » où l’on peut lire :

Cette visite qu’il me rendit au pays kabyle fut suivie de beaucoup d’autres. Il découvrait nos montagnes, ou, du moins, nos montagnards. La beauté sauvage de ces crêtes boisées de bleu l’enchantait, mais, dans nos villages pauvres, il ne se sentait pas étranger et, lorsque, à travers les ruelles, il me précédait de son allure toujours pressée, on aurait dit, à me voir déambuler derrière lui d’un pas nonchalant et timide, qu’il me faisait connaître les lieux comme pour m’encourager à y vivre.

Et cette même année, c’est justement  sur le thème de la violence et du terrorisme – mais pas seulement – qu’il engage l’écriture d’une pièce de théâtre à laquelle l’invisibilité n’a pas permis qu’elle joue le rôle qui aurait pu être le sien dans les débats d’alors et qu’il est temps de remettre à l’honneur.

Fernand Iveton, le Rebelle, alias Keller

11 février 1957 : exécution de Fernand Iveton.  Rappelons ce que nous avons relevé en date du 18 février 1957, dans le Journal, après une visite faite à Roblès à Alger où celui-ci lui transmet l’impossibilité pour Camus d’admettre le fait national algérien en récusant la représentativité du FLN. Mouloud Feraoun développe une argumentation dense sur ce que les Français attendent de quelqu’un comme lui et conclue que la justice demande de rétablir une distinction nationale. Il termine par une affirmation souvent donnée mais tronquée :

J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi Algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui, mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un passeport. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré comme Français. Il n’avait pas d’illusions.

A propos de Plaidoyer pour un rebelle, dans la préface à l’édition américaine en 1967, Roblès a précisé :

Pour ne pas gêner la famille de la victime et à la demande de ses amis, j’ai situé la scène en Indonésie où la guerre contre la tutelle hollandaise a ressemblé, par bien des aspects, à la guerre de libération en Algérie. J’ajoute que cette œuvre devait être créée en 1960, c’est-à-dire très près de l’événement qui l’avait inspirée [8].

Ce déplacement de l’Algérie à l’Indonésie ne s’explique d’ailleurs que si la pièce est écrite pendant la guerre car après, au contraire, il ne se justifiait plus, en tout cas du point de vue de la famille d’Iveton. Fernand Iveton est une figure de la guerre de libération : un roman de Boudjedra l’a inscrit dans sa texture, Le Désordre des choses, en 1990 ; un poème écrit le jour de son exécution, à la prison de Barberousse par une militante, Annie Fiorio-Steiner : « Ce matin ils ont osé/ ils ont osé/ vous assassiner » l’a mis au plus intime de la mémoire algérienne.

Cette pièce mérite une étude plus complète que les éléments sur lesquels je vais m’arrêter. Mais mon objectif est de réfléchir à l’engagement d’Emmanuel Roblès dans le conflit. Pour l’édition américaine toujours, dans la préface, celui-ci en a éclairé la source :

Près d’Alger, en 1957, un ouvrier français, solidaire de l’insurrection algérienne, plaçait une bombe dans l’usine électrique où il travaillait. Il fut admis à l’enquête qu’il avait réglé l’engin pour que l’explosion ne produisît que des dégâts matériels. Son acte relevait du sabotage révolutionnaire, non du terrorisme aveugle. On le guillotina. Il ne peut bénéficier de ces mesures de grâce qu’on accordait à certains terroristes algériens. Dans un climat de passions furieuses ou désespérées, la justice, pour lui, se montra expéditive.

On remarquera tout d’abord le vocabulaire qu’utilise Roblès ici et ailleurs aussi : il désigne le plus fréquemment les Algériens par leur appartenance nationale et non par leur assignation ethnique ; il  parle « d’insurrection algérienne » comme auparavant il a utilisé l’expression de « guerre de libération » ; il évoque une solidarité et l’absence de clémence ; il parle enfin de « sabotage révolutionnaire ».

La pièce est explicite sur cet aspect des choses et l’aurait été sans doute plus si son cadre avait été celui de l’Algérie de 1957 que rien ne nous interdit de reconstituer puisque c’est dans ce contexte que Roblès a écrit. On sait que l’exécution d’Iveton se décide au brûlant de la Bataille d’Alger quand le pouvoir français et les Français d’Algérie voient le danger que représente le ralliement de certains des « leurs » à la lutte de libération nationale : la scène 4 de l’acte III entre le juge Hazelhoff et Van Ooster, le représentant des gros planteurs qui vient, la menace à la bouche au cas où on n’exécuterait pas Keller, est on ne peut plus claire :

Parlons sérieusement, Hazelhoff ! Vous comprenez quelle a été l’émotion de la population européenne en apprenant que l’un des siens avait consenti à un attentat aussi monstrueux ! Parler d’indignation, c’est peu ! […] si des Blancs s’en mêlent, alors nous ne sommes plus sûrs de rien. Le danger est aggravé, la protection plus difficile. Il convient donc de se montrer plus dur, plus implacable pour un Européen qui se retourne, comme Keller, contre les siens !

Hazelhoff a compris la position de Keller, même s’il ne la partage pas concrètement, et tente d’argumenter : « Les siens ? C’est vous qui l’annexez. En ce qui le concerne, il a choisi. Les siens sont dans le camp adverse. Il n’est des nôtres que par la couleur de la peau et il estime que c’est suffisant ! »

Ainsi Roblès donne toute une gamme de positionnements des Français d’Algérie à travers le juge Hazelhoff, le médecin, le Dr. Van Rook et Keller. On peut constater et on peut aisément le démontrer qu’il traite ces trois personnages avec beaucoup de respect. Si sa position est peut-être plus du côté des deux premiers, celui qui force son plus grand respect est bien Keller. Dans le travail sur la psychologie de ce personnage et sur les propos et les actions qui sont les siens, il y a chez Roblès l’acceptation et la reconnaissance du fait national et de l’exigence de liberté, de dignité et d’indépendance du peuple colonisé. Le fait colonial a vécu et il ne propose pas un aménagement. Là où il s’inscrit en faux, c’est par rapport au terrorisme : toute la pièce vise à montrer l’innocence de Keller en tant que « terroriste aveugle ». On se rappelle sa note ajoutée au texte de Feraoun, note que j’ai citée plus haut : « Et le terrorisme aveugle (bombes dans les trolleybus, les bals populaires, les cafés, etc.) défigurait une cause juste. De plus, il nous fermait la bouche à nous, "libéraux", auprès de la population européenne. »

A Keller, il oppose Kajin mais surtout Sédaria. Cette dernière, il l’habille d’une jupe et d’une chemisette « à l’européenne » qui n’a pas manqué de me faire penser à cette photo de militantes algériennes prise dans la cour d’une prison en France ou en Algérie...

Militantes algériennes dans une prison
Militantes algériennes dans une prison

Mais alors qu’on perçoit la désapprobation de l’instance dramaturgique par rapport à ce personnage – en lien étroit à mon sens avec « les poseuses de bombes » qui ont tant fait parler d’elles –, on sent malgré tout que Roblès ne la traite pas de façon manichéiste par un rejet catégorique puisque, dès qu’il la met en scène, il rappelle les sévices terribles qu’elle a subies et qui peuvent expliquer, sinon faire admettre, ses positions.

Il me semble que ce qu’a voulu faire vivre Roblès, c’est le fossé qu’a sans cesse creusé la vie algérienne sous la colonisation. Sur sa position algérienne, il faudrait revenir avec précision sur ses textes autobiographiques comme Saison violente, sur son roman, Les Hauteurs de la ville et sur ces nouvelles et cette pièce de théâtre que je viens d’évoquer : mais ce que je puis dire pour conclure, c’est que ce qui m’a toujours frappée quand je lisais Roblès, c’est l’extrême respect que l’on sent sous sa plume pour les Algériens, même s’il ne partage pas toujours leurs positions. Partageait-il l’enthousiasme de Feraoun quand il reçoit La Question ? Je veux croire que oui :

Reçu la brochure d’Henri Alleg. Ce garçon, il faut lui tirer son chapeau. Tout ce qu’il écrit ne s’invente pas. Les tortures, tout le monde est au courant, l’intéressant à connaître, ce sont ses réactions, celles de quelques autres. Des héros digne d’admiration ! Des gars de cette trempe pourront refaire le monde et, auparavant, « bâtir une Algérie nouvelle »  (p. 383, 18 avril 1958).

Et l’acte de publier le Journal de Feraoun n’est pas seulement un acte d’éditeur mais aussi un acte citoyen et politique, et surtout un acte de fidélité. Il n’est pas étonnant alors qu’E. Roblès figure dans le Dictionnaire biographique de Rachid Khettab publié à Alger en 2013, Frères et compagnons – Dictionnaire biographique d’Algériens d’origine européenne et juive et la guerre de libération (1954-1962).

Christiane Chaulet Achour
Communication lors du colloque « Mouloud Feraoun et Emmanuel Roblès, centenaire d’une amitié » , le 6 décembre 2013
Texte publié en 2014 dans Le Lien numéro 65


Notes :

  1. Les références du Journal sont données dans la réédition en Seuil Points de 2012.
  2. Aux p. sq. : 9, 21, 37, 38, 39, 68, 69, 85, 92, 108, 146, 197, 242, 254, 289, 382, 410, 424, 433, 435, 439, 455, 482 : si toutes ces pages sont notées, c’est pour montrer leur fréquence et leur répartition selon les années.
  3. Pierre et Claudine Chaulet, Le Choix de l’Algérie - Deux voix, une mémoire, Alger, Barzakh, 2012, p. 170.
  4. Encore une fois, il n’est pas possible de citer tout le texte, il faut lire entièrement la p. 290. Les deux notes de Roblès :*Et le terrorisme aveugle (bombes dans les trolleybus, les bals populaires, les cafés, etc.) défigurait une cause juste. De plus, il nous fermait la bouche à nous, « libéraux », auprès de la population européenne.
    ** L’opinion de Camus était plus nuancée. Il pensait qu’une tendance fasciste, à l’intérieur du Front, risquait de l’emporter.
  5. Notons qu’en janvier 1956, après l’Appel, Camus a vu Soustelle alors Gouverneur général de l’Algérie.
  6. C’est dans cette page que Feraoun mentionne la mort accidentelle de Camus.
  7. Je remercie Jean-Claude Xuereb de me l’avoir fait découvrir, il y a quelques années.
  8. Préface d’E. R. à l’édition américaine de J. A. Kilker, Three plays, SIU Press, Carbondale, Illinois, 1967. Cf. l’étude qu’en donne Giuliana Toso Rodinis, Emmanuel Roblès et le grand théâtre du monde, Le Seuil, 1989, pp. 157-180. Notons que ni dans l’étude ni dans les notes, le nom du protagoniste historique n’est donné, Fernand Iveton, ce qui explique l’erreur regrettable du Emmanuel Roblès, une œuvre, une action de Guy Dugas,  qui donne le nom de Maurice Audin (éditions du Tell, Blida-Algérie, 2007), p. 75.

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