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Itinéraire d’un engagement : Emmanuel Roblès


Tout d’abord, je tiens à remercier l’association des Amis de Max Marchand et Mouloud Feraoun et particulièrement son président, Jean-Philippe Ould Aoudia, d’être à l’origine de cette journée consacrée à la commémoration de deux vieux amis, Mouloud Feraoun et Emmanuel Roblès.

Pour tracer cet itinéraire : les années de jeunesse, l’après-guerre, la révolte algérienne, j’ai utilisé des entretiens souvent inédits avec des journalistes, Maurice Chavardès, Marcel Cordier entre autres, avec James Kilker, professeur à l’université de l’Illinois aux États-Unis, des lettres et des carnets de notes conservés dans le fonds Emmanuel Roblès aux Archives de Limoges, et des archives personnelles.

1 – Les années de jeunesse

Ses années de jeunesse sont, on ne s’en étonnera pas, des années de formation, durant lesquelles Roblès accumule les expériences, les impressions et les influences.

Il naît à Oran de père espagnol (mort quelques mois avant sa naissance) et de mère à demi espagnole et vit dans un milieu ouvrier, en majorité espagnol, dans une ville où l’élément espagnol représentait en 1938 45 % de la population totale. Or les « vrais » Français appelaient les Français d’origine espagnole des néo-Français, des « 50 % » c’est-à-dire 50 % de Français, des « caracoles » (escargots) ou des « migas » (sorte de pain perdu) en référence à leur nourriture de pauvres. Roblès et ses camarades qui fréquentaient l’école de la République, se sentaient et se voulaient 100 % Français ; leurs héros s’appelaient Jeanne d’Arc, Napoléon, Victor Hugo, Pasteur (qui sont les héros du jeune Albert Cohen, comme il le relate dans son récit autobiographique O vous, frères humains). Le français est une langue acquise qu’il s’applique à manier correctement, comme la plupart de ses camarades d’origine espagnole qui parlent espagnol à la maison alors que leurs camarades d’origine purement française parlent et écrivent la langue incorrecte, voire argotique, qu’ils entendent chez eux. Un jour d’ailleurs, dans un mouvement de révolte puérile, il réplique qu’il est 0 % Français et que « si les Français ne sont pas contents, ils n’ont qu’à rentrer chez eux, parce que nous, ici, nous sommes chez nous et sans avoir rien demandé à personne. » C’est ainsi que naissent chez lui le premier sentiment de l’exclusion et du racisme, la première révolte contre cette injustice. Il est aussi témoin de cette discrimination dans cette ville d’Oran des années 20 et 30. Oran est une ville où chaque communauté vit séparée : les quartiers espagnols, le quartier juif, le quartier arabe. C’est une ville antisémite où l’antisémitisme sert depuis longtemps les visées électoralistes : la propagande antisémite vise les Français d’origine espagnole, dont on espère qu’elle fera contre poids aux votes des Juifs influencés par leurs consistoires. Le Dr Molle, élu à la mairie d’Oran en 1925, fonde les Unions latines que Roblès évoque dans Saison Violente, qui appellent à l’union des latins contre les Juifs. Le Petit Oranais, journal qui soutient le Dr Molle, arbore en manchette une phrase de Martin Luther appelant à chasser les Juifs après avoir incendié leurs écoles, leurs maisons et leurs synagogues. Obligé de supprimer cette manchette, quelques années plus tard, le journal mettra une croix gammée en Une. L’abbé Lambert, qui succède au Dr Molle, s’appuie lui aussi sur cet antisémitisme qui connaît des recrudescences avec le début de la crise économique, la crise agricole de 1934, la montée du Front populaire. Quant à la population dite « indigène », arabe et kabyle, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir quelle place lui est assignée dans la société et dans l’économie de la colonie. Notons qu’au collège Ardaillon, lorsqu’il doit choisir une langue étrangère, le jeune Roblès ne choisit ni l’espagnol ni l’anglais, mais l’arabe, jugeant logique d’apprendre la langue parlée par la majorité de la population ; il poursuivra à l’École normale.

Il prend peu à peu conscience du poids du système colonial dont les intérêts sont défendus par le Petit Oranais et qui s’appuie sur l’exploitation de tout un peuple. Lui qui aime la France, qui est pour lui plus qu’un pays, dit-il : une civilisation (entretiens avec M. Chavardès) constate que cette France prend un autre visage en Algérie. Ainsi, instituteur dans la région de Tlemcen ravagée par une épidémie de typhus, il constate qu’un seul médecin officie sur un aussi vaste territoire, et que par manque de vaccins, de médicaments, la population, surtout indigène, est décimée. Correspondant de guerre en Italie, il entend la réflexion d’un tirailleur algérien, un de ces soldats venus des colonies pour défendre la métropole : « Nous nous battons pour libérer la France des occupants allemands. Mais nous, qui nous libérera des occupants français ? » Propos rapportés dans Le Vésuve parce qu’ils témoignaient de l’état d’esprit des jeunes Algériens.

Il engrange aussi d‘autres expériences plus « positives », dirais-je, l’expérience de la solidarité ouvrière dans le milieu de maçons, ouvriers, manœuvres dans lequel il vit, une solidarité qui se manifeste quelle que soit l’origine : espagnole, arabe, italienne, berbère, maltaise. Puis l’École normale est un creuset où naît une fraternité qui transcende les origines sociales ou ethniques, et où il rencontrera Mouloud Feraoun, qui donnera quelques textes pour Le Profane, le journal que Roblès a fondé à l’École normale. L’espoir d’une révolte possible des peuples exploités, il le trouve dans les lectures que lui conseillent ses professeurs : Les Conquérants, La Condition humaine.

Enfin, le pacifisme est une composante essentielle de ses années de jeunesse. Ses condisciples sont souvent orphelins de guerre. Ses professeurs sont anciens combattants, tels celui dont le visage était barré d’une terrible balafre due à un éclat d’obus et qui leur enseignait que « non, la guerre n’était pas jolie ». Ils lui font lire Barbusse, Dorgelès, Genevoix, dont la lecture conforte ses convictions pacifiques et ce sentiment partagé par tous dans les années d’après-guerre que celle-ci était la «der’ des der’ ».

À 17 ou 18 ans, la société idéale lui apparaissait, ainsi qu’à ses amis, à travers l’imagerie de la Révolution d’octobre de 1917, avec les miséreux, les exploités, qui se soulèvent et conquièrent leur dignité. Dans un entretien il dit :

Je ne renie rien de cette jeunesse, de sa générosité, de ses élans. Le rêve d’une révolution qui supprimerait l’humiliation et la misère s’est-il éteint en moi ? Allons donc ! C’est ce que j’ai gardé de plus précieux de ces temps déjà lointains où j’imaginais que l’homme pouvait réellement agir sur sa destinée et transformer sa nuit en matin d’espoir.

C’est dans cet état d’esprit qu’il part pour l’URSS en 1934 et ce qu’il voit du pays, les rencontres avec les jeunes soviétiques confortent son enthousiasme.

Pourtant, les événements qui se succèdent ébranlent ses convictions pacifistes.

Au retour d’URSS, en août 1934, il s’arrête à Berlin où l’attend un étudiant allemand, pacifiste, antinazi, avec lequel il est entré en contact grâce aux « Échanges universitaires ». La ville est en pleine campagne avant le plébiscite qui devait asseoir Hitler comme chancelier du Reich. Son ami et lui assistent devant l’Opéra, à un meeting durant lequel Goebbels, ministre de la propagande, harangue la foule. La violence de Goebbels (même si lui-même ne parlait pas l’allemand), la ferveur de la foule, ses réactions enthousiastes, les voitures enrubannées de drapeaux nazis qui sillonnent la ville, la parade militaire qui suit le plébiscite l’impressionnent profondément (il utilisera ce souvenir dans un roman autobiographique à l’état d’ébauche et il relatera cet épisode dans deux articles parus l’un en 1943, l’autre dans Combat du 18-08-1945). Puis éclate la guerre d’Espagne. Ses carnets de notes en témoignent : il suit au jour le jour dans la presse et à la radio les batailles des républicains espagnols, l’Anschluss, la signature des accords de Munich puis l’entrée et l’occupation de la Tchécoslovaquie par les Allemands. Dans le roman autobiographique évoqué plus haut, il met en scène un républicain espagnol réfugié à Alger qui ne se sépare pas de sa serviette, bourrée de coupures de presse relatant l’avancée des forces fascistes dans le monde : prise de Nankin par les Japonais, prise de Teruel par les nationalistes, pression des Allemands sur l’Autriche. Plus tard, il dira dans un entretien : « Cette période fut pour moi une crise de conscience plus douloureuse que je ne saurais dire ».

Il collabore à Oran Républicain, premier quotidien de gauche, dès 1935 : ce fut un choix politique, dit-il. Il adhère aux Jeunesses socialistes, écrit pour des petites feuilles comme Le Semeur socialiste, anime des débats, participe à des meetings lors des élections municipales de 1935. En 1936, instituteur dans un quartier ouvrier d’Oran, dans une « école caserne » plantée au milieu des usines, des ateliers, où se mêlent ouvriers algériens, espagnols, maltais, italiens, il suit les grandes grèves ouvrières qui éclatent cette année-là, notamment celle d’une compagnie oranaise de transports routiers, et s’en inspire pour son premier roman, L’Action, situé à Alger en 1936 et paru en 1938.

Ce roman de jeunesse illustre la prise de conscience, tant chez le héros du roman que chez un jeune mécanicien, Hadj, de l’oppression subie par la classe ouvrière et de la domination économique exercé par une classe de nantis. Hadj n’est pas une figure exotique destinée à situer le roman, mais un personnage dont la conscience politique et la conscience de classe s’éveillent, un révolté conscient. « Cette aspiration à la dignité humaine, surtout dans une colonie où elle était bafouée, correspondait à quelque chose de très profond en moi. ». Lorsque est fondé Alger Républicain, Camus, qu’il a connu en 1937, lui propose d’y collaborer.

2 – L’engagement solidaire

En 1939, s’était formé autour d’Edmond Charlot, de Camus et de Gabriel Audisio un noyau de jeunes écrivains auquel on a donné faussement, par commodité, le nom d’ « École d’Alger ». Je cite :

Ce groupe partageait la même conscience d’appartenir à une culture originale, au carrefour des grandes civilisations méditerranéennes, latine, grecque, islamique, hébraïque, dans un grand brassage de langues et de races.

La guerre finie, après une année à Paris, Roblès revient en Algérie où la situation n’a pas changé : l’ordre colonial règne toujours et pour se maintenir n’a pas hésité à réprimer violemment la révolte de mai 1945. La sorte de fraternité des armes que les jeunes Algériens avaient connue sous leur uniforme de soldats français n’existe plus dans la colonie où deux mondes s’ignorent. Il se lance dans différentes activités qui ont pour trait commun le souci de connaître et faire connaître, de rapprocher, d’ouvrir ces deux mondes l’un à l’autre en leur montrant ce qu’ils ont en commun, qu’ils partagent un même bien, une même culture, sur une même terre.

Cet engagement se manifeste dans l’écriture : Les Hauteurs de la Ville (1948), dont le héros est Smaïl ben Lakhdar, inspiré, du moins pour la psychologie, de son ami Ahmed Smaïli, condisciple à l’École Normale. Comme l’a écrit Jean Déjeux :

… pour la première fois, l’homme algérien lui-même est présent dans la littérature de son pays. Le roman décrit le processus du refus et de l’insurrection, de la solidarité et de la réponse par les armes.

L’auteur considérait ce roman comme un témoignage sur l’état d’esprit et les aspirations de la jeunesse algérienne après la libération de la France à la fin de la guerre.

Montserrat, écrit en même temps que Les Hauteurs de la Ville, est située en Colombie au XIX° siècle ; la pièce est bien une pièce anticolonialiste, qui transpose la situation coloniale de l’Algérie dans un pays sous domination espagnole. Elle illustre la volonté de justice et de dignité d’un peuple, quel qu’il soit, mais dans lequel chacun a bien vu qu’il s’agissait des populations assujetties à la France. À Alger, par exemple, les Algériens venus assister à la première avaient longuement applaudi à la fin en se tournant ostensiblement vers la loge du gouverneur de l’époque, Marcel-Edmond Naegelen.

Suivra dans la même dénonciation de l’oppression coloniale La Vérité est morte, située dans l’Espagne occupée par les troupes de Napoléon. Représentée à la Comédie française en 1952, la pièce est vivement attaquée, car on y voit un parallèle entre l’occupation allemande en France, encore toute récente, et l’occupation française en Espagne un siècle plus tôt.

La création de la revue Forge avec Al Boudali Safir et Louis Julia en 1946, première revue enracinée en terre algérienne et plus largement dans le monde arabo-berbère des rives de la Méditerranée, répond à ce souhait de compréhension et de mise en lumière de l’autre, exprimé dans l’éditorial « À nos lecteurs ». Forge  justifiait son titre par le désir de forger des amitiés entre des écrivains de cultures différentes et de justifier le fameux : « enrichissons-nous de nos mutuelles différences ».

En 1949, critique littéraire à Radio-Alger, il décide avec le réalisateur Jean Kerchbron, futur réalisateur à la télévision française, et Paul Grandjean, professeur et comédien amateur, de créer une troupe théâtrale, le Théâtre de la rue. Leur but : pratiquer un théâtre vivant en le mettant à la portée de tous et en allant jouer partout en Algérie avec des acteurs de toutes origines. Avec leur troupe, jusqu’en 1958, ils monteront Molière, Tchékhov, Marivaux, André Roussin, Anouilh, Claudel, John Synge. Lui-même écrira deux pièces pour cette troupe, dont l’une, Porfirio, sous forme de farce : d’une part parce qu’il admirait le théâtre populaire algérien fondé par Rachid Ksentini, qu’il n’a pas connu, et par Mahieddine Bachtarzi et Djelloul Bachdjarah, tous deux amis très chers  dont les trouvailles comiques l’émerveillaient (Mahieddine Bachtarzi créa la pièce en arabe à Alger) ; d’autre part parce que l’équipe comprenait des Algériens, des Espagnols, des Français qui, pour la plupart, possédaient les dons requis pour la commedia dell’arte. La troupe, qui remportera plusieurs prix de théâtre amateur en Algérie et à Paris, effectuera des tournées en Algérie jusqu’à Oran et en Kabylie. C’est là, en 1949, qu’il retrouvera Mouloud Feraoun, venu à sa rencontre à Taguemount Azzouz où la troupe était venue jouer en plein air une comédie de Lorca.

À la fin de la guerre, à son retour en Algérie, il est contacté par Charles Aguesse qui travaillait au Service des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire à Alger. Celui-ci lui propose d’entrer dans ce Service où il s’occupera plus spécialement des bibliothèques populaires, nombreuses dans les petits villages de l’Oranie, et même en Kabylie, en formant des bibliothécaires, en les fournissant en livres, en organisant des conférences et des expositions. Ce qui lui permet de sillonner l’Algérie et de voir comment on y vit.

Le nom de la collection qu’il crée aux éditions du Seuil en 1951 parle de lui-même : collection Méditerranée.  Y seront publiés des auteurs du Maghreb tels Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Ahmed Sefrioui, Tahar Djaout, mais aussi des auteurs du Machrek, avec Andrée Chedid, Leïla Baalbaki, ainsi que des écrivains espagnols, italiens, grecs, turcs.

Je le répète : revue, théâtre, éducation populaire, collection Méditerranée témoignent d’une même curiosité pour les autres, d’un même souci de connaître et faire connaître, de rapprocher et de faire partager cette aspiration commune à tous les êtres humains, quelles que soient leurs origines, vers la culture et l’éducation.

3 – La place de la révolte algérienne et de la guerre d’indépendance dans sa vie et son œuvre

« L’homme trouve sa réelle mesure dans une solidarité totale avec ses semblables » a-t-il dit. Fraternité et solidarité avec ceux qui souffrent, avec ceux qui sont opprimés et luttent pour la justice, la liberté et la dignité. L’Algérie et les Algériens sont présents dans son oœuvre ; j’ai déjà évoqué le mécanicien Hadj dans l’Action (1938), Smaïl ben Lakhdar dans Les Hauteurs de la ville (1948). D’une façon plus universelle, l’élan d’émancipation des peuples colonisés est le sujet même de Montserrat et de La Vérité est morte. Une autre pièce, Plaidoyer pour un rebelle, écrite en 1959 (il a envoyé le manuscrit à Camus, qui lui écrit le 29 décembre 1959, en lui faisant ses critiques), est publiée en 1964. Elle est inspirée d’un fait réel qui s’est déroulé à Alger en 1957. Un ouvrier européen, Fernand Yveton, solidaire de la révolte algérienne, avait accepté de poser une bombe dans l’usine à gaz où il travaillait. Il s’agissait d’un acte de sabotage, pas d’un attentat contre des personnes, puisque l’explosion devait avoir lieu une fois les ouvriers sortis. Or deux manœuvres arabes étant revenus dans la salle où se trouvait la bombe, Yveton avait désamorcé l’engin. Découvert, arrêté, condamné à mort, il fut guillotiné. La pièce se situe en Indonésie, où la guerre de libération a revêtu des aspects semblables : à la violence de l’oppresseur néerlandais répondait la violence des opprimés. L’appel pour la trêve civile de 1956 était bien une tentative de mettre fin à cet engrenage. Il y a un autre aspect dans cette pièce : c’est le cercle tragique dans lequel est enfermé le héros, comme l’a été Yveton. Il n’a pas d’issue possible : condamné par les siens pour avoir choisi le combat du FLN, il serait de toute façon condamné par le FLN pour ne pas être allé au bout de son engagement. C’est le cercle tragique dans lequel ont été enfermés tant d’Algériens de toutes origines.

Ces œuvres dépassent le cadre de l’Algérie pour avoir une portée universelle, mais à part la nouvelle Le Rossignol de Kabylie, aucune ne se situe directement en Algérie pendant la guerre d’indépendance. Cependant, en 1957, il avait écrit le synopsis d’un roman dans un cahier de notes, puis en avait commencé la rédaction. Il l’avait abandonné puis repris plus tard sous le titre L’Agitateur.  En 2003, Guy Dugas en a fait l’analyse aux rencontres Albert Camus de Lourmarin. C’est une fiction, mais c’est aussi un témoignage et un reportage : mêlant la description de l’attaque par le FLN d’une ferme isolée, mais plus loin, la préparation et le déroulement de la réunion du 26 janvier avec des personnages de fiction du roman, ainsi que des personnages réels : Camus, Poncet, Roblès lui-même, ainsi que des « choses vues et entendues », comme les réflexions de pieds-noirs dans le bus, qui traduisent bien les sentiments d’une bonne part de la population européenne vis-à-vis des Arabes, « tous des terroristes ».

Alors quelles solutions proposait-il ? En 1956, Roblès en voyait deux : la fin du système colonial et une réforme agraire.

Pour lui, et pour d’autres, la fin du système colonial permettrait de créer une Algérie dans laquelle tous seraient citoyens français, jouissant des mêmes droits, une Algérie où la majorité arabo-berbère ne subirait plus l’exploitation d’une minorité, pourrait s’exprimer, participer à la vie politique et économique. Il n’était pas question d’indépendance, mais d’un statut autonome (Feraoun, dans son journal à la date du 3 février 1956, juge sévèrement cette conception : « J’ai pour Camus une grande admiration et pour Roblès une affection fraternelle. » Mais puisqu’ils ne peuvent pas dire ce qu’ils pensent, constate-t-il, « il vaut cent fois mieux qu’ils se taisent […] Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparé par la force »).

En 1953, Jean Mélia, qui avait publié en 1935 Le triste sort des Musulmans d’Algérie, fait paraître un livre intitulé Dans la patrie française, la patrie algérienne. Roblès cite ce livre qu’il n’avait pas pu se procurer dans un article, Le Chemin difficile, paru dans Demain début janvier 1956, et dans lequel il écrit :

Ce titre me plaît, tant je garde la conviction profonde que l’Algérie est la terre qui m’a formé, la terre de mes espoirs et peut-être de mes joies, celle où je veux vivre parmi des hommes libres et respectés.

Dans cet article, il fait la différence entre les unités de l’armée française qui commettent des exactions, et les officiers qui se comportent avec droiture, entre les gros colons exploiteurs, qui paient les manœuvres arabes au « tarif algérien », c’est-à-dire quatre à cinq fois moins que les Européens, et ceux qui les traitent avec justice.

Le cahier de notes cité plus haut, rédigé de 1956 à 1958, comprend des notes éparses, des textes suivis, en particulier sur la période janvier-février-mars 1956, l’ébauche d’une pièce et le synopsis de L’Agitateur. Dans ce cahier comme dans l’article Le Chemin difficile, Roblès analyse le statut du paysan algérien, ses conditions de travail et de rémunération, les terres ingrates qu’il cultive (voir Dib et Feraoun), sa misère physique et morale, lui qui a perdu la fierté de sa propre culture, niée dans la colonie, et qui a perdu tout espoir. C’est pourquoi il préconise une réforme agraire radicale qui donnerait des terres fertiles, cultivables, aux paysans. Mais sans illusion : il cite la jeune république espagnole qui a duré jusqu’en 1936 lorsqu’elle a voulu instaurer une réforme agraire, pourtant modérée. Idem au Guatemala en 1954. Il sait le poids politique des gros colons tels Borgeaud ou Faure et leur influence grâce à une presse qui leur est acquise (Le Journal d’Alger, La Dépêche quotidienne, La Dépêche de Constantine, etc.). Selon lui, si la minorité européenne craint pour son avenir, c’est qu’elle est travaillée par cette presse européenne aux mains des possédants qui veulent conserver les privilèges que leur donne le système colonial. Il constate le 28 février 1956, après l’échec de l’appel à la trêve civile :

Qu’ont-ils fait ceux qui crient, qui menacent ? Ils allaient au cinéma, prenaient l’anisette, jouaient aux boules ou passaient leur dimanche à la pêche… Les Arabes vivaient autour d’eux, fantômes qu’ils ne voulaient pas voir [il évoque ensuite les mandats électifs renouvelés de Borgeaud, Laquière, Blachette, la presse qui leur est acquise]. Aujourd’hui le lecteur de l’Écho d’Alger et de l’Écho d’Oran sent la maison qui tremble. Va-t-il faire son mea culpa ? Allons donc ! Va-t-il se retourner contre ceux qui l’ont trompé ? Pensez-vous ! Il vitupère tel journaliste qui à Paris écrit quelques vérités premières, tel écrivain qui cherche à dessiller les moins aveugles. Mais les aveugles refusent de voir. Et la maison s’affaisse chaque jour davantage, minée depuis des années par les termites colonialistes.

Et il évoque son effroi et sa stupéfaction devant la situation coloniale.

On le voit, l’échec de l’appel à la trêve civile a profondément ébranlé ses convictions et tous ses espoirs. Feraoun note dans son journal, le 1er avril 1957 :

Roblès s’évade chaque fois qu’il peut et vient bavarder avec moi. Lui, de son côté ne voit pour ainsi dire plus personne ; malgré son tempérament optimiste, il est aussi découragé que moi.

Roblès n’en a pas moins continué, souvent avec Camus pour une action commune ou comme intermédiaire, à s’efforcer de soulager dans la mesure de ses moyens les souffrances des Algériens, de remédier aux injustices qu’ils subissaient. En témoigne la correspondance échangée dans les années qui suivirent avec des avocats, avec des familles d’Algériens détenus ou disparus après arrestation, les interventions auprès du ministre des Affaires sociales de l’époque, Albert Gazier ; qui lui-même relaie ces demandes, par exemple auprès de Robert Lacoste, au sujet d’un jeune homme arrêté, disparu, retrouvé par sa mère au camp de Ben Aknoun, disparu de nouveau. Lacoste répond qu’il a fait enquêter en vain et qu’il n’est pas exclu que ce jeune homme soit parti au maquis ou qu’il ait été enlevé par des éléments subversifs. Un autre jeune, de la famille duquel mes parents se sont occupés depuis son arrestation, leur écrit de prison en mars 1958 pour les remercier tous deux de ce qu’ils font et plus particulièrement d’avoir accepté de venir à son procès comme témoin de moralité. Ma mère avait d’ailleurs recherché ce jeune voisin, un temps disparu, dans des camps alentours ; elle avait dû essuyer les réflexions insultantes des parachutistes. Encore en 1977, on demandera à Roblès d’intervenir pour un jeune Kabyle.

Ces expériences, d’autres les ont vécues. Ce sentiment de fraternité et de solidarité expérimenté très jeune avec les camarades et dans le milieu ouvrier où il grandit ; l’enrichissement que lui qu’apporte la vie dans une ville multiculturelle ; l’aspiration à la dignité ; le pacifisme pour cette génération née après le carnage de la guerre de 14-18. Mais aussi, très tôt, l’expérience de la pauvreté, de l’injustice et de l’humiliation ; la connaissance de la violence faite aux hommes. On pense à Camus, à Feraoun qui a pu, à l’École normale, côtoyer des condisciples de toutes origines. Cet itinéraire, d’autres l’ont suivi : c’est celui de cette génération de l’entre-deux guerres, prise entre l’espoir d’un monde meilleur et libéré de la guerre et la montée de la violence et la haine, une génération qui sait que le combat pour la justice est possible et qui constate que l’injustice continue de régner. Pourtant oui, on peut agir, on peut changer ce monde. Ceux que nous célébrons aujourd’hui, Feraoun, Roblès, Camus et d’autres ont partagé ces expériences, ces convictions, et cet espoir de vivre ensemble sur un même sol parmi des hommes libres et égaux.

Jacqueline Roblès Macek
Communication lors du colloque « Les libéraux et la trêve civile », le 6 décembre 2013
Texte publié en 2014 dans Le Lien numéro 65


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