MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Les nouveaux historiens : recherches sur la guerre d’indépendance de l’Algérie
Les 9 et 10 novembre 2012, s’est tenu à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis un colloque international intitulé : Entre continuités et ruptures générationnelles. Les recherches sur la guerre d’indépendance algérienne cinquante après, organisé par le professeur Aïssa Kadri, directeur du département « Maghreb-Europe » et les jeunes historiens Moula Bouaziz et Tramor Quémeneur. Ce colloque a été ouvert par Mme Danielle Tartakowsky elle-même, présidente de l’université et historienne du mouvement social. J’ai moi-même assisté à toute la journée du samedi 10 novembre, avec une assistance d’une bonne cinquantaine de personnes, qui ont pu écouter les exposés d’une trentaine de chercheurs, français, algériens, franco-algériens et étrangers au cours des deux journées. C’est dire la richesse et la variété des recherches actuelles, et le mérite de Aïssa Kadri d’avoir rassemblé ainsi, dans un même lieu, tous ces nouveaux historiens, pour un grand nombre d’entre eux guidés par leurs aînés, René Gallissot, Jean Leca, Claude Bataillon, Françoise Blum, Aïssa Kadri, Gilles Manceron modérateurs des débats.
Ce colloque était organisé en sept parties : l’Algérie coloniale, Nationalisme et Algérie, Guérilla, théorie et lutte antisubversive le vendredi, et Guerre française et algérienne, Opinions nationales et internationales, Guerre d’indépendance et relations internationales, Images et mémoires de la guerre le samedi. Il n’est pas question ici de citer tous les intervenants et de rendre compte de toutes les interventions, mais de montrer comment ces recherches apportent des précisions et des éclairages nouveaux tant sur la période coloniale que sur la guerre de libération et ses suites.
Pour la période coloniale, le jeune chercheur Mouloud Haddad s’est interrogé sur l’islam et les origines de la violence et de la contre-violence en Algérie au XIXe siècle, tandis que Philippe Boulba s’interrogeait, lui, sur le rôle du mouvement anarchiste européen en Algérie de 1887 à 1926 qui, sans remettre en question l’appartenance de ce territoire à la France, dénonçait violemment le colonialisme et notamment le code de l’indigénat, « code de la matraque ». Julien Fromage a montré la mobilisation des élus musulmans qui créaient en 1927 la Fédération des élus musulmans (FEMA) laquelle, à son apogée, revendiquait 4400 membres et recueillait les suffrages de 200 000 électeurs, et a posé la question : « La FEMA comme chaînon manquant entre anticolonialisme et nationalismes ? » Les recherches de Nedjib Sidi Moussa ont mis en lumière, à cet égard, l’engagement précoce des femmes algériennes dans la révolution, avec la création en 1947 de l’association des Femmes musulmanes algériennes (AFMA) présidée par Mamia Chentouf, fille d’un dirigeant du MTLD, en posant la question de « l’émancipation et du paternalisme dans le mouvement messaliste ».
La doctorante américaine Michelle Mann a montré, quant à elle, à propos de la conscription en situation coloniale, ce que pouvaient avoir de subversif la notion d’ « assimilation » et certains de ses usages pour prendre au mot le discours colonial et en dénoncer les contradictions. Emmanuel Blanchard, dans un exposé intitulé « Paris, capitale impériale : la tuerie du 14 juillet 1953 » (massacre de six Algériens lors de cette manifestation, inscrit selon lui dans la suite des violentes répressions des grèves et mouvements ouvriers français de la première moitié du XXe siècle), se demande pourquoi elle a été complètement occultée à l’encontre de celle du 17 octobre 1961, constituée maintenant en « lieu de mémoire » : il montre que l’événement n’a pu être intégré à la « geste » du FLN qui, dans sa lutte implacable et fratricide contre les messalistes, a prétendu être la première et seule organisation à avoir porté le fer contre la puissance coloniale.
Concernant la guerre de libération, Fabien Sacriste a étudié la politique de « regroupement des populations rurales, 1954-1962 » en discutant, à partir de nouvelles archives, les deux thèses explicatives en présence, celle de Cornaton pour qui c’est essentiellement un instrument de la lutte contre-insurrectionnelle (contre le FLN) et un moyen « sécuritaire » pour protéger et contrôler les populations, et celle de Bourdieu et Sayad qui y voient l’ultime tentative d’un État colonial soucieux de « déraciner » les ruraux afin d’imposer un autre modèle social, dernier avatar d’ « un interventionnisme socio-économique » : cela pose, selon lui, les bases du programme des « mille villages » mis au point par Paul Delouvrier en 1959. De son côté, Saphia Arezki s’est attachée à la formation militaire des combattants de l’ALN dirigée par les déserteurs de l’armée française, rejoints par les stagiaires de retour du Moyen-Orient ou aidés aussi par des coopérants militaires étrangers et des instructeurs, notamment chinois ou russes, qui se trouvaient auprès des cadres de l’armée des frontières ; elle dégage ici trois enjeux principaux : former à partir de 1956 des combattants et des cadres opérationnels tant à l’intérieur que dans les camps frontaliers, internationaliser les soutiens militaires et politiques, édifier une armée opérationnelle pour une Algérie indépendante. François-Xavier Hautreux s’est consacré aux « harkis » (historicisation d’un concept) en montrant à la fois leur diversité et leur nombre (de 60 000 à 120 000 hommes si on compte tous les auxiliaires de l’armée française) et en étudiant leur sort en 1962 : les « auxiliaires » sont d’abord désarmés à partir de mars 1962, pris en charge en partie par l’armée française jusqu’en juin 1962, « rapatriés » en France avec leur famille de juillet à décembre (20 000 familles ?), différenciés des pieds-noirs en tant que « Français musulmans » (ordonnance du 21 juillet 1962), tandis qu’en Algérie ils sont identifiés comme « l’ennemi intérieur », « traîtres à la patrie » et victimes de représailles et règlements de comptes.
Tramor Quémeneur étudie les jeunesses françaises et la désobéissance dans la guerre d’Algérie, montrant la montée des mécontentements à partir de septembre 1955, avec le service militaire porté de 18 à 24 mois pour les appelés (et même des rappelés) : il y a des manifestations de résistance (jeunesses communistes ou socialistes même), mais la plupart des soldats partent « malgré eux ». Julien Hage s’attache, comme en complément, à « la guerre des brochures » : brochures, fascicules et tracts qui sont autant de « formes brèves » dans une écriture d’urgence autour d’une propagande contradictoire (pour ou contre la guerre), mettant en valeur son caractère de vecteur de politisation de la jeunesse dans un mouvement de révolte contre les « aînés » qui prépare – mai 1968. Vanessa Codaccioni, quant à elle, s’attache à « penser la diversité des expériences communistes de la guerre d’Algérie », en soulignant le « double langage » du PCF pendant la guerre, voire son « illisibilité » en particulier dans la crise de mai 1958 : elle tente une déconstruction de l’homogénéité apparente du PCF tiraillé entre une ligne légaliste et un mouvement anticolonialiste interne plus marqué, d’autant qu’il est concurrencé sur sa gauche par les trotskistes.
S’ajoutent à ces interventions celles de chercheurs étrangers. L’Italien Andrea Brazzoduro s’intéresse à la gauche italienne et à son soutien à la lutte des Algériens, souvent en dehors du PCI qui éprouve un malaise face à la violence radicale de la révolution algérienne : il souligne en particulier les publications de l’éditeur Einaudi (comme Maspéro en France) et la place particulière de Frantz Fanon qui devient, par synecdoque, l’autre nom de l’Algérie ( il existe un « Fonds Frantz Fanon » en Italie). Le Britannique Daniel Gordon apporte un regard nouveau sur le 17 octobre 1961 et l’opinion française entre registre moral et registre historique, entre collaboration et résistance : il montre que l’opinion publique française, malgré les divisions internes de la gauche dues à la guerre froide, n’a pas été aussi passive, voire favorable à la répression d’un pouvoir autoritaire, qu’on le dit souvent ; il y a des protestations de la CGT, du PSU, des manifestations de rues et pas seulement de la part d’intellectuels contre le préfet de police, Maurice Papon de triste mémoire. Le Hongrois Laszlo Nagy souligne l’aide apportée au FLN dès novembre 1954 par son pays, avec une radio en langue arabe, la « Voix des indépendances nationales », qui émettait à Budapest pour soutenir les revendications en faveur de l’indépendance des pays du Maghreb ; ces émissions prendront fin en octobre 1955 en échange du soutien de la France à la candidature de la Hongrie à l’ONU.
Mickaël Gamrasni s’intéresse pour sa part aux « malentendus » des relations franco-américaines qu’il caractérise comme celles du juste milieu de 1954 à 1958 entre soutien des aspirations à l’indépendance et bienveillance tacite envers la France, avant que les Etats-Unis ne fassent de plus en plus pression sur de Gaulle pour qu’il accélère sa marche vers l’indépendance algérienne de 1958 à 1962, au grand déplaisir du président français, à qui tout cela rappelle ses difficultés avec Roosevelt pendant la guerre 1939-45 et particulièrement en 1943 au Maroc et à Alger. Roland Lombardi aborde « un aspect méconnu de la guerre d’Algérie : le regard et l’implication d’Israël dans le conflit », montrant le rapprochement entre les deux pays de 1955 à 1957 et le rôle d’Israël pour le renseignement (avec le Mossad) et l’organisation de milices d’auto-défense en Algérie contre les nationalistes algériens, puis la préparation de l’ « aliya » vers Israël ; l’OAS a cherché des appuis du côté des Israéliens, mais sans succès. Fatima Besnaci-Lancou s’attache, elle, à l’action du Comité international de la Croix-Rouge pendant la guerre d’Algérie : après une acceptation d’actions de secours auprès des détenus et de leurs familles par la seule Croix-Rouge française de la part de Pierre Mendès France au début 1955, le Comité international pourra effectuer une bonne dizaine de missions entre avril 1955 et juin 1962 et visiter les « centres d’hébergement » et les camps d’internement, puis les centres militaires des internés (CMI) mis en place par le général Salan en 1958 ; la dixième mission du 25 mai au 29 juin 1962 aide à la mise en place du Croissant Rouge en Algérie avec le Dr. Bentami, puis une dernière mission de mars à août 1963 s’attache à la question des harkis emprisonnés par l’Algérie et à la recherche des « disparus » européens. Faute de temps, Aïssa Kadri renonce à présenter sa communication sur « L’Exécutif provisoire, une transition avortée », préférant laisser la place aux derniers jeunes historiens invités.
Nous arrivons ainsi au dernier thème du colloque, Images et mémoires de la guerre, qui permet à Emmanuelle Comtat d’aborder la question « des mémoires traumatiques au vote : les Français d’Algérie et leurs descendants face à leur passé ». Elle cherche à faire le point sur la mémoire traumatique des Français rapatriés et les votes pieds-noirs : même s’il y a bien des différences chez eux et leurs descendants, le ressentiment contre le général de Gaulle est net et peut se marquer par un vote en faveur du FN (44 % des sondés disent avoir déjà voté pour le FN dans l’enquête de 2002) et le vote à droite (RPR, puis UMP) est plus marqué que pour l’ensemble des Français, avec un sentiment de « déclassement » et de « frustration » pour beaucoup de « nostalgériques ». Emmanuel Alcaraz, de son côté, étudie les « lieux de mémoire de la guerre d’indépendance en Algérie », lieux de souffrance, lieux de martyrs, les moudjahidines d’abord (ceux de l’ALN de l’intérieur et de l’extérieur) mis en avant dans les musées, les Européens d’Algérie où l’on oppose les progressistes militants de l’indépendance aux colons « spoliateurs des terres », et la figure glorifiée de Houari Boumediène, champion du nationalisme arabe et du socialisme algérien, architecte de l’État algérien : il s’agit en même temps pour ce jeune historien de montrer comment le pouvoir, dans ces réappropriations actuelles des « lieux de mémoires » de la guerre, continue de s’efforcer de se légitimer politiquement lui-même, en dépit des contestations qui expriment d’autres représentations portées notamment par de nouvelles générations très majoritaires démographiquement aujourd’hui en Algérie. Enfin, Lydia Aït Saadi a porté un regard acéré sur les manuels scolaires d’Histoire algériens : un manuel du ministère unique par niveau de classe, qui exalte « le peuple unifié » dans sa résistance à toutes les colonisations (sauf les conquêtes arabes) et en particulier la résistance contre la colonisation française depuis le héros Abd-el-Kader jusqu’à la lutte héroïque du FLN et de l’ALN pour arracher l’indépendance de 1954 à 1962, la guerre vue comme le mythe fondateur de la nation ; avant 1990, c’était « une guerre sans leaders » dit-elle, montrant que, depuis les années 2000, les manuels réintroduisent les luttes politiques de l’entre-deux-guerres (de 1918 à 1945) avec les figures de Messali Hadj et de Ferhat Abbas notamment, celui-ci réhabilité comme un des pères fondateurs de la nation algérienne : s’amorce peut-être ainsi une nouvelle « mise en écriture » de cette histoire de l’indépendance algérienne.
Gilles Manceron et Aïssa Kadri ont souligné en conclusion les apports originaux du colloque et les thématiques qui méritent encore d’être précisées et développées. Notamment le moment de Gaulle pour G.Manceron, qui appelle à l’ouverture de toutes les archives. A. Kadri exprime le souhait de voir les analyses se développer dans une perspective de temps long et être approfondies dans trois dimensions.
La première dimension, pour lui, est l’étude des trajectoires individuelles ou celles de groupes comme ceux des « centralistes » du côté algérien ou des « libéraux » du côté européen. Il souligne ici en particulier le rôle important joué par quelques personnalités françaises d’Algérie, notamment pendant la période transitoire de l’Exécutif provisoire et le début de l’indépendance. Il rend ainsi hommage à Charly Koenig, maire et président du conseil général de Saïda, sa ville natale, de 1959 à 1962, membre de l’Exécutif provisoire avec deux collègues européens d’Algérie, Roger Roth, maire de Skikda et vice-président de l’Exécutif provisoire, et Jean Mannoni de Constantine. Tous trois ont œuvré pour une « sortie plurielle » de la guerre en proposant une campagne référendaire multipartisane avec le PCA, le MPC (Mouvement pour la coopération) gaulliste, le PSU, le CBMSAE (Comité Blida Mitidja de soutien aux accords d’Évian) sans éliminer la SFIO et le PPA de Messali Hadj récusé par le FLN, et tous trois ont ensuite été élus à l’Assemblée constituante algérienne en septembre 1962 parmi les 16 députés européens d’Algérie sur un total de 196 députés élus sur une liste unique établie par le seul FLN pour cette première assemblée. Charly Koenig a réussi aussi à faire nommer trois de ses collègues de l’Éducation nationale comme premiers préfets ou sous-préfets de l’Algérie indépendante, Pierre Ripoll préfet à Tiaret, Pierre Audouard sous-préfet à Collo et Roger Mas à Aïn-Témouchent [1], et a œuvré activement avec eux et avec ses collègues enseignants et syndicalistes (du SNI en particulier) pour organiser une rentrée scolaire à peu près satisfaisante en octobre 1962, dans des conditions difficiles.
La deuxième dimension serait, selon A. Kadri, de passer d’une histoire des élites dirigeantes, des notables et des leaders à une histoire de la société profonde, celle des milieux paysans et ruraux et celle des milieux populaires urbains et péri-urbains dépossédés et déclassés : pour cela, dit-il, il faut développer des recherches interdisciplinaires et la coopération entre les chercheurs des deux rives de la Méditerranée, dans une autonomie renforcée des départements d’histoire, notamment en Algérie même. Enfin, il souligne l’intérêt de donner plus de place à la dimension internationale de la recherche, tout à fait heuristique en l’espèce, comme l’ont montré ici les interventions des historiens étrangers, et d’étudier d’autres sources, celles des pays arabes, des pays européens, en particulier ceux de l’ancien bloc soviétique, et des USA.
En tout cas, c’est un réconfort et une joie de voir tous ces jeunes historiens et historiennes, docteurs ou doctorants, participer ainsi à un approfondissement des connaissances en histoire et en sciences politiques de l’Algérie du XIXe à la seconde moitié du XXe siècle [2].
Michel Kelle
le 29 janvier 2013
Texte paru dans Le Lien 62, avril 2013
Notes :
- Tous les quatre ont été membres actifs de notre association, dont Charly Koenig a été président de 1994 à 1997, successeur de Serge Jouin, un des fondateurs et premier président de 1986 à 1994, tous décédés maintenant. ↩
- J’ai écrit ce texte à partir de mes propres notes et de l’article substantiel paru le 29 novembre 2012 dans le journal algérien francophone El Watan. ↩