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Démocratie et conflits de mémoires


La France d’aujourd’hui reste enfermée dans de multiples conflits de mémoires anciens ou plus récents. Sans parler de la mémoire meurtrie des protestants (la Saint-Barthélémy, les dragonnades du début du XVIIIe siècle après la révocation de l’édit de Nantes) ou celle des Vendéens (1793) qui s’apaisent, il y a celle des Juifs (Beaune-la-Rolande, Drancy, etc.), celle des Antillais et Guyanais (la traite des Nègres et l’esclavage), celle des colonisés d’Afrique noire et du Nord, celle des Arméniens et, évidemment, toutes celles qui sont liées à la guerre d’Algérie : celle des Algériens torturés ou massacrés, celle des harkis lâchement abandonnés ou relégués dans des camps d’hébergement en France, celle des victimes de l’OAS, celle des pieds-noirs «nostalgériques». J’en oublie sans doute. Certains de ces conflits s’estompent, d’autres au contraire se ravivent sous la pression de lobbys ou en s’entretenant mutuellement. Les demandes multiples de reconnaissance des torts subis et de commémorations, voire de lois mémorielles ou «censurantes» (cf. le génocide arménien)  par les uns ou les autres, le montrent suffisamment. Elles ont toutes sans doute une certaine légitimité pour ceux qui les font (c’est «le sentiment communautaire»), mais elles ne favorisent pas l’intérêt général et le « vivre ensemble » dans une nation démocratique comme la France, qui s’est construite et devrait continuer à se construire dans une volonté d’unité intégrant progressivement les communautés diverses autochtones (la France des langues d’oc dans celle des langues d’oïl, les Basques, les Bretons, les Alsaciens, etc. également), et étrangères venues d’Europe (Italie, Espagne, Portugal et d’autres pays maintenant), du Maghreb, d’Asie et d’Afrique noire : c’est là une diversité d’origines, de cultures, de religions, voire de langues, qui constitue aussi la France en passant, entre autres, par le creuset de l’École et de la République française qui se définit «une et indivisible». Mais on doit reconnaître en même temps que ce creuset de l’intégration fonctionne moins bien depuis quelques années pour des raisons diverses : inégalités et ghettoïsation de certains territoires, crise de l’autorité, etc.

J’appelle ici, en républicain démocrate et laïque, «intérêt général» et « vivre ensemble » ce que les chrétiens souvent continuent de nommer «bien commun», en référence à une longue tradition théologico-politique héritée de saint Thomas d’Aquin. Cette notion de «bien commun», qui est à la fois éthique et politique, fondée sur la raison humaine éclairée par la Révélation judéo-chrétienne, est mal comprise et ne peut plus faire consensus aujourd’hui dans une société sécularisée, où les conceptions philosophiques du vrai, du bien et du beau sont diverses, voire divergentes ou contradictoires (cf. les débats autour des questions de société nouvelles : mariage homosexuel, euthanasie, etc.). Dans une société laïque et démocratique, il s’agit au plan politique, de rechercher ce qui est le plus juste pour le plus grand nombre sinon pour tous, en s’efforçant de concilier les valeurs d’égalité et de liberté proclamées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et de promouvoir la valeur de solidarité (encore appelée «fraternité» chez nous du fait du substrat chrétien qui imprégnait fortement nos révolutionnaires de 1789), qui ne peut se concrétiser que dans le respect des droits sociaux de chacun et le sens du devoir et de la responsabilité des uns envers les autres (cf. Lévinas). Ces questions de philosophie politique et économique font l’objet de la réflexion des penseurs européens depuis le XVIe siècle au moins (Machiavel, Bodin), renouvelée aux XVIIe et XVIIIe siècle ( Locke, Rousseau, Kant), des penseurs européens et américains du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui (Tocqueville, Marx, John Stuart Mill au XIXe, John Rawls, Charles Taylor, Paul Ricoeur, Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon entre autres), sans parler des encycliques sociales de l’Église catholique de Léon XIII (1891) à Benoît XVI, en passant par Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II.

Le « vivre ensemble » démocratique implique qu’aucun groupe particulier ne prétende imposer sa «vérité» comme allant de soi, au nom de la religion, de la nature, de la science, du principe égalitaire ou du principe majoritaire, etc., ou ne la fasse valoir par la violence ou ne récuse celle des autres par la violence [1].

Il n’y a plus, par exemple, de délit de blasphème ou de lèse-majesté dans une société laïque comme la nôtre. Cela ne signifie pas que n’importe quelle opinion puisse être rendue publique (par la presse, les médias, les sites internet) légitimement au nom de la liberté d’expression, jusqu’à la caricature injurieuse ou l’appel à la délation, au mépris du respect des personnes ou du principe de responsabilité (le négationnisme de la Shoah ou du génocide arménien, par exemple, est aujourd’hui interdit) : il y a donc des limites à la liberté d’expression. Le « vivre ensemble » implique le respect de l’autre et suppose de bannir toute forme de racisme ou même de rejet définitif de tel groupe au prétexte qu’il aurait des torts à notre égard : c’est en effet ce qui risque de se passer avec les conflits de mémoires, où l’affectif (le sentiment de l’injustice subie, la victimisation, le ressentiment, etc.) imprègne les comportements politiques individuels et collectifs, d’autant plus fortement que ces communautés en conflits sont regroupées sur un même territoire, par exemple dans la région PACA où se côtoient de très nombreux pieds-noirs et descendants de ceux-ci et de nombreux immigrés algériens et descendants d’Algériens devenus Français ou non.

Pour ce qui est des conflits de mémoires autour de la question algérienne en particulier et de nos sensibilités différentes, j’admets que j’ai sans doute une approche chrétienne des choses. Mais celle-ci ne m’informe pas seulement au plan moral (la notion de «pardon» chrétien), mais aussi au plan politique. Plutôt que d’attiser les peurs, les haines, et de prêcher le rejet comme le fait Marine Le Pen, ou simplement de manifester une certaine complaisance envers les revendications des uns et des autres (y compris illégales comme celles des thuriféraires de l’OAS) comme le font certains hommes politiques par électoralisme ou par sympathie, les responsables de tous bords devraient, par souci du « vivre ensemble », s’employer à apaiser les passions et à contenir les violences dans le respect des lois de la République. Le « vivre ensemble » dans une démocratie implique que les divergences et conflits d’intérêts et d’opinions puissent faire l’objet de larges débats, contradictoires au besoin, dans le respect des personnes et l’attention bienveillante aux points de vue de chaque conception religieuse, philosophique, voire scientifique, comme cela se fait par exemple dans le Comité national d’éthique.

En effet, sous-jacente à ces points de vue divers, se pose aussi une question anthropologique. Il y va de la conception que l’on se fait de l’homme, ce «roseau pensant» pris entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, «embarqué» dès sa naissance dans un réseau social (langue, culture, religion, etc.) qui le précède et le façonne, mais dans lequel il agit avec d’autres dans les institutions, les partis, les associations qu’il choisit, pour y défendre ce qu’il croit juste et bon pas seulement pour lui-même ou son groupe d’appartenance privilégié mais pour l’ensemble de la société («l’intérêt général»). Pour nous, il s’agit d’abord de la société française tant l’idée de nation, née au tournant des XVIIIe et XIXe siècles informe encore notre comportement politique, avant que celui-ci ne prenne en compte davantage l’Europe et ne s’ouvre au monde entier. Car chaque pays ou groupe de pays continue de défendre et de protéger ses intérêts, tant il est vrai que la politique nationale ou internationale est aussi un rapport de forces qu’il faut s’efforcer de réguler par des institutions.

«La force sans la justice est tyrannique, la justice sans la force est impuissante», écrivait Blaise Pascal au XVIIe siècle. Cette «pensée» est toujours d’actualité, et il est vrai que les pouvoirs risquent toujours de se pervertir en pouvoirs dictatoriaux ou en se mettant au service des plus forts et des plus revendicatifs. Les violents croient pouvoir agir en toute impunité, si la justice n’est pas aidée en amont par la police et en aval par l’application ferme de la sanction : cela est vrai tant au plan collectif (cf. la Syrie par exemple) qu’au plan individuel (la violence actuelle des mineurs et des bandes). Le respect et l’application de la loi ne sont pas des contraintes injustes ou liberticides, ils permettent au contraire la coexistence la plus pacifique possible dans l’espace public des individus et des groupes aux opinions et aux intérêts divergents, voire contradictoires. Il peut y aller du respect de la vie de chacun (respect du code de la route par exemple).

Dans ce cadre démocratique fragile, il reste à la conscience de chacun d’apprécier les circonstances exceptionnelles où telle loi ou telle pratique politique méritent d’être dénoncées, parce qu’elles nient l’humanité en l’homme (les lois anti-juives sous le régime de Vichy, la torture en Algérie) ou, simplement, parce qu’elles veulent interdire l’acte de solidarité (ou de charité pour parler en chrétien) à l’égard des plus démunis (par exemple la loi sanctionnant le «délit» d’aide aux étrangers sans papiers) ou encore parce qu’elles encouragent la délation.

Il s’agit de discerner où et quand la loi de la conscience humaine (transcendante ou non) – Antigone – mérite de se faire valoir au-dessus ou contre la loi civile, qui peut se révéler injuste ou illégitime – Créon.

Michel Kelle
Le 1er octobre 2012
Texte paru dans Le Lien 62, avril 2013


Notes :

  1. Cf. Paul Ricœur : «Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité d’associer, à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage» (Dictionnaire de la langue française, «démocratie»).

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