MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Les « Libéraux d’Algérie » victimes d’une amnésie historique ?
Pourquoi ceux que nous appelons les « Libéraux d’Algérie » n’ont-ils pas entendu parler ou lu un certain nombre de leurs devanciers qui avaient attiré l’attention de leurs lecteurs et des hommes politiques sur le caractère quasi inéluctable de la révolte permanente des Algériens colonisés ?
Au premier plan desquels Corneille Trumelet qui, dès 1864, martelait une vérité que personne ne voulut entendre à son époque, à savoir que les tribus algériennes ne renonceraient jamais à se soulever contre l’occupant infidèle. Trumelet était parfaitement informé, car il avait suivi le soulèvement des Oulad-Sidi-Ech-Cheikh et de leurs alliés sur le terrain pendant plusieurs années. Sa conclusion est cruelle : le gouvernement français, pour rester en Algérie, serait dans l’avenir condamné à étouffer dans l’œuf tout soulèvement nouveau sans espérer que ces révoltes prennent fin. Trumelet, colonel arabisant, le meilleur connaisseur de l’Algérie intérieure de son époque, mit vainement en garde les autorités d’Alger et de Paris, ainsi que les populations européennes vivant dans ce pays, contre l’illusion dans laquelle elles se réfugiaient lorsqu’une trompeuse paix faisait suite à une vague de répression. Elles s’endorment, précise-t-il, à la moindre accalmie. Il donne en exemple la population européenne de Djelfa qui s’endort chaque fois que le calme revient [1].
Trumelet, qui a passé plus de trente années au contact des populations musulmanes, souligne à diverses reprises que cet aveuglement est dû au fait que nous ne connaissons absolument rien « aux choses de l’Algérie ». Les historiens français ont également négligé les avertissements de Corneille Trumelet.
Les témoignages d’Eugène Razoua, militaire républicain envoyé servir en Algérie par mesure disciplinaire après le coup d’État du 2 décembre 1851 ou d’Albert Lentin, bilingue arabo-français dès sa plus tendre enfance, qui a vécu dans le village d’El-Hassi près de Sétif entre 1898 et 1908, ont connu le même sort que ceux de Trumelet. L’idéologie qui prévalait en 1866, date de la parution des Aventures de guerre et de chasse d’Eugène Razoua et celle des années 1930-1940, décennie pendant laquelle est paru l’essentiel des ouvrages d’Albert Lentin, explique probablement la raison pour laquelle il est très difficile aujourd’hui d’accéder à leurs ouvrages.
Dans un recueil poétique, Les reflets du vitrail (poèmes algériens), paru en 1933, Albert Lentin (à ne pas confondre avec l’un de ses deux fils, Albert-Paul, journaliste anti-impérialiste, auteur de L’Algérie des colonels) mettait en garde les colons du Constantinois. Leur présence en Algérie serait remise en cause, soulignait-il, s’ils ne changeaient pas de comportement : pour qu’un « chemin de l’Avenir » s’ouvre pour eux, ils devaient sans tarder faire preuve de justice, « fuir l’absolu rigide et descendre des hauteurs et si possible s’insinuer dans les cœurs » des Algériens. Le témoignage d’Albert Lentin est d’autant plus important qu’il a vécu son enfance et une partie de son adolescence à El-Hassi, près de Sétif, au contact permanent des enfants et adultes algériens, village où il était le seul petit garçon français. Albert Lentin n’était pas fils de colon. Son père travaillait pour le compte de la Compagnie Genevoise, l’un des puissants groupes capitalistes qui prospérèrent au détriment de la paysannerie algérienne. Germaine Tillion pense que le soulèvement de Sétif de mai 1945 est la conséquence directe de la « pacification » de 1853 qui accorda à la Compagnie Genevoise de Sétif les meilleures terres de la région sans autre obligation que celle d’y créer dix villages de cinquante feux. Un décret du 24 avril 1858 accorda à la Compagnie la propriété du fonds, en la dégageant de toute obligation. Germaine Tillion précise :
La famine des tribus montagnardes qui entourent Sétif n’était que trop certaine, et trop certaine aussi la convoitise excitée chez elles par les splendides récoltes que ramassait, sur leurs terres confisquées (14 774 ha), la Compagnie Genevoise de Sétif.
Il est difficile de comprendre que les « Libéraux d’Algérie », ceux de la génération d’Albert Camus, ne font jamais allusion à l’œuvre d’Albert Lentin, toujours ignorée au lendemain de la seconde guerre mondiale ; à l’exception de rares observateurs comme Émile Dermengheim (1892-1971), l’auteur de La vie des Saints musulmans (1942), et d’une anthologie de qualité : Les plus beaux textes arabes (1951) ; difficile aussi de comprendre que les poèmes et textes qu’il a publiés pendant la guerre d’Algérie et au lendemain de celle-ci font encore preuve d’un refoulement total.
Un autre exemple vient à l’esprit, celui du premier agrégé français de langue arabe (1907), Joseph Desparmet, qui, dans les toutes premières années du XXe siècle, observa de près l’éveil du patriotisme algérien et le sentiment de révolte qui l’accompagnait. Il les a décrits, avec la précision de l’ethnologue, dans un certain nombre de publications comme Chants des Arabes de la campagne (1907), Poésie arabe recueillie à Blida (1907) ou La Turcophilie en Algérie (1916).
Lorsque parut, en juin 1939, le reportage d’Albert Camus, intitulé Misère de la Kabylie, Joseph Desparmet, qui avait pris sa retraite l’année précédente, était très peu connu dans les milieux progressistes d’Alger. L’arabisant français qui avait consacré une grande partie de sa vie à « sonder l’âme algérienne » et publié à Blida, en 1905 (ouvrage réédité à Alger en 1913) un magnifique livre en langue arabe consacré à l’enfant algérien de Blida et sa mère, sombra dans un oubli total ; la traduction de ce livre en langue française (1939) passa quasiment inaperçue. Il est vrai que la rupture due à la Seconde Guerre mondiale n’y est pas totalement étrangère. Après 1945, L’enfance, le mariage et la famille [algérienne] de Joseph Desparmet, qui eût été d’une grande utilité pour les enseignants exerçant en Algérie, fut ignoré des responsables de l’éducation. Bien que la famille algérienne qu’a décrite avec minutie Joseph Desparmet ait beaucoup évolué depuis 1905, les maîtres qui exercent aujourd’hui puiseraient encore dans cet ouvrage des informations et des éclairages que l’on ne trouve nulle part ailleurs.
Il résulte de ce rapide examen que nous sommes encore frappés par une amnésie qui est un héritage de la colonisation. En particulier de la période où celle-ci apparaissait sûre d’elle-même lors du centenaire de la prise d’Alger en 1930 (et durant les années qui ont suivi) et à laquelle les « Libéraux d’Algérie » ne pouvaient échapper. La mémoire collective avait ignoré ou repoussé les mises en garde et les prédictions de Corneille Trumelet, d’Eugène Razoua, d’Albert Lentin ou de Joseph Desparmet. Ces « Libéraux » ont été les victimes d’un refoulement collectif qui avait commencé à la fin du Second Empire. Refoulement qui perdure.
Il faut souligner vigoureusement que cet état d’esprit n’a rien à voir avec ce que certains ont qualifié d’« inconscient colonial ». Pour éviter tout malentendu et toute récupération éventuelle, attardons-nous sur le cas d’Albert Camus. Depuis l’article de Francis Jeanson, « Albert Camus ou l’âme révoltée », paru en 1952 dans le numéro 80 des Temps Modernes jusqu’à aujourd’hui, les accusations mensongères au sujet du « colonialisme inconscient » de l’auteur du Premier Homme n’ont jamais cessé. Passons sur ce qu’écrivait Pierre Hervé dans La Nouvelle Critique de juin 1952, lequel accusait Camus d’être « indifférent aux victimes du colonialisme ». Ce qu’a écrit Francis Jeanson demeure pudiquement ignoré des chroniqueurs et historiens. Certains y font brièvement allusion sans le citer et son propos n’est pas rappelé dans la récente édition des Œuvres complètes d’Albert Camus en quatre volumes (collection de la Pléiade.) Citons un extrait du texte de Jeanson, jamais proposé aux lecteurs :
Celle-ci [l’Histoire] ne semble d’ailleurs pas avoir jamais compté beaucoup dans la pensée de Camus : l’héritage méditerranéen, sans doute, n’y prédisposait guère. Vue des plages africaines, l’histoire se confond avec l’orgueil européen…
On comprend l’amertume et la violence avec laquelle Camus répondit au directeur des Temps Modernes. En dépit de ses textes sans ambiguïté comme Misère en Kabylie et Algérie 1958, les accusations de colonialisme inconscient fleuriront de nouveau avec Edward Saïd et ses émules dont les thèses sont, hélas, souvent relayées, sans esprit critique en France et en Algérie notamment (voir par exemple Le Monde diplomatique d’octobre 2000). Heureusement quelques personnalités, comme Jean Daniel, ont récusé les thèses avancées par Saïd. Par la suite, la parution tardive du Premier Homme (1994) aurait pu dessiller les yeux de certains. Il n’en a rien été. Ajoutons qu’en mettant l’accent sur les muets de l’Histoire algérienne dans son dernier ouvrage, demeuré inachevé, on peut penser qu’Albert Camus était sur la voie qui lui aurait permis de retrouver ce passé occulté depuis de longues décennies.
Les mises en garde de Corneille Trumelet, de Joseph Desparmet, d’Albert Lentin (ou les récits d’Eugène Razoua, qui, à son retour d’Algérie, fut un chef communard que les Versaillais condamnèrent à mort, il réussit à se réfugier en Suisse où il mourut) auraient pu inciter des hommes comme Emmanuel Roblès ou Albert Camus à faire un retour sur l’Histoire, celle, par exemple, du soulèvement des Oulad-Sidi-Ech-Chikh en 1864 ou sur la sanglante prise de Laghouat en 1852. Or ces avertissements avaient été oubliés depuis longtemps par la classe politique, tant à Alger qu’à Paris. Les historiens des années 1930-1950 ne s’en préoccupaient pas ou les ignoraient. Plus tard, l’historien Charles-André Julien, dans le premier volume de son Histoire de l‘Algérie sous la colonisation française, n’accordera qu’une ligne anodine à Corneille Trumelet.
Les écrits de René Lespès écrits et édités à l’époque du Centenaire de la prise d’Alger en 1830 permettent de prendre la mesure de l’amnésie qui frappait la colonie européenne entre 1930 et 1950. Une régression telle que, non seulement les avertissements clairvoyants et sévères formulés par Corneille Trumelet étaient totalement ignorés (on peut se demander si, lors de leur publication, ils ont eu quelque écho). Ceux d’Albert Lentin et de Joseph Desparmet, beaucoup plus récents, avaient été refoulés. Les « Libéraux d’Algérie » n’ont pu échapper à l’atmosphère ambiante. En 1930, René Lespès publia une volumineuse étude, Alger, Étude de géographie et d’histoire urbaines (première édition, 1926) et, quelques années plus tard, Oran, Étude de géographie et d’histoire urbaines (1938). Ces deux très gros ouvrages sont, pour l’essentiel, consacrés à l’histoire de la colonisation française et espagnole ainsi qu’à l’urbanisation des deux villes depuis l’ère espagnole. Au sujet d’Alger, le lecteur apprend que la ville, en 1926, comportait 214 920 Français et étrangers (pour la grande majorité des Européens) dont 55 711 indigènes musulmans. « Alger n’est pas seulement la plus grande ville européenne de la colonie, c’est aussi la plus grande ville indigène qui comprend une nombreuse population venue de l’intérieur », précise-t-il. Mais il s’en tient là au sujet de la population musulmane. Les données démographiques de 1926 étaient telles que les Européens d’Alger percevaient qu’ils étaient définitivement installés, d’autant plus que la population européenne continuait d’abandonner l’intérieur comme l’ont souligné Germaine Tillion et André Nouschi. De nombreux écrits des années trente vont dans ce sens. On ne prenait pas conscience du renversement démographique qui avait commencé dans les grandes villes.
Ajoutons que René Lespès, auteur d’une étude Les Troupes indigènes de l’Algérie au service de la France (1925, réédité en 1936) était très éloigné, idéologiquement, des Algériens rebelles à la colonisation française dont les œuvres de Trumelet, Razoua ou Lentin donnent de nombreux exemples. Cependant, en 1936, dans La Revue africaine, soit trois ans avant la parution de Misère en Kabylie d’Albert Camus, Augustin Berque, dans un article intitulé L’habitation de l’indigène algérien, jeta une note relativement alarmiste (mais qui n’évoque pas un soulèvement des populations) qui ne dut guère attirer l’attention du public, lequel venait de fêter le centenaire de la prise d’Alger. Note qui était bien en deçà des analyses et avertissements de Corneille Trumelet ou Albert Lentin. Augustin Berque (le père de Jacques Berque) écrivait :
Depuis 1920 des douars se dépeuplent ; l’accroissement des naissances compense à peine les saignées de l’exode […] Envisageons surtout les conséquences politiques. Que pensent de leur sinistre demeure l’ouvrier indigène revenu de France et le soldat libéré ? […] Comment ne seraient-ils pas perméables à la propagande néfaste qui le dresse contre le colon voisin, dont ils voient la maison commode et spacieuse ?
Augustin Berque cite ensuite un extrait d’une communication récente de René Lespès :
On ne doit pas oublier le spectacle courant de la vie des Européens, de ceux du moins, et ils sont nombreux, dont l’habitation, l’ameublement, l’alimentation, les distractions, traduisent des conditions d’existence aisée, sinon fortunée, suscite chez les indigènes des comparaisons, des réflexions, souvent injustes, toujours pleines d’amertume, parfois même de haine, et contribue à ancrer dans leur cœur le sentiment qu’ils restent pour nous une race inférieure, méprisée et tenue à l’écart.
Ce texte de 1936 éclaire la nouvelle prise de conscience (très relative) de l’auteur d’Alger, Étude de géographie et d’histoire urbaine, mais il n’a pas dû franchir le cercle étroit des Sociétés savantes de l’Afrique du Nord. Par ailleurs, il ne s’agissait que d’un projet d’enquête sur l’habitat des Indigènes musulmans qui n’a pas vu le jour. On peut penser que la plupart des « Libéraux d’Algérie » ont ignoré cette communication réservée à un public universitaire très restreint. René Lespès et Augustin Berque n’ont visiblement jamais lu ou prêté attention aux écrits de Corneille Trumelet.
Les « Libéraux d’Algérie » ne furent pas des victimes de « l’inconscient colonial » dont on les a injustement accusés, en revanche ils n’ont pas échappé à l’amnésie historique qui frappa la communauté européenne et les responsables politiques de l’époque.
Nous sommes entrés depuis une quinzaine d’années dans une nouvelle amnésie concernant cette période 1920-1950, celle des nouaisons qui ont conduit au 1er novembre 1954. Deux exemples significatifs : Le Maghreb entre deux guerres, étude d’anthropologie historique de Jacques Berque (1962) et Les Étés perdus, le roman de Jean Pélégri (1999), permettent de mesurer combien les mémoires sont vite oublieuses. Ces deux ouvrages ne sont plus lus ou cités, on recherchera vainement dans la littérature actuelle des références à l’auteur du Maboul et des Oliviers de la Justice. Cependant lors de la parution des Étés perdus, Mourad Bourboune écrivait à l’auteur le 12 juillet 1999 :
Tu as rappelé tout ce contexte des ombres que l’on ne voyait plus depuis cinquante ans, tu les as remises en plein soleil avec leurs joies et leurs peines d’hommes et de femmes, tu les as ensuite, après cette ultime parade au soleil, rétablies dans l’histoire de ce pays. […] Toute une époque ressuscitée, jusque dans ses couleurs et ses valeurs, ses actes de courage et ses lâchetés… (lettre inédite)
Ajoutons, pour conclure, que les historiens de l’Algérie, aujourd’hui, ignorent la plupart du temps les recommandations de Germaine Tillion sur « le double apprentissage » et la nécessité de « tenir les deux bouts de la corde » (À la recherche du vrai et du juste, 2001).
La nuit retombe sur ces années, proie des fureurs nationalistes et du ressentiment qui nourrissent l’incuriosité et les slogans.
Maurice Mauviel
Douvres, le 16 juillet 2016
Texte publié dans Le Lien numéro 68
Notes :
- Corneille Trumelet, Histoire de l’insurrection dans le Sud de la Province d’Alger en 1864, Alger, Typographie Adolphe Jourdan, 1879 et Histoire de l’insurrection des Oulad-Sidi-Ech-Chikh (Sud algérien), Alger, Typographie Adolphe Jourdan, 1884. ↩