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Les 6 victimes de Château-Royal à Alger


Les 6 victimes - Marcel Basset, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutene, Max Marchand, Salah Ould Aoudia, Robert Eymard

Marcel Basset ; Mouloud Feraoun ; Ali Hammoutene ; Max Marchand ; Salah Ould Aoudia ; Robert Eymard. Ces noms et ces visages que nous ne voulons pas, que nous ne pouvons pas oublier.

Ils étaient fonctionnaires de l’Éducation nationale. Au départ, instituteurs, inspecteurs de l'enseignement primaire, directeur d'école ou de cours complémentaire. L’un d’eux était aussi écrivain [1]. Passionnés par l’enseignement, animés par un idéal de justice et de partage, ils avaient rejoint, pour certains dès le tout début, les CSE, ces centres sociaux éducatifs créés en 1955 par Germaine Tillion [2]. Ils étaient devenus les principaux responsables de cette structure directement rattachée à l’Éducation nationale. Ils avaient rang d’inspecteur.

Marcel Basset, né le 3 septembre 1922 à Foulquières-lès-Lens (Pas-de Calias), ancien résistant, gaulliste, son engagement dans les CSE correspond à son idéal.

Mouloud Feraoun, né le 8 mars 1913 à Tizi Hibel (Grande Kabylie), très bon élève. Grâce à l'obtention d'une bourse pour poursuivre ses études à l'école normale de La Bouzarea (Alger), il devint instituteur et non berger. Il fut le premier Algérien nommé directeur d'un Cours Complémentaire à Fort-National (LArbaaâ Nath Irathen). À la suite de menaces par des militaires activistes, il fut nommé à l'école Nador du Clos-Salembier, un des quartiers les plus pauvres d'Alger. Il intégra les CSE en 1960 comme directeur-adjoint, chargé d'une mission d'inspection sur l'ensemble du territoire algérien.

Ali Hammoutene, né le 16 décembre 1917 à Tizi Ouzou (Kabylie) dans une famille pauvre. Boursier, élève de l'école normale de La Bouzarea (Alger), il fut instituteur, puis passa à Paris le concours d'inspecteur primaire et devint directeur-adjoint des CSE.

Max Marchand, né le 16 février 1911 à Montaure (Eure), brillant élève, école normale d'Évreux, instituteur en Normandie, inspecteur primaire à Oran, inspecteur d'Académie à Bône (Annaba) et à Alger, puis directeur des CSE.

Salah Ould Aoudia, né le 8 novembre 1908 à Ouaghzen (Kabylie), où il n'y a pas d'école publique. Il fut éduqué par les Pères Blancs et devint instituteur. Directeur d'un CSE dès leur création, il devint inspecteur des CSE pour la région Alger-Est.

Robert Eymard était le chef du bureau d'études pédagogiques.

Plus on approchait de la signature des accords d’Évian, qui signeraient sa défaite, plus l’OAS, pratiquant la politique de la terre brûlée, multipliait les attentats. Or, depuis leurs débuts, les centres sociaux étaient très mal perçus par les milieux conservateurs algériens, dont l’hostilité augmentait en proportion de l’enthousiasme de la population :

« Un centre social, dans ce pays en guerre, c’est un havre de paix, un endroit où on retrouve un peu d’espoir. Ceux qui ont faim peuvent même y trouver un peu de lait, les directeurs ayant pris l’initiative de donner à manger à leurs élèves qui leur avouaient venir au cours le ventre vide ! » [3].

Les CSE furent soupçonnés d’être des nids de sympathisants ou de membres du FLN. Arrestations arbitraires, mauvais traitements et tortures, leurs employés payèrent un lourd tribut à la politique de «maintien de l’ordre» telle que la concevaient les autorités civiles et militaires de l’époque [4]. Il y eut aussi des titres mensongers en première page des quotidiens les plus lus par la population «européenne», dont le but était de nuire aux CSE en accroissant l’hostilité à leur égard et en justifiant les actions menées contre eux [5]. Chacun de ces six hommes se savait personnellement menacé.

Cinq mois auparavant, Max Marchand avait échappé de justesse à la bombe qui fit s’écrouler l’immeuble de l’inspection académique où il résidait. En février 1962, lors d’un stage à Marly-le-Roi, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutene, Salah Ould Aoudia rencontrèrent, avec d’autres stagiaires des CSE, le conseiller du général de Gaulle pour les Affaires algériennes. Ils lui firent part de leurs inquiétudes sur la situation en Algérie, surtout dans les grandes villes. Bernard Tricot, qui n’ignorait pas le danger auquel ces fonctionnaires étaient exposés, leur demanda de regagner leur poste afin «de travailler coûte que coûte pour empêcher l’OAS d’établir le chaos [6]». Max Marchand avait profité de ce séjour pour tenter d’obtenir sa mutation à l’inspection académique de Belfort, qui venait d’être créée. Mais ce poste fut attribué à quelqu’un qui ne l’avait même pas sollicité. Rencontrant un collègue à sa sortie du cabinet du ministre, Max Marchand lui dit : « On a promis de me nommer en France, en juin, mais je n’atteindrai pas juin : ils auront ma peau avant. » [7]

Le  15 mars 1962, les responsables des CSE sont venus, parfois de loin, à Château-Royal, un domaine d’El-Biar sur les hauteurs d’Alger où se trouvaient l’École normale de jeunes filles d’Alger, les bureaux et le siège des CSE, ainsi que ceux d’autres services de l’Éducation nationale et quelques logements de fonction, pour participer à la réunion organisée par Max Marchand.  Malgré les précautions prises, l’OAS, au courant de cette réunion, avait décidé de frapper les imaginations en assassinant six d’entre eux, dont les noms soigneusement choisis figuraient sur une liste établie à l’avance [8] [9].

Personne ne sera jamais arrêté ou inculpé pour ce sextuple assassinat. Et pourtant ! On a su assez vite qu’il était l’œuvre des tristement fameux commandos Delta dirigés par Roger Degueldre [10]. Ce dernier a été reconnu par un témoin, sur photos [11]. Mais s’il a été condamné et exécuté, c’est pour d’autres crimes que celui-là : arrêté le 7 avril 1962, il a été condamné à mort par arrêt de la Cour de justice militaire en date du 28 juin 1962, pour une série de plusieurs dizaines de crimes et délits commis jusqu’au 11 octobre 1961…

Grâce aux amnisties successives, ceux qui sont aujourd’hui encore vivants peuvent sans crainte raconter leur participation à ce massacre et, pourquoi pas ?, en tirer gloire dans certains milieux. C’est ce qu’a fait Gabriel Anglade. Il s’est en particulier vanté auprès d’un historien américain, Alexander Harrison, d’avoir été celui qui, ce jour-là, avait tué Mouloud Feraoun, en donnant une version par ailleurs maquillée de l’événement [12].

Anne Guérin-Castell


Notes :

  1. Mouloud Feraoun est le premier écrivain algérien à avoir acquis une renommée internationale.
  2. Jacques Soustelle, qui venait d’être nommé gouverneur général, avait demandé à Germaine Tillion de «mettre en place une formule d’organismes adaptée aux besoins des masses algériennes déshéritées ». Cf. Jean-Philippe Ould Aoudia, L’Assassinat de Château-Royal, Paris, Éditions Tirésias, 1992, p. 65.L’arrêté instituant la création du Service des Centres Sociaux énonce :
    « Le Centre Social a pour but : de donner une éducation de base aux éléments masculins et féminins de la population, qui n’ont pas bénéficié ou ne bénéficient pas de la scolarisation et de mettre à la disposition de ces populations des cadres spécialisés dans les différentes techniques de l’éducation et spécialement de l’éducation agricole.
    De mettre à la disposition de ces populations un service d’assistance médico-sociale polyvalent […] Et d’une manière générale, de susciter, de coordonner et de soutenir toutes les initiatives susceptibles d’assurer le progrès économique, social et culturel des populations de son ressort (Ibid., p. 66) ».
  3. Ibid., p. 68.
  4. Deux opérations spectaculaires, en 1957 et 1959, entraînèrent une quarantaine d’arrestations : 13 personnes, dont 4 femmes, furent torturées ; il y eut deux disparus, l’un des hommes arrêtés, probablement mort des suites de la torture et le jeune frère d’une des femmes torturées, parce que celle-ci avait eu le courage de porter plainte contre ses tortionnaires (Ibid., p. 69-76).
  5. Ibid., p. 76 ss.
  6. Ibid., p. 84.
  7. Serge Jouin, Le destin tragique de Maxime Marchand… et de l’Algérie, Paris, 1986, cité par Jean-Philippe Ould Aoudia, op. cité, p. 84.
  8. La liste écrite des personnes à abattre comportait un septième nom, celui de René Petitbon, directeur du service de Formation de la jeunesse en Algérie. Il n’était pas présent à cette réunion à laquelle il aurait dû assister. Cette absence reste une énigme, malgré l’enquête menée par Jean-Philippe Ould Aoudia sur ce personnage et ses relations avec l’OAS, qu’il était chargé d’infiltrer et de diviser (op. cité, p. 89-104).
  9. Cf. Le 15 Mars 1962 à Alger.
  10. Engagé dans la légion étrangère, Roger Degueldre participa aux guerres d’Indochine puis d’Algérie. Il fut nommé lieutenant au début de l’année 1961. Il déserta quelques jours plus tard (Ibid., p. 146-149).
  11. Ibid., p. 124
  12. Cf. le site de la LDH de Toulon. Aujourd’hui, Gabriel Anglade, fondateur du PPN (Parti Pied-Noir), est président de la Maison du pied-noir située à Cagnes-sur-Mer et, depuis 2008, premier adjoint au maire de la ville.

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