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Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun : une œuvre à la fois circonstanciée et atemporelle


Mouloud Feraoun

Une œuvre littéraire toute entière nouée au temps de l’écriture

L’écriture de l’œuvre entière de Mouloud Feraoun est de bout en bout innervée par son rapport au présent de l’écriture.
On peut peut-être, par exemple, avoir gardé de sa première œuvre romanesque, Le Fils du pauvre — la plus célèbre sans doute dans la bibliographie de l’écrivain puisque fondatrice d’un champ littéraire émergent —, l’impression que le romancier y peignait un monde en voie de disparition décrivant l’époque révolue de la société kabyle de son enfance. En fait, cette représentation du premier récit a été complètement façonnée par le découpage qu’en ont fait dans une réédition de 1954 les éditions du Seuil : Paul Flamand et Emmanuel Roblès, en toute bienveillance, souhaitaient rapprocher ainsi cette première œuvre du récit de formation de la tradition occidentale. Cette deuxième édition de 1954 ne retenait que les deux premières parties du récit originel beaucoup plus ample publié à compte d’auteur en 1950 [2]. Loin de circonscrire étroitement l’histoire et de l’arrêter au seuil symbolique de l’entrée à l’École normale (dans les années 30), le texte originel poursuivait en effet le récit de la vie de Fouroulou Menrad, le protagoniste fort proche de l’auteur lui-même — on le comprend dès l’effet d’anagramme du nom — jusqu’à l’année même de la rédaction du texte. Feraoun évoquait ainsi non seulement ses années de formation à l’école normale de Bouzaréah, puis son installation dans le métier d’instituteur, mais encore les souffrances terribles des Kabyles durant la Seconde Guerre mondiale du fait de l’incurie accrue de l’administration coloniale et l’évolution des mentalités jusque dans cette année 1949 durant laquelle s’achevait la rédaction du texte.

L’importance, pour ne pas dire la nécessité, de conduire le récit jusqu’à l’actualité la plus récente est telle dans la conception de l’écriture que se faisait Mouloud Feraoun que l’auteur ne s’était pas résigné à l’éviction de cette fin et qu’il la retravaillait encore dans une intention de publication — qui ne sera réalisée que de façon posthume (dans l’ouvrage intitulé L’Anniversaire paru au Seuil en 1972).

Cette immersion dans le présent de l’actualité apparaît naturellement de façon plus flagrante encore dans la dernière œuvre qu’il avait envoyée à Emmanuel Roblès pour publication : Journal 1955-1962 qui semble bien ressortir, du moins partiellement, au genre de la chronique puisqu’il y est explicitement fait référence à l’histoire brûlante d’actualité de la guerre de libération.

En fait, l’histoire même de l’édition de ce texte éclaire sur son imbrication étroite dans la trame de l’événement. Les cahiers sur lesquels Mouloud Feraoun avait consigné ses notes au fil de six années de guerre (il avait commencé cette pratique au terme de la première année de l’insurrection armée, donc en novembre 1955, lorsqu’il avait justement pris conscience de l’importance irrépressible de ce qui était en train de se jouer depuis un an), ces cahiers donc avaient dû être soigneusement cachés avant d’être tout aussi prudemment acheminés auprès d’Emmanuel Roblès à Paris tant ils risquaient d’être compromettants pour leur auteur. C’était également sur les conseils mêmes d’Emmanuel Roblès que l’écrivain s’était lancé dans cette aventure. Mais ce « journal » n’avait été conçu par Feraoun dans un premier et large temps que comme brouillon, devant emmagasiner des notes à exploiter ultérieurement dans un roman — dans la grande tradition du soubassement documentaire de l’écriture réaliste. Il s’en explique très clairement le 26 février 1956 :

Bien sûr, je n’ai pas tout noté. Simplement des repères, afin que plus tard, si la vie est longue, je puisse garder palpable le triste souvenir des années noires, des jours lugubres.

Même au début de l’année 1960, il semble encore s’en tenir à cet objectif puisqu’il note le 25 janvier :

Je m’en tiendrai, je pense, à la relation objective des faits. Tels que je les vois se dérouler sous mes yeux. Cela me permettra plus tard de recréer l’atmosphère. Si la vie est longue bien sûr.

Pourquoi alors, en 1961, Feraoun insistait-il auprès de son ami et directeur de la collection « Méditerranée » au Seuil, Emmanuel Roblès, pour que ces notes soient publiées en l’état, sans retouche ni réécriture ? Il le rapporte dans une entrée, datée du 17 août, en forme de bilan pathétique (qu’il souhaitait même voir placée en préface — Roblès, comprenant la nécessité de mettre ce texte poignant en exergue, en fera figurer une bonne partie en quatrième de couverture) :

J’ai passé des heures et des heures à relire toutes mes notes, les articles de presse, les petites coupures de journaux que j’ai gardées. Je me suis replongé dans un triste passé et j’en sors accablé. Je suis effrayé par ma franchise, mon audace, ma cruauté et parfois mon aveuglement, mon parti-pris. Pourtant ai-je le droit d’y toucher, de retourner, d’ajuster, de rectifier ?
N’ai-je pas écrit tout ceci au jour le jour, selon mon état d’âme, mon humeur, selon les circonstances, l’atmosphère créée par l’événement et le retentissement qu’il a pu avoir dans mon cœur ? Et pourquoi ai-je ainsi écrit au fur et à mesure si ce n’est pour témoigner, pour clamer à la face du monde la souffrance et le malheur qui ont rôdé autour de moi ? Certes, j’ai été bien maladroit, bien téméraire, le jour où j’ai décidé d’écrire mais autour de moi qui eût voulu le faire à ma place et aurais-je pu rester aveugle et sourd pour me taire et ne pas risquer d’étouffer à force de rentrer mon désespoir et ma colère ? Et maintenant que c’est fait, que tout est là, consigné, bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste, maintenant que nous entrevoyons la fin du cauchemar, faudra-t-il garder tout ceci pour moi ?

On le voit, sous l’apparent questionnement, pointe la certitude qu’il est nécessaire de publier ce travail : « ai-je le droit d’y toucher, de retourner, d’ajuster, de rectifier ? », se demande-t-il de façon toute rhétorique, et donc sans biaiser sur l’impossibilité de répondre à cela de façon positive.

Certes la pression croissante des événements, le déchaînement des violences, aveugles autant que ciblées, du FLN et surtout, dans la dernière phase de la guerre, des ultras français, sont tels qu’il vit évidemment dans la crainte de n’avoir pas le temps de réaliser le projet romanesque ultérieur. Ses craintes ne seront hélas que trop justifiées puisqu’il meurt assassiné le 15 mars 1962 avec 5 de ses collègues lors de l’odieux attentat perpétré par l’OAS contre les dirigeants des Centres sociaux éducatifs réunis à Château-Royal.

Dans l’ébauche d’un autre roman (qui n’est donc plus du tout ce texte narratif projeté à partir des notes du journal) et que Feraoun a engagé à la fin de l’année 1961 en même temps qu’il menait cette activité de diariste — et ce sont là véritablement les dernières pages écrites par lui — dans ce roman parallèle donc et publié dans sa pathétique forme d’ébauche sous le titre L’Anniversaire, dans l’ouvrage posthume de 1972 des éditions du Seuil, Feraoun met en scène un personnage très fortement inspiré de sa propre vie et en tout cas comme lui inspecteur de ces Centres sociaux qu’avait mis en place Germaine Tillion [5]. Ce personnage, vivant dans la cauchemardesque spirale de la violence des derniers mois de la guerre, décide de ne plus effectuer ses missions devenues trop risquées, alors que l’écrivain a assumé jusqu’au bout son devoir... On peut ainsi mesurer l’écart hautement significatif entre la projection fantasmatique dans une fiction et l’attitude adoptée dans la réalité : c’est, à l’inverse de ce qui ce passe dans nombre de cas similaires de création littéraire, l’attitude réelle et non la fictive qui manifeste le plus la hauteur morale de la personne de l’auteur.

C’est bien cette conscience morale qui a dicté aussi une seconde motivation à la demande de publication du Journal adressée à Roblès en août 1961. Mouloud Feraoun y voyait la possibilité ou la nécessité pour lui de lever l’équivoque que pouvaient susciter son silence et sa position de fonctionnaire — lui qui avait exercé les charges d’instituteur, de directeur d’école puis d’inspecteur des Centres sociaux éducatifs. Mourir pour mourir dans l’Algérie qui se libérait par la guerre, s’il devait en courir le risque, il préférait que ce soit en patriote plutôt qu’en traître [6]. Il tenait donc à ce que sa position politique, très précocement et clairement établie — même si c’était par pragmatisme plus que par adhésion enthousiaste — apparaisse aux yeux de tous : à la différence de son ami Camus, dont il comprenait et respectait cependant l’opinion, il savait l’indépendance de l’Algérie inéluctable et s’était vite rangé aux côtés de l’énorme majorité des populations kabyles et arabes qui y aspirait. Il pensait que le temps pressait donc de le faire savoir, quelles qu’en fussent pour lui les conséquences. Les scrupules et inquiétudes amicales qui retenaient Roblès seront bien entendu frappés d’inanité à la mort de Feraoun : il fera alors publier sans tarder cette œuvre, qui paraît au mois d’octobre 1962.

En fait, la 3e motivation qui avait sous-tendu la demande de publication exprimée par Feraoun, sans doute la plus impérieuse, était sa prise de conscience, sa certitude d’écrivain que, pour rendre compte de l’intensité de la violence et des souffrances engendrées par cette guerre, il ne pouvait y avoir d’autre écriture que celle de ce journal : toute chaotique, contradictoire, multiforme et aporétique. Aucun récit linéaire et uniment vectorisé pour tenter de reconstituer rationnellement le cours des choses ne pouvait se concevoir sans affadir et même brouiller l’essentiel à ses yeux : se tenir au plus près de l’expérience sensible de l’événement.

Une esthétique bouleversée par la violence de l’événement.

L’écrivain abandonne donc toute velléité d’écriture réaliste dans les deux textes inspirés de la guerre. Le roman ébauché — l’Anniversaire — apostrophe en effet une cascade de narrataires, de destinataires différents, conditionnant des énonciations, des discours de et sur l’événement extrêmement différents, du plus angoissé au plus serein, du plus sarcastique ou virulent au plus détaché ; loin d’installer une intrigue claire, le récit ne procède que par relances et ressassements tant il semble se heurter sans cesse à des sortes de butées ou d’impasses. Il reste cependant difficile d’apprécier ce texte qui est très embryonnaire.

Le plus spectaculaire de cet abandon de l’esthétique de la lisibilité et de la continuité réalistes éclate surtout dans cette œuvre majeure — et accomplie — qu’est le Journal. Bien sûr, ce journal garde néanmoins des aspects de cette modalité esthétique réaliste pratiquée dans les textes antérieurs. Ne serait-ce que dans l’accumulation de la documentation factuelle. Les événements qui agitent le monde contemporain — la guerre froide, la mise sous tutelle soviétique de la Hongrie, les revendications des pays non alignés ou qui viennent d’accéder à l’indépendance, les hésitations de l'ONU, par exemple — trouvent un écho dans le journal et dressent une toile de fond, sur laquelle se détache naturellement l’actualité de la guerre d’Algérie. De celle-ci, on suit ainsi au fil du journal les étapes marquantes et le flux chronologique : changements ministériels, crises gouvernementales, infléchissements politiques, manifestations, putsch, conférences, attentats majeurs... autant de faits établis et désormais aussi bien rapportés par les récits d’historiens. Le Journal apporte cependant un éclairage irremplaçable qu’aucun travail d’historien ne saurait égaler. C’est du détail du quotidien plus encore que de l’événement majeur que Feraoun s’attache à rendre compte.

Car ce sont bien les petits événements s’inscrivant dans le quotidien et affectant de très près la vie et la psychologie de ses compatriotes qui permettent d’approcher la vérité de la guerre telle que vécue de l’intérieur. Ce qui dans un récit d’historien en surplomb de l’événement est rapidement traité, voire négligé, trouve donc souvent une résonance inverse dans le travail de Feraoun qui ressortit ainsi par bien des aspects à la chronique. Étant entendu qu’il entend témoigner du retentissement subjectivement éprouvé par la collectivité autant sinon plus que lui-même (il lui arrive souvent de s’appesantir sur le premier type de positions pour suggérer discrètement qu’il se trouve lui-même en désaccord ou en porte-à-faux). Tel est le cas, par exemple, de l’impact des grèves du tabac imposées par l’ALN et le FLN, ou de l’interdiction du jeu, de l’incitation à la démission de tous les élus indigènes, de la pression pour la désertion des écoles, etc.

Ce qui mobilise le plus son temps et sa plume, c’est la volonté de rendre compte de ce qui s’inscrit en profondeur dans la conscience, et surtout dans « la chair des hommes ». Il s’attache donc à mettre au jour ce qui fait le plus violence aux êtres : arrestations, torture, exactions, viols et exécutions. Surtout dans les premiers temps, mais jusque dans les dernières semaines, il s’accroche à l’idée qu’il faut consigner, sinon de façon exhaustive, ces faits, du moins ceux qui parviennent à sa connaissance et, dans ce cas, le faire en toute « objectivité ». Il resserre son attention sur la Kabylie (même si à partir de juillet 1957 il a été muté au Clos Salembier à Alger) non par patriotisme étroit, mais parce qu’il est en phase avec cette terre et ses hommes et qu’il sait qu’elle fournit un échantillon révélateur de la situation algérienne générale : il cherche donc systématiquement à collecter des nouvelles (une expression revient de façon significative dans le journal : « je suis sorti aux nouvelles » [7]). Il ne restitue pas seulement ce dont il a été personnellement témoin, il multiplie ses sources d’informations : personnes anonymes croisées en telle ou telle circonstance — dans un taxi ou dans la rue —, amis, collègues, autorités, radio, presse [8]. Il aligne chiffres, circonstances, aussi rigoureusement que possible, revenant d’un jour à l’autre sur un fait, qu’il précise ou infirme par recoupement nouveau. Ainsi du nombre de morts résultant d’un attentat ; du motif d’arrestation de telle ou telle personne ; etc.

Il le fait d’autant plus fiévreusement qu’il sait que les versions officielles travestissent souvent l’événement. C’est le cas par exemple de la mention « terroriste tué les armes à la main » accompagnant l’annonce de nombre de décès. Il collait, on le sait, des coupures de journaux ou de tracts qu’il apposait ainsi dans son journal, soit qu’il cherchât à en tirer caution soit au contraire qu’il y vît matière à dialogue ou réfutation. L’œuvre résonne donc de voix multiples et prend progressivement un caractère proliférant et multiforme. On comprend qu’il n’ait pas été possible aux éditions du Seuil de publier une œuvre ainsi augmentée de divers collages qui l’auraient rendue encore plus singulière, mais on se prend à rêver : y a-t-il trace de ce document originel que les moyens de numérisation modernes permettraient peut-être de reproduire en cette singularité ?

Quoi qu‘il en soit, dans l’état où il a bel et bien été publié [9], le journal bouleverse aussi la logique de la seule chronique. Car loin de donner des preuves irréfutables ou d’établir « la » vérité de la guerre, Mouloud Feraoun comprend progressivement que la valeur du texte qu’il écrit ne réside pas dans la donnée exhaustive et irréfutable, non plus que dans l’impossible objectivité. Non seulement du fait de la partialité qui lui serait personnellement imputable, mais parce que, plus qu’en tout autre temps en temps de guerre, il n’y a pas de vérité absolue [10]. S’il ne renonce pas à témoigner encore et toujours, il perd très vite toute foi en l’accès à l’objectivité. Il en vient à douter non seulement des témoignages d’autrui mais de sa propre perception. Une entrée comme celle du 12 juillet 1956 montre ce nouveau relativisme :

Il y a quatre jours, chez nous, un nouveau ratissage. Je n’ai pas encore de renseignements précis, en dehors de cette coupure de joumal qui parle de trente rebelles abattus. Un autre journal en signale seulement trois. Il ne s’agit pas d’une erreur de zéro. La vérité doit se situer entre les deux. Non plus, il ne s’agit pas de rebelles, mais bel et bien des gens des villages qui figuraient sur une liste, qu’on a fait sortir pour les fusiller [...] Puis on a rédigé pour la presse un communiqué d’un autre genre. Des renseignements finiront bien par me parvenir, tout au moins en ce qui concerne le nombre de victimes. Car pour le reste, mes compatriotes ont autant d’imagination que les soldats.

Le caractère de témoignage du Journal n’en perd pas pour autant sa valeur parce que celui-ci se donne désormais clairement pour mission de donner voix aux souffrances des hommes. Dans une note entamée le 21 avril et poursuivie le 27 novembre 1960 (interruption et reprise qui disent à la fois le découragement et en même temps l’impossibilité de renoncer à ce devoir supérieur) :

On devrait pouvoir réunir une multitude d’histoires relatant les milliers de drames, les milliers de morts, les clameurs de rage, les torrents de larmes et les mares de sang qui ont marqué comme des stigmates cette terre où nous avons eu le malheur de naître [...]

C’est surtout aux morts qu’il entend rendre justice et hommage en tentant le plus possible de les sortir de l’indistinction des morts multiples de cette guerre. Il exècre le visage déshumanisé du communiqué qui rend la guerre distanciée et impersonnelle. Le 31 décembre 1961, il s’en révolte encore :

le nombre de morts et de blessés [...]. Les journaux en publient chaque matin une liste sous la rubrique « attentats », une, deux, trois colonnes. Les noms, les lieux, l’arme. Qui et pourquoi, on n’en sait rien.

À l’inverse, il cherche pour sa part à restituer aux morts leur visage éminemment humain et proche. C’est là tout l’intérêt et la vibration de sa « voix en contrepoint » [12]. C’est pourquoi les seules corrections qu’il se permet d’apporter à son manuscrit lorsqu’il en demande la publication consistent en l’ajout de mentions et de précisions nécrologiques ultérieures en surcharge de tel nom de protagoniste apparaissant dans une scène relatée en son temps.

Le journal se fait alors tombeau, au sens même poétique du terme. Et l’ouverture préfacielle d’Emmanuel Roblès, narrant à mots pudiques la mort de l’ami qu’était l’auteur, donne d’emblée cette aura funèbre et solennelle au texte donné à lire qui saisit d’émotion et s’avère apte à faire appréhender, outre le sens de l’événement, le poids tangible de douleur qu’il en a coûté aux Algériens. Guy Pervillé, historien reconnu de l’Algérie contemporaine et de la guerre de libération en particulier, lui rend un hommage appuyé en attestant de cette irremplaçable teneur :

Quelle que soit la valeur de son œuvre littéraire, il restera surtout dans les mémoires par son Journal 1955-1962, qui est le témoignage le plus riche, le plus sensible et le plus lucide sur la guerre d’Algérie vécue par les Algériens. [...] [Camus et lui] sont les deux meilleurs guides que je puisse recommander pour faire comprendre la guerre d’Algérie et ses enjeux [13].

Au-delà de cette valeur de document unique sur la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’infléchissement et l’accomplissement esthétique de cette œuvre lui confèrent encore une autre dimension.

Une intemporalité de la position éthique

Ce que cette œuvre révèle de cette guerre permet de se représenter ce que peut être, pour l’essentiel des expériences humaines, le cataclysme de toute guerre.

En premier lieu, celui-ci brouille les repères et les jugements moraux. Certains des acteurs de la guerre se révèlent tour à tour monstrueux et éminemment humains. Tel le capitaine Oudinot, capitaine de SAS qui sévissait en particulier à Béni Douala. L’entrée en date du 3 août 1961 le dit de façon éloquente : « Ultra, activiste, criminel de guerre, antigaulliste, tout ce qu’on voudra. Il en a des morts sur la conscience ! il en a fait hurler du Kabyle ! »

Et rapporte qu’il a été traduit devant un tribunal militaire (l’entrée du lendemain confirme cependant l’anticipation désabusée de l’écrivain et note qu’il a été acquitté). Mais rappelle aussi que le 2 décembre 1958 (événement rapporté dans l’entrée du 9 décembre), c’est ce capitaine qui était intervenu personnellement et spontanément pour permettre à Feraoun d’être escorté jusque dans son village afin de se recueillir sur la dépouille de son père.

Que dire aussi des soldats français qui, après avoir torturé à mort un homme, déploient ensuite tous leurs efforts pour sauver sa fillette — devenue muette ? L’entrée du 9 novembre 1957 relate ce fait avec une densité tranchante sans y adjoindre le moindre commentaire, nous laissant ainsi face à un effroi sans mots. Au cœur même de la fournaise de l’événement, Mouloud Feraoun arrive aussi à s’élever à une hauteur de vue qui lui dicte des propos de moraliste mettant au jour l'universalité de comportements humains. Il se relie ainsi à une sagesse atemporelle ou cisèle ses propres maximes, avec un détachement qui se teinte de désabusement. On peut donner un échantillon de ces propos à la fois circonstanciés et génériques en parcourant quelques entrées s’échelonnant dans l’année 1956.

Le 25 février 1956 : « Ce qui se passe ici se reproduit un peu partout à d’autres moments ou d’autres façons. En effet “la violence appelle la violence”. » Le 11 mars 1956 :

Tous ceux qui ont pu partir sont déjà loin. D’autres les suivront. Et il suffit d’y songer au départ pour que le cœur déménage : on se détache peu à peu des connaissances, des camarades, des amis de toujours auxquels vous lient des années d’hypocrisie.

Le 4 avril 1956 : « Il y a des séparations qui sont pires que la mort parce qu’elles emportent avec elles jusqu’à l’amitié et laissent un vide affreux. » Le 17 octobre 1956 : « L’entêtement dans le mensonge ne fait pas de mal à la vérité, il fait du mal aux hommes : il déchire les cœurs, il tue les corps, il sème la haine et la folie. »

Même si le Journal est loin d’être un journal intime, il dessine progressivement le portrait en creux d’un diariste qui incarne les plus belles des valeurs humanistes. Ne serait-ce que de façon spéculaire, lorsqu’il confie affinité et admiration pour des intellectuels à la grande honnêteté et liberté de pensée, tels Mauriac (entrée du 12 février 1956), et les amis proches : Camus ; Emmanuel Roblès surtout (passim).

Loin de se laisser aller à la crispation identitaire et communautaire (comme y incitent les temps de guerre qui forcent souvent à choisir « son » camp), Mouloud Feraoun ne cesse d’affirmer à la fois qu’il est acquis à la cause éminemment juste de l’indépendance et qu’il entend ne renoncer à aucune des facettes de son identité multiple et composite d’Algérien kabyle et musulman, passionnément attaché à toute une tradition de la culture française (il fait très clairement la part entre la politique de la France et la France de la culture).

De ce fait, Journal 1955-1962 est un texte qu’on peut relire en y trouvant sans cesse des effets de résonance intime en chacun de nous quelles que soient notre génération et notre propre expérience : il invite à l'intercompréhension et offre des motifs d’espérer, malgré le lourd passif de la colonisation, en une pérennité des liens que des hommes de cette trempe ont établi entre Algériens et Français. Le respect et l’attention incessante accordés à l’autre dont cette œuvre fait preuve, alors même qu’elle se voue en premier lieu à témoigner parmi les siens, rappellent les principes libéraux qui ont toujours nourri l’inspiration de Mouloud Feraoun. Si le Journal fait le plus souvent place comme il se doit au vécu des Algériens en ces années de guerre, il a aussi une perspective kaléidoscopique et polyphonique et n’oublie pas à l’occasion d’imaginer ce que pouvait ressentir le petit pied-noir (tel le Français de Béni-Méred à qui le Journal prête voix dans l’entrée du 12 février 1956), l’appelé, aussi bien que leurs amis et familles...

Cette ouverture à l’altérité est particulièrement remarquable parce que maintenue malgré l’actualité brûlante qui pouvait entraîner bien des replis ou rancœurs. Elle reste bien au demeurant dans le droit fil de ce que toutes les autres œuvres de Mouloud Feraoun illustraient et plaidaient en quelque sorte. Le Fils du pauvre est un hommage à la Kabylie traditionnelle, mais aussi la narration d’une entrée sans nostalgie dans un monde nouveau — comme les poèmes de Si Mohand (que Feraoun a collectés, traduits et édités aux éditions de Minuit en 1960) rendaient compte pour les Kabyles de l’entrée dans le temps colonial. Ses deux autres grands récits romanesques traitent encore de la confrontation à la différence et plaident pour la vertu de la tolérance. Envers une Française mariée à un Kabyle qui l’amène vivre au village avec lui (La Terre et le sang, 1953) ; envers une Kabyle chrétienne au sein d’une communauté très majoritairement musulmane (Les Chemins qui montent, 1957). Le dernier roman entrepris au cours de l’année 1961, donc au plus fort du déchaînement de la violence de la guerre, ébauchait lui aussi une intrigue tout à fait audacieuse et éclairante : celle d’une liaison clandestine entre un inspecteur de centres sociaux musulman et une institutrice française (L’Anniversaire) ; une intrigue similaire était déjà esquissée dans La Cité des roses, roman très certainement antérieur (il s’agit probablement d’un texte qui avait été refusé par les éditions du Seuil, et à vrai dire effectivement bien inférieur du point de l’élaboration romanesque et de l’écriture aux autres œuvres, mais que la famille a jugé utile de publier aux éditions Yamcom à Alger en 2006).

Cette aptitude à faire la part des choses entre le factuel des déchirements politiques et la pérennité de liens culturels pouvant les transcender force l’admiration. Or elle se manifeste avec une franchise confondante en divers moments du Journal. Ainsi, le 12 juillet 1959 : « Mais quand l’Algérie vivra et lèvera la tête, je souhaite qu’elle se souvienne de la France et de tout ce qu’elle lui doit. »

Ou encore le 17 mars 1961 : « Vive la France, telle que je l’ai toujours aimée. Vive l’Algérie, telle que je l’espère. »

Dans les commémorations nationales de 2013, la France de la culture a reconnu la beauté de ces deux loyautés et a rendu un juste hommage à cet écrivain algérien en commémorant son centenaire dans l’ouvrage des grandes commémorations nationales [14] : Mouloud Feraoun y trouve, dans une sorte de patrie linguistique et culturelle symbolique, la compagnie d’autres grands écrivains de langue française, nés comme lui en 1913, tels Albert Camus et Aimé Césaire.

Martine Mathieu-Job
Communication lors du colloque « Mouloud Feraoun et Emmanuel Roblès, centenaire d’une amitié », le 6 décembre 2013
Texte publié en 2014 dans Le Lien numéro 65


Notes :

  1. C’est l’analyse que fait Abdelkébir Khatibi dans son essai Le Roman maghrébin, Paris, Maspéro, 1968, rééd. Rabat, SMER, 1979 : « Ce roman réaliste nous étonne [...] par ses personnages mourants qui se meuvent dans un monde clos, bien défini, où chaque objet a sa place. »
  2. Je me permets de renvoyer, pour l’analyse de la confrontation des différentes éditions de ce texte, à l’ouvrage que je lui ai consacré et publié chez L’Harmattan en 2007 : Le Fils du pauvre ou la fabrique d’un classique..
  3. Cf. sur ce point Mouloud Feraoun ou l’émergence d’une littérature (Karthala, 2001), l’ouvrage que j’ai écrit en collaboration avec Robert Elbaz, dans lequel nous analysons comment Feraoun transpose ainsi dans un genre écrit hybride une modalité du récit oral qui, même référant à une temporalité antérieure, embraye sans cesse sur le présent de la narration.
  4. L’éditeur précise que les pages du chapitre 4 sur lequel s’interrompt le récit datent probablement des 13 et 14 mars 1962.
  5. Cf. l’ouvrage de Michel Kelle qui fait de G. Tillion l’une des 5 figures de l’émancipation algérienne, Karthala, 2013.
  6. Un article odieusement insultant de Maurice Tarik Maschino, publié dans le journal Démocratie le 1er avril 1957 avait ciblé Mouloud Feraoun en raillant son premier roman : « Tandis qu’avec ses camarades, l’intellectuel algérien fait la révolution, le pense-petit du village, lui, fait son journal intime. »
  7. Par exemple, le 29 mars 1956 : « Il y a une heure, je suis sorti “aux nouvelles” pour avoir quelque chose à écrire. J’ai été servi. »
  8. Il dépouille la presse locale, le Journal d’Alger aussi bien que des journaux nationaux : Le Monde, L’Express, L’Observateur, Le Canard enchaîné.
  9. Dès l’année 1962, grâce à la diligence d’Emmanuel Roblès qui tenait à rendre hommage à son ami. L’œuvre a depuis été rééditée en édition de poche en 2011, grâce à l’intervention de Michel Lambart, vice-président de l’association Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons.
  10. Je me permets de renvoyer à l’article que j’ai publié sous le titre « Mouloud Feraoun : Journal 1955-1962 ou l’indicible vérité », paru dans La Plume dans la plaie. Les écrivains-journalistes et la guerre d’Algérie, Philippe Baudorre (dir.), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. Sémaphores, 2003, p. 189-213.
  11. Une note de Roblès en cet endroit signale : « Journal d’Alger, coupure collée en marge du manuscrit. Titre : « Trente rebelles abattus à Taourirt-Moussa ».
  12. Je reprends ici la très belle formule du titre que Christiane Chaulet Achour a donné à son essai sur Mouloud Feraoun publié aux éditions Silex en 1986.
  13. Guy Pervillé, « Albert Camus et Mouloud Feraoun : une amitié qui résiste aux divergences politiques », La Plume dans la plaie, op. cit., p. 129-135.
  14. Recueil des Commémorations nationales 2013, ministère de la Culture et de la Communication, Direction générale des patrimoines, Archives de France, Paris, 2013.

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