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Ismaÿl Urbain (1812-1884), le premier défenseur des Arabes dans l’Algérie de la période coloniale


Ismaÿl Urbain, 1868
Ismaÿl Urbain, 1868
©Inconnu/Gabriel Esquer/Wikipedia

Je voudrais tout d’abord remercier Michel Lambart. Il a convaincu le conseil scientifique de ce colloque consacré aux libéraux et à la trêve civile de 1956 de faire une place à « Urbain, premier défenseur des Arabes ».

Il n’est pas incongru, en effet, de rappeler qu’avant les libéraux des années 50, avant l’Albert Camus des Chroniques algériennes, avant Mouloud Feraoun, il y a plus d’un siècle, dans des termes parfois très proches, sinon identiques, un homme, dans sa vie personnelle, dans ses fonctions officielles d’interprète militaire puis de haut fonctionnaire à Paris, ensuite à Alger, avait pris la défense des Indigènes d’Algérie, les Arabes musulmans, contre les violences et les abus de la colonisation. Il n’était pas anticolonialiste, à la différence de certains de ses contemporains, tel le député Desjobert, ou plus tard, Jean Jaurès ou Georges Clémenceau. Il n’était pas contre la présence française en Algérie. Il voulait qu’elle soit mise en priorité au service des Indigènes du pays, Arabes, Kabyles, musulmans, israélites, pour créer un peuple et un pays nouveaux [1].

Ce rappel était nécessaire aujourd’hui pour deux raisons. La première tient au fait que l’historiographie de la guerre d’Algérie – puisqu’on peut aujourd’hui l’appeler par son nom – s’inscrit dans une histoire longue, celle de l’Algérie coloniale commencée en 1830. Cette histoire est évidemment celle d’une succession de violences, de conquêtes militaires et d’insurrections, d’abus et d’injustices, de terres expropriées, de mesures de discrimination vexatoires légalisées par le Code de l’indigénat, de pouvoir confisqué par les immigrés européens. Elle est aussi celle d’un incroyable aveuglement, d’une persistance dans l’égoïsme et l’arrogance qui sont confondantes, puisque dès 1837, des hommes ont appelé l’attention des responsables civils et militaires et de l’opinion publique sur les dangers de l’utopie colonisatrice, ont proposé des réformes qui n’ont pas été appliquées ou qui ont été rapidement abandonnées ou annulées. L’histoire de ces réformistes a longtemps été escamotée. Elle est encore refoulée par la mémoire récente des violences de la guerre d’indépendance et de celles de l’OAS. C’est une injustice et une erreur à réparer.

Ce rappel de l’antériorité du réformisme d’Ismaÿl Urbain était justifié par une autre raison : notre colloque d’aujourd’hui prend place à la suite des nombreuses manifestations qui, depuis deux ans, en France et en Algérie, ont marqué le bicentenaire de sa naissance à Cayenne le 31 décembre 1812. La table ronde au Maghreb des livres du 17 février 2013, la journée à l’Institut du monde arabe le 13 avril sur le thème « Réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale, d’Ismaÿl Urbain à Albert Camus », ont montré l’existence et la permanence chez les Français d’Algérie « d’un contre-courant colonial » – j’emprunte cette formule à Gilbert Meynier dans Repenser l’Algérie dans l’histoire [2].

Elles ont aussi montré, ce qu’a confirmé le colloque « Ismaÿl Urbain, les saint-simoniens et le monde-arabo-musulman », qui s’est tenu à la bibliothèque de l’Arsenal (BN) et à l’Institut du monde arabe les 24 et 25 octobre, qu’Ismaÿl Urbain, cet « homme de couleur », petit-fils d’une esclave africaine affranchie, né à Cayenne en 1812, mort et enterré à Alger en 1884, a été le précurseur et parfois l’inspirateur de ces libéraux.

Le relevé des thèmes et des formulations de Camus dans ses Chroniques algériennes – le même travail pourrait être fait à partir du Journal de Mouloud Feraoun – et de ceux d’Urbain auxquels ils renvoient est troublant, émouvant. Ce relevé fait apparaître comme une filiation entre ces deux journalistes, entre ces deux hommes, si différents pourtant par l’origine, la formation, la religion. À cent ans d’intervalle, ils ont porté le même regard d’humanité, critique et généreux, sur la réalité coloniale algérienne.

Que penser de ces formulations d’Urbain, sinon qu’elles se retrouvent presque mot pour mot chez Camus ? Ainsi de sa « profonde sympathie pour les Arabes, peuple colonisé, dominé, et infériorisé », des « droits du peuple arabe à un traitement de justice », de la nécessité d’informer l’opinion et les responsables politiques de la métropole qui sont responsables de la situation en Algérie, de l’injustice du système colonial, de l’assimilation promise et non appliquée, de l’alibi du statut personnel qui justifie la mise à l’écart des Indigènes musulmans des institutions de la démocratie, communes, conseils généraux, assemblée nationale. La même concordance se retrouve dans les mesures qu’il préconise pour réduire les inégalités : « instaurer une sorte de siège social en faveur de la civilisation » [3], créer une instruction publique musulmane arabo-française, donner des terres aux Algériens, développer l’agriculture, moderniser l’habitat, transformer les douars en communes, procéder à « l’émancipation électorale » par le droit de vote des Indigènes exercé dans un collège unique.

Encore plus impressionnantes sont les préconisations de Camus et d’Urbain pour l’avenir de l’Algérie. « Si l’on veut remplacer la colonisation par l’association… » Ainsi Camus écrit dans L’Express du 23 juillet 1953 : « Si la colonisation pouvait jamais trouver une excuse, ce serait dans la mesure où elle favorise la personnalité du peuple colonisé. Elle serait alors, non la colonisation, mais l’association. » Cet avenir, ils le veulent fonder sur le respect de la différence, l’association, la condamnation de la colonisation, la création d’une communauté franco-arabe. Ne pourrait-ils pas être de Camus, ces mots d’Urbain :

[Ne pas voir les Algériens] comme des vaincus mais comme des compatriotes, appelés à devenir citoyens d’une France algérienne […], une France algérienne qui sera à la fois française, berbère, arabe et européenne, avec son caractère et sa physionomie propres. […] Quoi qu’on fasse, l’Algérie ne deviendra jamais une réunion de départements semblables à ceux de la Mère-Patrie. Elle restera l’Algérie [5].

Dans « Algérie 1958 » [6], Camus en appelait à  une déclaration solennelle [du gouvernement] exclusivement adressée au peuple arabe [d’Algérie]. Avait-il à l’esprit la lettre de Napoléon III au maréchal Pélissier du 7 février 1863, sa proclamation au peuple arabe du 5 mai 1865, la Lettre de l’Empereur de juin 1865 sur la politique de la France en Algérie, documents qu’Urbain avait appelés de ses vœux et à la rédaction desquels il avait travaillé ?

Urbain et Camus ont eu la même réponse aux critiques, à celles des « colonistes » pour le premier, à celles des Français d’Algérie pour le second : les Algériens musulmans existent, on ne peut les ignorer, il faut accepter leur différence, les traiter comme des citoyens. Ils utilisent l’un et l’autre l’argument que seule une politique d’équité à l’égard du peuple arabe d’Algérie est la condition de la paix et de la prospérité du pays.

Mais ce qui était possible au temps d’Urbain ne l’était plus au temps de Camus. Ce qui me conduit à cette réflexion : l’histoire des réformateurs et des libéraux n’est pas celle d’« occasions manquées », mais celle d’un refus constant, profondément enraciné dans notre tradition républicaine, de reconnaître l’AUTRE – je pense aux Kanaks de la Nouvelle-Calédonie – d’établir avec LUI des rapports qui ne soient pas d’assimilation-sujétion culturelle, économique, financière, juridique et institutionnelle. Refus ou incapacité, aporie, cela mérite réflexion.

Michel Levallois
Communication lors du colloque « Les Libéraux et la trêve civile », le 6 décembre 2013
Texte publié en 2014 dans Le Lien numéro 65


Notes :

  1. Michel Levallois a préfacé et annoté la réédition des deux brochures d’Urbain, l’Algérie pour les Algériens (1860) et L’Algérie française (1862), Paris, Séguier, 2000 et 2002, ainsi que les deux premiers tomes de sa biographie, Une autre conquête de l’Algérie (1836-1848) Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, et Royaume arabe ou Algérie franco-musulmane ? (1848-1870), Paris, Riveneuve éditions, 2012.
  2. L’Harmattan, 2013.
  3. G. Voisin [Urbain], in Levallois 2000, p. 145.
  4. Albert Camus, Essais, NRF, La Pléiade, 1981, p. 1874.
  5. Journal des Débats, 24 décembre 1881.
  6. Albert Camus, Essais, NRF La Pléiade 1981, p. 1015.

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