MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Inconscient et représentation de l’Autre
Journée du 15 mars 1962 : les victimes qui ont subi l’agression appartenaient à nos deux pays, l’Algérie et la France ; ils participaient à une œuvre de fraternité et d’une mise en commun de leurs compétences pédagogiques, culturelles et éducatives. Cette mise en commun reste comme un symbole de fraternité et d’union entre des gens qui pratiquaient la même profession malgré la guerre et les difficultés d’existence. Ce jour-là, on n’a pas tué trois Français, ni trois Algériens, mais la coopération et l’amitié entre nos deux pays. L’OAS s’est attaquée aux fondements de toute civilisation qui reposent sur les valeurs de solidarité, de fraternité dans les œuvres et les acquis scolaires tellement essentiels pour la jeunesse.
Quelle interprétation, quel sens, pouvons-nous donner à cette attaque, ou cette tentative d’abolir amitié et solidarité ? Est-ce uniquement une question appartenant au passé, ou s’agit-il d’un problème bien plus large ayant une portée universelle et d’actualité ?
Sans doute, avec les moyens qui sont les nôtres, les sciences humaines – dont l’Histoire fait partie – peuvent-elles apporter un commencement de réponse ? C’est du moins ce que j’essaierai de vous proposer aujourd’hui.
C’est aussi la question de l’Autre, et la représentation que nous en avons, de façon consciente, mais aussi et surtout de façon inconsciente. Dans Le Lien de décembre 2002, n° 45, Gilles Manceron, (historien et intellectuel parisien) mentionne cette dualité possible de notre représentation d’événements qui appartiennent désormais au passé. Il nous encourage aussi à rester humble et à reconnaître les erreurs, et des agissements du passé qui, dans la mémoire de certains Algériens et Français, constituent encore une blessure difficile à guérir. La violence et les traumas, il faut le reconnaître, sont des deux côtés : colonisation française, puis révolution et indépendance algériennes. La satisfaction amenée par ce bilan n’est pas de reconnaître une certaine égalité de résultat en drames et souffrances, mais de satisfaire notre besoin de vérité, celui-ci affectant aussi bien les États que les personnes concernées.
Je cite une phrase de Gilles Manceron :
Des actes barbares ont été commis de part et d’autre, dans lesquels la responsabilité des États est forcément en cause… (attention, il faut une espace entre les points de suspension et le mot qui suit ) Les États ne peuvent se dérober à leurs responsabilités à l’égard même de l’idée de justice et l’idée même de vérité…
Mais aussi l’interrogation suivante :
Comment concevoir que la France reconnaisse ses responsabilités dans le déclenchement et la prolongation de la guerre, la pratique de la torture et le massacre de populations civiles si, du côté algérien, il n’y a pas simultanément un regard critique sur les assassinats et autres agressions de civils européens qui ont encouragé leur départ, sur les massacres de villages algériens non ralliés, ou les atrocités commises contre des Harkis et leur famille au moment de l’indépendance.
Il faut donc se rendre à l’évidence. La «représentation de l’Autre» se trouve nécessairement liée aux souvenirs, plaisants, déplaisants ou traumatiques qui habitent la mémoire et l’âme de chacun. Ne pas reconnaître la réalité de torts partagés amènerait une escalade d’accusations réciproques et sans doute une représentation menaçante et déformée de cette réalité historique : elle aboutirait aussi à une prolongation stérile d’un état de guerre, comme si l’ennemi existait toujours. Et d’un point de vue psychologique, cette impossibilité de l’oubli se traduirait aussi par une obsession, ce que Benjamin Stora désigne comme une «obsession de l’oubli», lequel ne peut justement pas se faire tant que les choses n’ont pu réellement être dites en vérité. Nous sommes d’accord avec B. Stora lorsqu’il nous dit à propos du dépassement du traumatisme :
Je crois qu’on finit un travail de deuil, on reconnaît enfin que c’est fini, ce qui n’est pas facile. On entre alors dans une autre histoire où l’on reconnaît que l’Autre existe. On commence à l’apercevoir, on le devine. Et les années 1991-1992 sont les grandes années de découverte de ce qu‘est l’Algérie. Jusqu’en octobre 1988, l’Algérie n’existait que logée dans l’inconscient, dans le fantasme, dans la nostalgie ou le refus. Aujourd’hui, toute une histoire réapparaît. Un Français maintenant, à propos d’un Algérien, se demande : pour qui est-il ? Pour les islamistes ou pour les démocrates ? C’est fondamental, car dans cette interrogation s’introduit toute la découverte de l’Autre, de l’autre comme citoyen. Là, je décris un frémissement, un basculement, un processus de découverte qui ne diminue pas les peurs ni les fantasmes.
La représentation de l’Autre est donc liée au vécu et au souvenir et le traumatisme psychologique qui pèse sur la mémoire se caractérise d’une fixation, d’une représentation qui ne parvient pas à s’effacer. Cette fixation qui perdure dans l’âme humaine constitue une maltraitance ayant pour effet de peser lourdement sur la suite des perceptions ultérieures. Fixation ou blocage qui tire la personne en arrière et ne lui permet pas d’avancer. Les cas traumatiques graves aboutissent à une situation d’impasse, celle-ci présentant une dimension affective, relationnelle, sociale ; elle a des conséquences manifestes sur le développement de la personnalité de la victime.
Le trauma, la guerre, influencent donc les représentations actuelles, ainsi que l’idée intuitive faite de l’autre, au travers des déceptions, de l’expérience accomplie, du rapport de force, du contact établi avec lui.
Il existe une interaction étroite quasi animale et instinctive entre mémoire et fonctionnement psychologique et l’on sait que les conséquences les moins plaisantes sont le traumatisme et l’impossibilité de l’oubli.
Précisons à ce sujet que la fixation et le blocage de l’élan ne sont probablement pas uniquement le fait des personnes – quelles que soient leurs origines ethniques –, mais peuvent tout autant caractériser le fonctionnement de sociétés dans leur ensemble.
Qu’est-ce qu’une société bloquée ?
Réponse : celle qui ne parvient pas à évoluer, et demeure fixée à un mode de fonctionnement qui serait le seul possible, sans la trouvaille de solutions alternatives. Dans la modernité qui est la nôtre à l’échelle de la planète, il paraît difficile et même suicidaire de ne pas vouloir suivre le diapason du progrès, qui n’est d’ailleurs pas forcément économique ou technologique, mais devra également tenir compte de la dimension sociétale, humaine, et écologique, dont les parties interagissent de plus en plus vivement entre elles.
Mais revenons un peu sur terre et plus immédiatement en ce lieu d’intimité avec nous-mêmes qu’est le psychisme. Parler de la mémoire n’est sans doute pas suffisant et il semble important de pouvoir dire un mot au sujet des conditions susceptibles d’amener une représentation négative de l’Autre, autre que nous-mêmes, et qui serait prétendument à l’origine de la violence.
Car d’emblée, vous vous êtes déjà aperçus d’une certaine vérité : c’est que dans l’imaginaire de chacun d’entre nous, la violence n’est presque jamais le fait de notre personne ; elle aurait donc logiquement une origine extérieure et, mieux encore, l’une des croyances les plus répandues est sans doute qu’elle provient de quelqu’un d’autre, étranger à moi-même et à mes intérêts. De façon spontanée et instinctive, la responsabilité des actions mauvaises ou répréhensibles est rejetée à l’extérieur, ou encore imputée à un responsable différent du moi. C’est donc le moi et les intérêts du moi qui se trouvent préservés du fait qu’ils échappent à notre introspection ou à l’autocritique, et par ailleurs, le négatif, le mauvais, celui qui subira un rejet, va se situer à l’extérieur du moi, la seule raison étant finalement qu’il dérange ou remet en cause certains aspects de la personne ou des intérêts auxquels elle serait liée d’une façon ou d’une autre.
Il faut observer cependant qu’un tel dérangement psychologique risque d’advenir de plus en plus souvent pour une personne qui s’attacherait à trop de conservatisme, car la vie déborde de toutes parts les prévisions, les conventions, et le caractère trop rigide de certaines institutions qui parfois ne répondent pas (ou plus) aux besoins pour lesquels elles furent créées.
Par exemple, Michel Rywkin, dans un article de la revue Passages de l’été 2002, devise sur une ressemblance vraie des problèmes de la société française avec les problèmes de la vie américaine ; la critique n’est évidemment pas épargnée :
Michel Rykwin, s’intéresse aux complaintes des intellectuels français dirigées contre la société américaine – voir citation p.16 de ce numéro, «impérialisme économique et culturel (celui de Mac Do, de Coca Cola, et de la violence sur grand écran)», racisme, abus sociaux. Mais, dit-il curieusement :
«Les vrais problèmes de la vie américaine, tels que la perte de vitesse de la classe moyenne, la dégradation de l’enseignement public, ou l’obsession du politiquement correct, sont rarement mentionnés à cause de leur ressemblance avec les problèmes français.»
C’est une analyse du rapport déformant qui s’exerce lorsque l’image du moi est partie prenante d’un jugement ; l’image de l’autre, plutôt négative ici, permet d’oublier ses propres défauts. D’où ma conclusion partielle :
1 – l’importance du moi est susceptible de cacher l’Autre, à travers une vision paranoïaque, égocentrique du monde ;
2 – ce qu’on appelle l’Autre, la figure de l’étranger ne pourra jamais se limiter à une connaissance purement extérieure à soi même, car c’est à l’intérieur de soi que chaque personne est susceptible d’investir ou de rejeter la part étrangère à la représentation qu’il se fait de lui-même.
La figure de l’étranger ne prend pas seulement la forme de la personne étrangère située dans une extériorité neutre et bienveillante, mais constitue une part prioritaire de l’inconscient psychique. Et donc, s’il fallait refouler ou rejeter cette configuration étrangère de mon inconscient personnel, c’est une partie de moi qui serait du même coup, sacrifiée ou abandonnée.
Certes le moi, et l’image qui en constitue un représentant solide, seraient là, plus que jamais manifestes, mais comme la plupart des moi(s), il aurait pour propriété d’être statique par définition, ne sachant jouer en rien, ne pouvant se donner la liberté de rêver ou d’imaginer, restant le jouet des événements auxquels il assiste de façon passive ou indifférente, avec le projet de persister ou durer, seulement pour durer et persister de façon ennuyeuse. Il faut donc un complément d’une autre nature à ce moi, ce qui nous mène à parler davantage de l’inconscient psychique et du langage des hommes.
Le mouvement d’intériorisation et de réflexion fait référence à la dimension philosophique de l’être, non plus seulement à la fonction de l’imaginaire en s’appuyant sur la raison et la conscience. Il permet un dépassement des préjugés ou des stéréotypes à l’égard de l’étranger et il ouvre un espace particulièrement riche en potentialités, étant avant tout un espace culturel qui peut s’enrichir de plus d’une langue et de plus d’une culture. Mais chose curieuse, cette ouverture ne va pas de soi, et l’on doit rappeler ici un apport essentiel à la psychanalyse qui nous a enseigné un certain nombre de vérités au sujet de l’organisation humaine des pulsions. Avec la troisième topique qu’il propose à partir de 1915, dans les Essais de psychanalyse, S. Freud répartit les pulsions en deux grandes catégories maintenant célèbres : Éros et Thanatos ou pulsions de vie et pulsions de mort. De façon globale, l’on sait donc qu’un être humain n’est pas seulement confronté à une réalité dite extérieure avec laquelle il établit des relations, mais il est par ailleurs confronté à ses propres pulsions – sa vie pulsionnelle ou vie instinctuelle –, qui l’amènent à un dilemme particulier :
Qu’est-ce que ce dilemme?
Il vient du fait que les pulsions constituent une force qui, dans l’état naturel des choses, n’est pas maîtrisée et se présente de façon brute et informelle, tandis que toute forme civilisée d’existence réclame au contraire le sacrifice et la transformation effective des pulsions : «Il est impossible, nous dit Freud, de ne pas se rendre compte en quelle large mesure l’édifice de la Civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives et postule précisément la non-satisfaction de puissants instincts.»
Ce que Freud nomme la Kultur Versagung, qui signifie un renoncement d’ordre culturel (dicté par la société). Ce «renoncement culturel régit le vaste domaine des rapports sociaux entre humains ; et nous savons déjà qu’en lui réside la cause de l’hostilité contre laquelle toutes les civilisations ont à lutter…»
Prenons un autre auteur connu comme philosophe et penseur : je fais appel à Misrahi qui affirme une idée semblable et complémentaire au sujet de la nature humaine présentant des aspects contradictoires. Voici ce qu’il dit : «Les individus dans leur première spontanéité sont violents, parce qu’ils sont angoissés. La nature humaine se caractérise d’un désir de vivre qui se déploie de façon torrentielle et concurrentielle.»
Dans les deux cas précités, Freud et Misrahi, les êtres humains ou les citoyens que nous sommes doivent lutter contre leurs pulsions agressives en vue de la civilisation, et la question suivante sera évidemment de savoir reconnaître quelles choses, quels objectifs seront proposés à la place de la vie sauvage et sans contrôle des instincts de base, l’un d’entre eux étant, faut-il le rappeler, l’instinct de destruction qui pèse sur l’humanité.
Avec cette réflexion se trouvent engagés l’organisation de toute société, l’État, et l’action positive ou négative des institutions en place : le sacrifice dont parle Freud est d’autant mieux accepté que la société offre des compensations sérieuses, lesquelles concernent presque toujours le droit, le développement culturel, les loisirs, la qualité d’éducation offerte à une nation. C’est l’organisation des institutions qui permet un développement culturel enrichissant à l’intérieur et à l’extérieur d’un pays. La représentation de l’Autre dépend donc également de son niveau de développement culturel et du rayonnement international que celui-ci autorise.
Autrement dit, la culture n’a pas de frontière.
Suivant les termes de Misrahi, disons aussi que la culture est le passage à la réflexion et à un niveau d’existence maîtrisée. Je suis d’accord avec lui lorsqu’il distingue :
– une existence spontanée et sauvage à laquelle nous pouvons rêver ou fantasmer, mais qui ne laisse qu’une place restreinte et limitée à la présence de l’étranger ;
– une existence maîtrisée qui est le second niveau : «l’individu va rencontrer tant de contradictions et de déboires avec l’existence sauvage, nous dit cet auteur, qu’il va décider de changer tout ça».
J’ajouterais : «Et ce changement sera d’autant plus simple pour lui que des facilités d’enrichissement et de développement personnel lui seront donnés et accordés par les institutions existantes…»
L’individu va décider de changer tout ça et comprendre que c’est lui qui est la source des significations, des signifiants qui constituent le cours de sa vie, ceux là mêmes qui décident des changements à venir. Alors que Rimbaud, le poète, affirmait que la vraie vie est ailleurs, nous pouvons dire au contraire que la vraie vie est ici, maintenant, adoptant l’attitude des phénoménologues qui s’inspirent de Karl Jaspers et de Binswanger : il s’agit aussi de la vie ici et maintenant qui responsabilise l’être humain et le temps qui lui est imparti.
Mais alors, dans notre questionnement au sujet de la représentation de l’Autre, nous sommes obligés de constater une évolution qui ressemble à un voyage offert à l’esprit de chacun. Car nous sommes partis de la figure de l’étranger qui est une connaissance essentiellement intuitive ou méconnaissance de l’autre, qui intervient avec l’existence sauvage et renvoie à une primarité qui exclut la socialité et la disposition à l’inter-culturalité ; nous poursuivons avec ce que j’ai nommé le mouvement d’intériorisation, lequel offre à l’individu une liberté particulière, celle de prendre une distance suffisante par rapport à l’immédiat, de construire un espace culturel nouveau qui est le sien, de s’offrir la possibilité de rencontre(s), ce dont, il faut bien l’avouer, nous rêvons tous. Cette nouvelle représentation de l’Autre, bâtie sur un renoncement partiel à une vie sauvage, autorise l’acceptation de nouveaux langages, signes et usages qui mettent en question les éléments de ma propre culture, non pas dans un but de rejet, bien sûr, mais pour un enrichissement mutuel.
Ce faisant, la vie instinctuelle n’est plus seulement conditionnée par des pulsions, mais aussi par l’ouverture d’un espace psychique, qui est un espace de liberté et de médiation à revisiter et à reformuler de façon incessante… L’espace libre s’ouvre avec l’acceptation de la dimension culturelle et nécessite une négation relative du moi.
Une remarque au sujet du moi : définir précisément le moi paraît difficile, sinon impossible du fait qu’il échappe aux descriptions et à la vie. Sa définition est le plus souvent caricaturale ; c’est lorsque je pense saisir le moi qu’il s’échappe sous peine d’être défini une fois pour toutes, comme si l’identité du moi comportait une dimension statique impossible à appréhender avec des mots et que son image se suffisait à elle même. La vraie vie sera au contraire changeante, pleine et intense autant que réfléchie et intelligente.
L’étape suivante – ici la troisième – est celle qui met en jeu les objectifs culturels, lesquels se réfèrent nécessairement à un système de valeurs. Ce terme désigne des priorités d’organisations et d’actions, un choix accompli dans chaque société en vue d’objectifs culturels et d’adaptation. Entre les pays, existent des affinités à tel point que certains intellectuels et certains politiques expriment l’ambition actuelle d’inventer ce qu’ils appellent un monde commun. Cet objectif ambitieux, mais possible, nécessite toutefois un accord préalable au sujet des valeurs défendues par les uns et les autres – je pense à l’Algérie et la France, pourquoi pas, c’est ce que je souhaite. C’est un philosophe, professeur à Paris-Dauphine, Étienne Tassin, qui parle le mieux de ce «monde commun», non comme abolition des différences culturelles ni comme signifiant d’un processus envahissant de mondialisation, mais comme une pluralité double : «celle des conditions géographiques, environnementales et économiques et celle des conditions communautaires – culturelles et surtout religieuses – des mondes vécus». Plus loin, je cite :
Le monde ne serait plus un monde de ressources livré à la loi du profit ni un monde de biens offerts à d’inégales distributions, ni un monde de valeurs exposé à la guerre des dieux, mais un monde commun entre ceux qui agissent et manifestent par là leur liberté. Ce monde-là se déploie entre les hommes comme ce qui à la fois les lie les uns aux autres et les tient à distance les uns des autres… À ce monde-là, nul n’appartient, puisqu’il ne précède pas les actions humaines et ne leur survit pas. Il ne saurait se cristalliser en une culture, une religion, un jeu de valeurs ou de convictions qui prétendrait condenser en lui la signification ultime de l’existence. Il est aussi pluriel que la pluralité des existences qu‘il rapporte les unes aux autres.
Ce besoin d’universalité qui va droit au cœur des hommes fait partie de la recherche d’un professeur en sociologie, Alain Caillé, qui s’attache à repérer «le noyau naturel commun aux valeurs des différentes civilisations qui s’affrontent». Il pense avoir trouvé réellement un point commun universel, ou un principe d’existence sur lequel se fonde la vie des sociétés : «Les valeurs sont toujours, sous une forme ou sous une autre, la reprise du don premier par lequel les hommes accordent le primat à l’alliance et à la paix sur la guerre en s’engageant dans le pari de la pluralité acceptée des formes de vie.»
Marcel Mauss, célèbre anthropologue, avait déjà pressenti l’importance du don en disant qu’il s’agissait de se conformer à une triple obligation qui imposait finalement le respect : obligation de donner, recevoir et rendre. Alain Caillé cite encore Marcel Mauss : «Ainsi, d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a été toujours un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper.»
Cette stratégie d’échange constitue certainement l’un des moyens possibles qui permettent de progresser vers la paix, à l’inverse de la guerre qui désunit les nations et les emmène vers un destin incertain, parfois terrible. Un auteur célèbre, Samuel Huntington (université de Harvard) nous rappelle cependant que la compréhension du monde et la représentation qui s’y attache peut avoir un caractère nettement moins optimiste, comme si, au niveau de la compréhension, l’on retrouvait la même dualité que nous avions découverte dans la répartition des pulsions, avec Éros et Thanatos ; le premier réunit et lie des ensembles de plus en plus vastes, tandis que le second désunit, sépare, obéit à un principe de conservatisme, de repli, et peut avoir des effets destructeurs.
S. Huntington affirme qu’un immense conflit pourrait se produire entre les grandes civilisations existantes parce que «leurs différences sont non seulement réelles mais basiques, […] que le monde est devenu trop petit et que les processus de modernisation économique et de changement social à travers le monde séparent les gens de leurs identités locales», entre autres.
Avant de conclure, je souligne ici le rôle important d’une logique des contraires qui existe lorsqu’il s’agit d’interpréter la réalité, fut-elle sociale, psychologique ou politique. Les langages que nous utilisons peuvent tout ; ils disposent d’une souplesse extraordinaire, peuvent ouvrir le chemin de la paix, de l’amitié, ou à l’inverse, celui de la haine, de la violence et de la guerre. Ils peuvent aussi mentir ou dire la vérité.
Le langage constitue néanmoins un outil précieux et irremplaçable, du fait qu’il décrit les objets, les êtres et les choses et laisse toujours derrière lui une marge d’erreur et d’imprécision, laquelle nous indique qu’il est plus ou moins vrai. Mais c’est cette relativité même qui laisse une place à la liberté d’expression et à la confrontation des points de vue et des idées.
Il offre enfin la possibilité de pouvoir définir ce qu’est le Bien et le Mal, suivant des critères qui ne peuvent être ni tranchés, ni définitifs. Nicolas de Cues, philosophe néoplatonicien du Moyen Âge, à la recherche de la vérité, a développé une thèse complète sur la nescience qui constituait le principe de la connaissance de Dieu (1449, Apologie de la Docte Ignorance et la coïncidence des opposés), mais précisément parce qu’il pensait qu’il était impossible de dire par les mots et la connaissance discursive qui est Dieu, et donc qu’il fallait adopter la position humble d’une théologie négative : la nescience constitue le savoir ou la conscience libre de ne pas savoir, ou encore la reconnaissance que «toute image, du fait même qu’elle est image, déchoit de la vérité de son prototype».
Nulle image ne peut être une mesure adéquate de la vérité puisque, en tant qu’image, elle est déficiente par rapport à celle-ci. La Vérité absolue n’est donc pas connaissable.
Nicolas de Cues nous donne certainement dans cette œuvre une leçon d’humilité au sujet des rapports imprécis qui existent fréquemment entre les mots et les choses qu’ils ont pour ambition de désigner.
Pour terminer mon discours, je rappellerais que la seule réalité, tout autant que la vraie vie, obéissent presque nécessairement aux lois du partage et au principe de pluralité, les seuls qui permettent d’accéder à un mode d’existence à dimension humaine. La psychologie, les sciences humaines doivent s’y employer. La réalité est partagée, tout comme la vérité est relative à une personne particulière ou à un peuple, que la présence imaginaire ou symbolique de l’Autre peut se trouver à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du psychisme, de même que le Bien n’est pas situable entièrement du côté d’une même frontière tandis que le Mal se situerait toujours de l’autre côté de celle-ci.
Conclusion : je terminerais en disant quelques mots au sujet des rencontres. Ce jour, est une expérience extraordinaire, significative d’un rapprochement amical entre la France et l’Algérie.
Il existe des rencontres banales, des rencontres fortuites qui font rêver et interrogent, mais la nôtre est plutôt significative d’un désir de vraie vie nouvelle, entre des Algériens et des Français, qu’un moment de l’Histoire avait séparés. L’heure est à la réconciliation, et sans parler d’héroïsme de la rencontre, rien ne paraît plus significatif pour l’humanité que de voir se lever les dernières réticences anti-algériennes ou antifrançaises ; ce que le président Abdelaziz Bouteflika a bien perçu lorsqu’il disait, lors de sa dernière visite officielle en France (juin 2000, au Centre international des conférences), qu’il était devenu urgent de «neutraliser ce qu’il reste du refoulé antifrançais dans certains milieux de la société algérienne». Et nous avons vu tout autant comment Jacques Chirac, notre président français, partageait l’idée et la pratique d’une sympathie, de coopération et d’entente entre nos deux pays.
L’image de l’Autre s’en trouve bouleversée et nouvellement appréciée, du fait que le pouvoir politique ayant réglé les problèmes du passé, se dirige maintenant vers des initiatives et des actions inédites, techniquement et humainement possibles.
Michel Caux
Conférence donnée à l'Université d'Oran en Mars 2003