MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Mouloud Feraoun, l’écriture émancipée du « Journal »
Ayant travaillé depuis de longues années sur l’œuvre de Mouloud Feraoun, je me dois de préciser le sens de mon titre et, particulièrement, le qualifiant choisi pour entrer aujourd’hui dans son Journal de la guerre, celui d’écriture «émancipée». J’ai tenté de montrer auparavant combien l’écriture de ce classique algérien était étroitement liée aux modèles du français national transmis par l’école républicaine en Algérie : étroitement liée, mais inscrivant, en sourdine et en contrepoint, une énonciation affirmant une présence autre, sans revendication frontale ; d’où l’ambivalence qu’elle affiche – et qui fait son intérêt –, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de l’école républicaine mais aussi de l’école coloniale [1]. Mouloud Feraoun fut tout à la fois et successivement un élève modèle, un enseignant de référence et un écrivain « classicisé ». Cette dimension «scolaire» n’a jamais été perçue par moi comme une référence dévalorisante, mais simplement éclairante de l’action à double tranchant de cette école dans les littératures des colonies et dans tout texte littéraire français pour les non «héritiers», au sens où l’entend Pierre Bourdieu. Je rencontrais, en menant ce type de recherche, les questions posées par un de mes maîtres, Roger Fayolle, qui écrivait :
La littérature est le plus souvent très discrète, sinon muette, sur ses origines. Je veux dire sur ses véritables origines qui ne sont peut-être pas là où on les cherche généralement, c’est-à-dire dans les secrètes particularités du génie créateur […] Que savons-nous de la façon dont ils ont appris à lire et à écrire, des textes dont leur mémoire d’enfant a été imprégnée, des modèles qu’ils ont été invités à imiter ou par rapport auxquels ils ont peu à peu inventé leur propre manière ? [2]
Pour Mouloud Feraoun, l’École est au centre d’une vie et d’une œuvre : la démonstration est aisée à faire. Je ne la reprendrai pas. Mais j’insiste bien sur le fait que référer à l’École n’est pas pour moi un crime de lèse-littérature, mais plutôt un constat de la double tension d’écriture d’un enseignant, forgé par les valeurs de l’école républicaine quotidiennement contredites dans le vécu colonial, pris dans la tourmente de la décolonisation. Comme je l’écris dans l’article que je lui ai consacré dans un dictionnaire :
Les modèles scolaires de l’écriture, héritée du réalisme du xixe siècle, n’en restent pas moins prégnants et marquent l’écriture de Feraoun du sceau du classicisme d’une langue normée, perturbée et rehaussée toutefois par une ironie parfois cinglante et, le plus souvent, par un ton détaché, à l’humour discret. [3]
Par cette mémoire de l’École, aussi bien dans les thématiques des romans que dans la texture des textes, l’œuvre de Feraoun représente un moment incontournable de l’Histoire des écritures algériennes.
Pour bien saisir ce que je veux dire par écriture émancipée, il faut se mettre en mémoire – et lire conjointement –, les romans que Feraoun publie parallèlement à l’écriture de son Journal. Précisons donc dates et lieux de celui-ci. Il commence le 1er novembre 1955, un an après l’explosion de novembre 1954 qui marque l’entrée en guerre de résistance des Algériens et se termine, soit le 5 février si l’on tient compte de la dernière date lors du dépôt de son manuscrit au Seuil, soit le 14 mars, à la veille de son assassinat pour les feuillets ajoutés et dûment signalés par l’éditeur, ceux du 28 février, 2, 9 et 14 mars, dramatisant l’ensemble après l’assassinat de l’écrivain et, tout particulièrement le 14 mars : « À Alger, c’est la terreur […] Chaque fois que l’un d’entre nous sort, il décrit au retour un attentat ou signale une victime.» [4]
L’entrée en écriture, dans ce Journal, se fait progressivement à la fin de l’année 1955 : en effet, sur 61 jours, 16 seulement sont précisément datés tout au long des 50 pages qui racontent cette fin d’année. En réalité, en plus du récit factuel au jour le jour, marque même de l’écriture diariste, de longs passages sont consacrés aux réflexions de l’auteur sur ces «deux mois de guerre, de tristesse et d’angoisse» (p.43).
Les 140 pages suivantes sont le récit de l’année 1956 : l’écriture diariste saisira 118 jours sur 365 avec insistance sur certains et silence sur d’autres, incorporant aux jours racontés les réflexions qui, précédemment, dans l’ouverture du Journal, étaient détachées.
À l’année 1957 sont consacrées 85 pages qui isolent 68 jours sur les 365. L’année est en réalité coupée en deux puisque c’est en juillet que Feraoun déménage à Alger (au Clos Salembier) et qu’à partir du départ de Kabylie, l’écriture diariste se fait de plus en plus laconique et les commentaires généraux plus fréquents, comme si le Journal hésitait entre ses règles génériques et celles de l’essai. Ainsi, l’année 1958 est racontée en 70 pages pour 25 jours ; l’année 1959 en 11 pages pour 9 jours, l’année 1960 en 18 pages pour 13 jours, l’année 1961 en 26 pages pour 25 jours et les deux derniers mois de sa vie en 7 pages pour 11 jours.
Une étude plus globale sur le Journal, en le mettant en synergie avec les événements de la guerre [5] et d’autres écritures semblables ou comparables d’écrivains algériens, pourrait faire réfléchir sur cette composition entre dits et silences, pour voir ce qu’elle privilégie et ce qu’elle tait en fonction aussi de la vie de l’écrivain [6]. Elle s’interrogerait aussi, pour l’écrivain et pour la situation générale, sur l’année 1956 qui est privilégiée.
La richesse de la matière est telle qu’il est difficile d’être exhaustive dans l’analyse et qu’il faut choisir un angle de lecture, ce que je me propose avec cette qualification d’écriture émancipée.
De novembre 1955 à mars 1962, que publie l’écrivain Mouloud Feraoun [7] ? Il édite son troisième roman, Les Chemins qui montent, en 1957 et Les Poèmes de Si Mohand en édition bilingue en 1960. Dans le roman, se déploie une interrogation identitaire forte, comme dans aucun des romans précédents, de Amer, fils de «Madame», appellation que l’on peut aussi prendre dans un sens symbolique si l’on pense à la fresque historico-poétique de Maïssa Bey, Pierre Sang Papier ou Cendre, «madame Lafrance» : «Sur des chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance [8]»… et si l’on pense au prénom de la jeune enseignante française aimée de son directeur algérien dans La Cité des roses, Françoise…
Quant à la traduction du grand poète kabyle, significativement éditée chez un des éditeurs soutiens du combat algérien pendant la guerre, les Éditions de Minuit, l’appréciation que Feraoun donne en introduction d’une position qui n’est pas celle de l’héritier légitime est tout à fait intéressante :
Si l’homme instruit qui s’est mis à l’école de l’Occident se voit forcé, au prix de renoncements successifs, de se soumettre aux exigences d’une civilisation sûre de sa supériorité et destructrice de traditions, les femmes sont demeurées semblables à elles-mêmes, ainsi que les paysans, les gens des villages, qui ont appris à écrire une lettre, à déchiffrer une page, mais dont le bagage ne peut servir à rien d’autre qu’à se faire approximativement entendre dans les rares occasions qui, de temps à autre, les mettent en contact avec des Français. Ce sont ceux-là les gardiens de la tradition et aussi de la poésie. [9]
On sait enfin qu’il a en chantier, dans ces années-là, deux romans qui resteront inachevés, l’un dont les feuillets seront publiés par Emmanuel Roblès sous le titre du roman, L’Anniversaire, et l’autre édité à titre posthume par son fils en 2007, La Cité des roses [10]. Les deux romans inachevés portent la marque d’un style proche des romans antérieurs, seule la thématique s’égare vers des sentiers amoureux qu’avait déjà empruntés La Terre et le Sang, mais cette fois dans la «mixité» amoureuse. Les deux œuvres, éditées en 1957 et en 1960, que nous venons d’évoquer, frémissent d’une remise en cause de modèles par trop présents, mais d’une remise en cause oblique.
Le style même du Journal tranche avec celui des romans : on y sent Feraoun plus direct, moins sous surveillance. Il exprime avec beaucoup de précisions les faits, les événements et ce qu’ils lui suggèrent. Il souligne lui-même cette sorte d’obligation de réserve qu’il s’est imposée, en une page frappante, au début du Journal, où il se compare au génie de la jarre du conte. Sentant que ses «compatriotes» attendent de lui une prise de position et qu’en même temps ils partagent une complicité tacite, il développe :
Ce que je pense, moi ? Je ne pense à rien. Ou bien alors il faudrait chercher loin. Au tréfonds de moi-même. Des idées, des jugements, des conclusions monteraient, interminables, que je ne saurais plus discipliner ou arrêter. Elles monteraient de moi qui les ai toujours portées sans m’en rendre compte parce qu’elles ont toujours été en moi. Si elles trouvaient une issue pour s’échapper, elles sortiraient toutes comme ces vapeurs très denses qui, dans les légendes, attendent patiemment qu’une main providentielle vienne desceller le couvercle de la marmite de cuivre où un puissant génie les avait enfermées depuis des siècles. Et de même que ces vapeurs, ce qui est en moi se condenserait hors de sa prison et apparaîtrait, aux yeux ahuris de ceux qui croient me connaître, sous les traits d’un diable boiteux et hilare. Un diable perspicace et méchant dont les ricanements accusateurs ignoreraient la pitié ou la reconnaissance, un personnage effrayant qui réclameraient réparation, qui serait implacable et sourd. Ce que l’on pourra entendre de la bouche du démon, ce sera ce que je pense, ce que pensent mes compatriotes. Pareil à celui de la légende, il serait boiteux pour avoir perdu un peu de ses vapeurs : la partie la plus subtile, la plus généreuse, la seule susceptible d’amitié et de pardon, qui se serait dissipée dans les airs pour ne laisser en vous que la haine (p.15).
Aussi, dans l’ensemble du Journal, écrit sur le vif, Feraoun oscille entre retrait par rapport à ce qu’il raconte, et adhésion ou réprobation. Il n’y a pas de hiérarchisation entre un discours plus compréhensif du combat qui oppose Algériens et Français et un discours nostalgique d’une période révolue. On peut dire tout de même que si l’indépendance est envisagée, la plupart du temps elle est présentée comme une issue inéluctable à partir du poste d’observateur qui est le sien, ni d’un côté, ni de l’autre, mais néanmoins Algérien. Le Journal est le texte d’un homme qui observe, meurtri et écartelé, son pays livré à la violence, en essayant de ne basculer ni dans un «camp» ni dans l’autre, tout en sachant que c’est intenable. Ainsi, le 1er avril 1958, il note : «Ce cahier où j’ai, depuis trois ans, pris l’habitude de noter, d’écrire mon angoisse ou mon désarroi, ou ma douleur et ma colère» (p.296). Et auparavant, le 6 janvier 1957, il se définissait comme «un observateur attentif qui souffre toute la souffrance des hommes et cherche à voir clair dans un monde où la cruauté dispute la première place à la bêtise» (p.203). Quelques mois plus tard, le 30 août 1957, une interrogation accusatrice est tout à fait frontale, renvoyant dos à dos les décideurs politiques des deux camps : «MM. du FLN, MM. de la IVe République, croyez-vous qu’une goutte de votre sang vaille autre chose qu’une goutte de n’importe quel sang que vous faites chaque jour répandre sur le sol brûlant d’Algérie ?» (p.275). Ceux contre lesquels Feraoun est intransigeant sont les politiques et conjointement il affirme à chaque fois sa solidarité avec le peuple qui subit et qui souffre, au bord du désespoir et sans une vraie conviction, sauf chez ceux qui sont trompés… toujours, de part et d’autre ; mais parfois aussi, un peuple qui a une vraie conviction, venue du plus profond de la domination. La position est caractéristique de celui qui en sait trop pour être dupe des uns ou des autres et qui ne peut se mouvoir «en équilibre» que «sur une corde bien raide et bien mince.»
Le 24 janvier 1957, il écrit :
Je suis de ces gens compliqués qui ont appris à l’école beaucoup de choses inutiles. Ces inutilités me rendent malade physiquement, de même que mes pareils et tous ensemble nous devenons étrangers sur notre terre. Tous ensemble ? Nous sommes une poignée peut-être. Pour les autres, il n’y a rien de compliqué. Le problème à résoudre n’a que deux issues : il faut vivre ou mourir. Vivre en tuant pour vaincre, mourir après avoir tué pour permettre à d’autres de vaincre et s’il nous advient de mourir tous, sans avoir vaincu, notre mort collective sera tout de même une victoire (p.213).
Tout au long de ce Journal se juxtaposent des appréciations qui oscillent de la compréhension de la lutte de libération à sa condamnation. Par contre, dans l’observation des forces françaises de répression, la lucidité est toujours de mise pour mettre en doute les informations données et pour dénoncer les mensonges de la presse. Pour l’humaniste non engagé dans la guerre de libération qu’est Feraoun, la question reste la violence multiforme, inséparable de toute guerre et qu’il condamne d’où qu’elle vienne, selon l’expression consacrée. Il reconnaît pourtant, dans quelques rares passages, que seule cette violence les a fait sortir, lui et ses semblables, de leur neutralité et de leur quiétude, «de notre paresse à réfléchir». Et dans certains passages puissants, sa lucidité et les conséquences de son observation sont frappantes : ainsi le 9 décembre 1955 :
Le pays se réveille aveuglé par la colère et plein de pressentiments ; une force confuse monte en lui doucement. Il en est tout effrayé encore mais bientôt il en aura pleine conscience. Alors il s’en servira et demandera des comptes à ceux qui ont prolongé son sommeil (p.23).
De la même façon, le 13 décembre 1955, il commente la perception qu’ont des Français les «gens de chez lui», ceux qu’il a rencontrés à Paris, et se lance dans une réflexion sur ‘modèles et ennemis’, ‘haine et amour’, ‘bons et mauvais’, ‘civilisés et barbares’, toutes les binarités qui ont assuré la domination et caractérisé le rapport aux Français (p.25-26) : la lucidité a pris la place de la soumission et les temps ont irrémédiablement changé. Est-ce paroles rapportées, est-ce monologue du diariste ? La forme énonciative reste indécidable. Dans la partie du Journal en Kabylie, on a sans cesse ce glissement, souvent imperceptible entre un «nous» en lieu et place de «ils, les Kabyles» et dans ce nous, Feraoun, le je, s’y inclut. Dans la rétrospective dans laquelle il se lance à la fin de l’année 1955, Feraoun exhorte à réfléchir en fonction de la réalité : pourquoi l’unanimité de la révolte de la «population» :
La vérité, c’est qu’il n’y a jamais eu mariage. Non, les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie, c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non, messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre (p.47).
Venons-en à quelques thématiques privilégiées par l’énonciateur et d’abord l’École dans l’écriture, puis l’École comme bastion de la neutralité.
Pour l’École dans l’écriture et la déconstruction que Feraoun entreprend dans son Journal, je m’arrêterai à un seul exemple, celui de l’incipit du texte :
«Il pleut sur la ville». Les lampadaires sont allumés depuis deux heures. Ils éclairent des façades muettes aux volets clos, aux portes closes. La ville est silencieuse, elle se terre, sournoise, hostile, apeurée…
La journée a été calme : une journée triste d’automne (p.7).
On voit ici comment la citation est un clin d’œil très vite abandonné pour dire une réalité autre. Tout ce début est empreint de méfiance, de silence, d’absence de communication, de «crainte sournoise» (p.20). C’est la manière qu’a Feraoun de nous plonger au cœur de la guerre à Fort-National. Les pages suivantes vont introduire les forces en présence : les «fellaghas» (Feraoun emploiera souvent ce terme étonnant pour un Algérien) et les troupes françaises qui arrivent dans les montagnes kabyles.
L’ambiance scolaire est finement décrite pendant ce temps où la guerre s’installe, Feraoun en reprendra des éléments dans La Cité des roses. Du côté des maîtres, la position des instituteurs «indigènes» est très difficile, pris, leurs disent leurs collègues français, «entre le marteau et l’enclume» : en réalité, ils se demandent s’ils sont fidèles à la France ou des «fellaghas camouflés». Feraoun est pris comme porte-parole par les siens pour prendre des contacts avec le FLN et savoir sa position sur l’École laïque (p.63) : il n’accepte pas ce rôle. Il observe l’engagement de plus en plus irréversible des paysans kabyles, la peur des Français et affirme, «nous vivons tous le même cauchemar» (p.73). Il apprend que l’école de Tizi-Hibel, celle de son enfance, celle de son village, a été brûlée et condamne l’acte (p.73-74). Dans d’autres passages, les incendies d’écoles seront signalés et systématiquement déplorés.
Cette observation est au plus près, dans sa position ambivalente d’instituteur kabyle non engagé ni d’un côté ni de l’autre – notons que Feraoun emploie le terme d’ «Algériens» (p. 49 et dans d’autres passages de mises au point plus politiques), mais il parle plus volontiers de paysans, de la population, de pauvres, de rebelles, de fellaghas, de terroristes. Elle le pousse à approfondir sa réflexion sur l’intégration sans se tromper sur la colonisation qui a acculé à cet état de choses, non par erreur mais par sa nature même, par ses choix, car faire d’autres choix, c’était se nier en tant que telle (p.48-49) : le 1er février 1956, il note pour ce jour :
Quand je dis que je suis Français, je me donne une étiquette que tous les Français me refusent ; je m’exprime en français, j’ai été formé à l’école française. J’en connais autant qu’un Français moyen. Mais que suis-je, bon Dieu ? Se peut-il que tant qu’il existe des étiquettes, je n’aie pas la mienne ? Quelle est la mienne ? Qu’on me dise ce que je suis ! Ah ! oui, on voudrait peut-être que je fasse semblant d’en avoir une parce qu’on fait semblant de le croire. Non, ce n’est pas suffisant (p.77).
Il poursuit, sur un ton moins tragique mais tout aussi essentiel, le 12 février, en imaginant un scénario à l’envers : «se mettre à la place des Français, même si eux ne se mettent pas souvent à notre place» (p.87) ; et poursuit sur deux pages le récit imaginé du «Français de Beni Mered» qui a droit, lui aussi à se défendre dans cette guerre… Néanmoins ce ton de galéjade n’est pas pris souvent car domine et, de plus en plus, l’angoisse, la peur, la violence.
Un dernier point pour mettre en valeur cette écriture «émancipée» : les propos que Feraoun tient sur ses pairs : cette fois, ce ne sont pas les instituteurs mais les écrivains. Les déclarations d’amitié et de complicité sont constantes vis-à-vis d’Emmanuel Roblès, son ami (en février 1957, il est à Alger chez lui, p.225, et lui remet son premier cahier) ; puis Roblès le met en contact avec Camus que Feraoun rencontre à Alger, en avril 1958 et il rend compte de cette visite, le 11. Il le comprend mais ne dit pas qu’il est d’accord. Sa position avait été clairement énoncée, le 3 février 1956, en donnant son avis sur l’Appel à la trêve civile :
Je pourrais dire la même chose à Camus et Roblès. J’ai pour l’un une grande admiration et pour l’autre une affection fraternelle mais ils ont tort de s’adresser à nous qui attendons tout des cœurs généreux s’il en est. Ils ont tort de parler puisqu’ils ne sauraient aller au fond de leur pensée. Il vaut cent fois mieux qu’ils se taisent. Car enfin, ce pays s’appelle bien l’Algérie et ses habitants des Algériens. Pourquoi tourner autour de cette évidence ? Etes-vous Algériens, mes amis ? Votre place est à côté de ceux qui luttent. Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge, mauvaise foi […] (p.84).
Tout le passage est à lire.
Et c’est dans le même ordre d’idées qu’il rend hommage à Mauriac, le 12 février, mettant en concurrence l’Appel, les articles de Camus qui seront regroupés dans ses Chroniques algériennes III et le fameux Bloc-notes de François Mauriac :
Moi, j’admire beaucoup M. Mauriac qui ose dire nettement ce qu’il pense, ce que nous pensons tous mais qu’aucun Français, à ma connaissance, n’a encore osé dire : ce peuple de huit millions d’hommes n’est pas français et chez lui les Français en désaccord se battent uniquement sur la façon dont ils doivent continuer de s’imposer, continuer de vivre chez lui, continuer de l’exploiter et de le mépriser, au nom de principes impérissables, pour remplir une mission hautement civilisatrice (p.86).
Chapeau bas aussi à Henri Alleg dont il a reçu La Question (18 avril 1958, p.301) : «Des héros dignes d’admiration ! Des gars de cette trempe pourront refaire le monde et, auparavant, “bâtir une Algérie nouvelle”». Auparavant, le 17 janvier, il avait été particulièrement sévère et sarcastique vis-à-vis de Jean Amrouche : «Un tissu de lieux communs qui pue la trahison !» (p.290).
Comme je le disais précédemment, la richesse du Journal ne se laisse pas appréhender aisément. Mais on peut au moins souligner que, par cette écriture, Mouloud Feraoun sort de sa stature pacifiée de sage, pour rendre visible son déchirement et sa solitude. Il présente son propre plaidoyer et se libère de trop de contraintes : librement, il affirme, analyse, commente et présente sa vérité. La fragmentation des énoncés par journée ou par période permet de voir s’animer la confrontation des idées à l’intérieur de l’individu même. Ce qui est constant, c’est bien ce double plaidoyer : pour lui-même et sa sincérité ; pour son peuple et sa terre. Tous les autres éléments sont sujets à des avis différents selon le moment de la guerre évoqué.
On ne peut résumer l’essentiel de cette œuvre car sa réussite est justement dans sa fragmentation, dans sa discontinuité et donc dans ses contradictions. J’ai signalé, et j’en ai bien conscience, ce à quoi j’ai été particulièrement sensible en tant que lectrice, située dans une Histoire moi aussi et située par rapport à cette guerre. Le passionnant, c’est aussi les mille et un petits détails qui nous font saisir le quotidien dans les lieux où a vécu Feraoun, les journaux que l’on achète qui vous marquent au fer rouge dans l’Algérie coloniale, les marchés qui avaient été un des morceaux de bravoure de ses romans et de Jours de Kabylie qui deviennent, dans le Journal, un espace d’observation des transformations que subit un pays en guerre. Le Journal de Mouloud Feraoun nous fait entrer pleinement dans un pays meurtri par la violence, les attentats, les exécutions, l’arbitraire et la torture.
Peut-être alors puis-je terminer en rappelant le poème que lui a dédié Tahar Djaout dans L’Arche à vau-l’eau en 1978, intitulé :
15 mars 1962
[…] Je pense à Feraoun
Sourire figé dans la circoncision du soleil
Ils ont peur de la vérité
Ils ont peur des plumes intègres
Ils ont peur des hommes humains
Et toi Mouloud tu persistais à parler
De champs de blés pour les fils du pauvre
A parler de pulvériser tous les barbelés
Qui lacéraient nos horizons
On dit de toi Mouloud que tu étais trop bon
Que tu te révoltais
D’entendre des obus saluer chaque aurore
Que tu croyais les hommes nés pour fraterniser
Que récusant toutes les orgies de l’horreur
Tu étais pourtant incapable de haine.
[Débat : Trois interventions complétant l’exposé : celle de Catherine Brun, qui souligne, à juste titre, que l’écriture épistolaire de Feraoun a la même qualité d’écriture «émancipée» ; celle de Michel Lambart, qui rappelle qu’il y a des noms que Feraoun tait en n’utilisant l’initiale pour ne pas mettre en danger les personnes en Algérie pendant cette guerre et il cite la page consacrée à Max Marchand ; Jean-Philippe Ould Aoudia cite, pour sa part, le devenir de «M. Achard» (2 mars 1957). Il faudrait vraiment établir des index des faits, des dates, des noms renvoyant donc à la guerre tels qu’ils sont consignés dans le Journal. Cela aiderait à le lire dans toute sa complexité et à le comparer avec d’autres écrits de ce type.]
Christiane Chaulet Achour
Communication faite lors de notre colloque sur «L’école comme lieu d’émancipation en Algérie», 2 décembre 2011, Paris, au ministère de l’Éducation nationale
Publiée dans Le Lien 61, décembre 2012
Notes :
- « Mouloud Feraoun, l’instituteur écrivain », dans L’enseignement du français en colonies - L’enseignement primaire : expériences inaugurales, Dalila Morsly (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p.89-107. ↩
- Roger Fayolle, « École et Littérature » dans « La Littérature dans l’école, l’école dans la littérature », Lille, Revue des Sciences Humaines, n°174, 1979. ↩
- Dictionnaire des écrivains francophones classiques – Afrique sub-saharienne, Caraïbe, Maghreb, Machrek, Océn indien, C. Chaulet Achour (dir.), Paris, Champion, 2010, p.180. ↩
- Les références sont données dans la réédition du Journal, Alger, Bouchene, 1990. Par les dates que j’indiquerai, il sera aisé de retrouver les citations dans d’autres éditions. Ici, p.388. ↩
- Cf. l’étude commencée en ce sens par Sylvie Thénault, « Mouloud Feraoun. Un écrivain dans la guerre d’Algérie », in : Vingtième siècle – Revue d’Histoire, n° 83, juillet-septembre 1999, p.65-74. Disponible à : http://www.persee.fr/ ↩
- On peut penser à Ébauche du père, de Jean Sénac, publié à titre posthume en 1989 (Gallimard), à L’An V de la révolution algérienne, de Frantz Fanon, publié chez Maspero en 1959 et à bien d’autres. ↩
- Je laisserai cette fois de côté sa production pédagogique qui, de mon point de vue, fait aussi partie de son œuvre. Voir référence note 1. ↩
- Maïssa Bey, Pierre Sang Papier ou Cendre, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2008, p.23. ↩
- Mouloud Feraoun, Les poèmes de Si Mohand, édition bilingue, Paris, Éd. de Minuit, 1960, p.10. ↩
- Alger, Éd. Yamcom, 2007, 172 p. ↩