MAX MARCHAND, DE MOULOUD FERAOUN
ET DE LEURS COMPAGNONS
Mireille Nicolas, « De ma terrasse d’Ibn Khaldoun »
Mireille Nicolas a réuni les lettres que lui adressait sa famille lors de sa première année d’études supérieures à Aix-en-Provence en 1961-1962, puis au cours des deux premières années de l’indépendance algérienne jusqu’au départ pour la France en juillet 1964 ; elle y a joint plusieurs des siennes, écrites à l’un de ses anciens professeurs de lycée au cours des vacances de l’été 1962 passées en Algérie nouvelle. Le recueil, sous-titré Lettres d’Algérie, 1961-1964, a obtenu le prix des Correspondances de Manosque en 2003. Dix ans plus tard, il n’est peut-être pas inutile d’attirer l’attention sur ce document.
L’école, un univers
Le titre général ne correspond à strictement parler qu’au recueil de ses propres lettres, auquel il ne s’applique que relativement puisque dans cette courte période la jeune fille, bien loin de se contenter d’une vue des terrasses, fait en sorte d’apporter sa contribution à la vie nouvelle qui s’ébauche. Mais on peut l’entendre comme une métaphore complexe : en 1961, l’école Ibn Khaldoun, première (?) école créée en Algérie pour les filles « indigènes », est dirigée par la mère de Mireille Nicolas depuis vingt ans. Elle est située en dehors de la ville européenne de Sidi-Bel-Abbès, dans le quartier Bugeaud, non loin d’une caserne de légionnaires (dont la présence dans la ville est bien connue). La famille y est logée. Le père dirige de son côté l’école Paul-Langevin. Vivre dans un tel quartier à la fin de la guerre, en ces moments de confusion, c’est occuper une position à part : un entre-deux qui sera assumé jusqu’à la fin de la guerre au titre de la « neutralité », puis à l’Indépendance au titre de la solidarité. L’univers que constitue l’école (classes, cour et « maison »), se trouve bien érigé en havre de paix, lieu où la mère crée, entretient et retrouve les plaisirs simples d’une vie consacrée à l’enseignement, aux élèves et à sa famille, trois filles élevées fermement dans le respect des mêmes valeurs laïques et l’amitié avec les voisins « arabes ». Car côté instruction, il faut inclure l’étude de l’arabe, étendue aux filles les plus jeunes, dont la pratique dialectale revêt une valeur symbolique d’ouverture et de respect, avant de se révéler utile dans certaines situations délicates propres à cette période. Elle s’avérera néanmoins insuffisante au-delà à l’Indépendance dans le contexte nationaliste où l’emporte l’élan d’arabisation.
Pour tout le reste, on est dans l’esprit de l’école française républicaine incarné activement par des immigrés européens attachés à la terre algérienne tout autant qu’à la France. Le départ se fera donc à regret sans s’être imposé trop brutalement.
La famille, au sein de laquelle règne la tolérance et dont on peut admirer la solidarité sans exclusive, offre une gamme, courte mais nuancée, des inscriptions possibles dans ce contexte historique particulier. C’est un des intérêts majeurs de cette correspondance que de permettre d’en connaître le détail tout comme d’en mesurer les limites, affectives, sociales, historiques.
Portrait d’une mère
La figure majeure est celle de la mère. Si la sous-information ambiante est bien perceptible, si les réflexes de dédain de toute « politique » jouent constamment, conjugués à l’instinct de survie, il n’empêche, c’est du fait de son tempérament équilibré, d’un cœur sensible et chaleureux, d’un amour de la vie étendu à tout être vivant, avec de la compassion, que cette loyale institutrice de la République garde en ces lieux et circonstances une vue claire et critique des événements tels qu’ils sont vécus par toute la population.
Pour sa part et sans cesser d’être active, bienfaisante et réellement courageuse, elle se tient, comme l’y incite sa fille aînée, Mireille, à une neutralité affichée. Modestie, devoir de réserve, mais vécus pragmatiquement – ce qui autorise les actes de courage tout en évitant les discours inconsidérés.
Sa conduite se soutient d’une vision de la politique bornée, à vrai dire, aux dérives et faux-semblants liés à l’exercice du pouvoir, et d’une vue réaliste des faiblesses humaines.
« Mamouchka, maman, mamounette, madame Nicolas » se situe à jamais du côté des petits, bien consciente de l’incertitude du moment, soucieuse de conformer ses décisions familiales et professionnelles aux élans profonds de son cœur autant qu’aux circonstances précises, ce qui explique et le choix de rester et la décision de départ : « C’est le moment de partir, pauvre Algérie que j’aime. »
Beaucoup des messages adressés à la fille aînée vise à l’inciter à la suspension du jugement, à la discrétion sur des sentiments et opinions plus soumis à la tentation « communiste » que ceux de ses parents. On construit l’avenir en silence et par le travail ! L’amour du travail et du sien propre s’exprime de mille manières.
C’est de cette « hauteur » que s’énoncent bien des jugements, toujours spontanés, jamais brutaux, encore moins étourdis, sur les divers faits et dits quotidiens. Ce qui domine en elle, c’est l’amour et le respect du prochain. Plus, une façon de prendre au jour le jour les plaisirs autorisés, comme un bon repas de famille (menu à l’appui, qui réveillera certaines papilles…) ou le cinéma du dimanche, aux titres évocateurs eux aussi de toute une époque ; et ce, dans les contextes les plus violents, au milieu de tristesses et colères qui rarement la déstabilisent plus de quelques heures.
Elle paraît d’ailleurs plus perturbée de devoir subir des vacances forcées – « Les vacances, cela se gagne ! » – que d’avoir à traverser des quartiers dévastés ou d’échapper de justesse à une agression… Fière à juste titre que son nom vaille tous les laisser-passer, mais discrète sur le sujet comme on l’apprend plus loin. Dans le premier cas, en effet, c’est son ordre du monde qui est perturbé ; dans le second, il ne s’agit que de folie et de faiblesse humaine.
Femmes à la terrasse
Mais la « terrasse », c’est aussi un véritable lieu de vie au Maghreb, particulièrement pour les femmes. Dévouée à son travail, qu’elle adore et qui lui fait chérir dans « son » école une création sienne, la mère vit les pauses épistolaires comme une respiration, un moment volé à la multiple activité quotidienne, à la pesanteur des choses, pour un bavardage et de bonnes pensées échangées avec sa fille aînée. Femmes à la terrasse, à l’air libre, le regard exercé par l’observation quotidienne de la vie collective, jugeant des choses et parlant aussi de menus riens, pour mieux se replonger dans l’activité utile. Sa fille, Mireille, gardait peut-être le souvenir de cet univers féminin lorsqu’elle repensait à l’école Ibn Khaldoun de Sidi- Bel-Abbès et choisissait le titre du recueil… dont elle pouvait retrouver la justification dans ses lettres de l’été 62.
Telle était alors la famille particulière que Mireille Nicolas a voulu faire revivre.
Il s’agissait certainement, à ses yeux comme aux nôtres, d’un témoignage qui dans bien des cas nuance, voire contredit, les idées reçues. Jusqu’à l’image d’un monde nouveau bientôt empêtré dans des difficultés majeures et que la famille n’allait pas déserter aussi facilement que d’autres. Pour rappel, le recueil va jusqu’à 1964, année du départ d’Algérie.
Avec ce monde, Mireille Nicolas n’a pas rompu le lien, comme le prouve son affiliation à l’association des Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons.
Françoise Nordmann
Texte paru dans Le Lien 63
Le livre De ma terrasse d'Ibn Khaldoun, Lettres d’Algérie, 1961-1964 est disponible en version papier ou numérique sur www.manuscrit.com.