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Les accords d’Évian, quels enjeux pour le FLN ?


Gilbert Meynier à Evian, le 17 mars 2012, colloque organisé à Évian pour le cinquantenaire des accords, © Michel Tréboz
Gilbert Meynier, colloque d'Évian, le 17 mars 2012, © Michel Tréboz

Prologue. Le FLN : négocier avec la France ?

Pour quelqu’un de la stature de Redha Malek, qui fut un homme-clé de la représentation FLN aux accords d’Évian, « les chefs de l'insurrection vis(ai)ent moins une victoire sur le terrain que la fin de la conjuration du silence qui entour(ait) leur cause ». Il y voyait la chance d'une reconnaissance par la puissance coloniale et l'éventualité d'une sortie politique du conflit à laquelle la pression des armes aurait permis d'aboutir. Un des prestigieux chefs historiques [1] du 1er novembre 1954,  le « lion des djebels » de la wilâya 3 (Kabylie), le colonel Belkacem Krim,  qui fut au premier GPRA – constitué le 19 septembre 1958 sous la présidence de Ferhat Abbas – vice-président et ministre des Forces armées, envisageait de longue date de son côté l’idée d’un compromis honorable avec les Français, qu’il ne voyait pas comme déshonorant.

L'activiste Ben Bella, l’un des membres, avec Aït Ahmed et Mohammed Khider, de la délégation extérieure du FLN des neuf chefs historiques, ne craignit pas de son côté de s'engager à l'automne 1956 dans la conférence de Tunis où des formules de compromis se dessinaient sous les auspices du Maroc et de la Tunisie. Les négociations ne furent sérieusement envisagées qu'à partir des ouvertures gaulliennes qui coïncidèrent avec, sur le terrain, les replis devant l'offensive Challe et l'asphyxie des maquis, et la montée en prestige du FLN sur le plan international.

Cela dit, jusqu'en 1959-60, à l'engagement de la France dans la guerre et à son refus de réellement négocier au fond correspondirent des a priori symétriques du côté du FLN. Durablement, il y eut blocage : le pouvoir français exigeait le « préalable » de l'indépendance comme condition à l'ouverture de pourparlers avec les Français. Quant aux maquisards, pour lesquels le recours aux armes était la seule voie possible du fait des blocages politiques français auxquels s’étaient heurtés les Algériens des décennies durant,  l’action armée avait, pour ces  activistes de terrain, une valeur purificatrice définitive : étaient vus comme tièdes, voire traîtres, ceux qui envisageaient autre chose que la poursuite de la lutte armée : l’idée d'un Dien Bien Phu algérien forçant les Français à partir fut un fantasme répandu. À la direction du FLN, il n'y avait pas de culture de la négociation, cela du fait d’une prévention instinctive contre le politique : on décèle cette grande méfiance chez les chefs de maquis et chez les forces réellement dirigeantes du Front à partir du deuxième CCE [[2], été 1957)].

Cette méfiance peut schématiquement s’expliquer par trois raisons :

– D’une part, l'idée même d'un compromis avec l'occupant colonial renvoyait aux promesses non tenues du colonisateur (dérisoire loi Jonnart de 1919, projet Blum-Viollette jamais discuté aux chambres, statut inégalitaire de 1947 – dans le collègue « indigène », les Algériens, environ neuf fois plus nombreux que les Français, élisaient le même nombre de représentants : c’était l’équation coloniale 1 = 9).

– Pour eux, rester dans le camp politique signifiait une régression vers la légalité telle que le MTLD [3] de Messali l'avait incarnée au grand dam des dirigeants activistes. Et, au sein du parti nationaliste algérien MTLD, le légalisme des centralistes, ennemis des messalistes, était vu par les activistes qui allaient constituer le FLN dans l’été 1954 comme une compromission politicienne méprisée.

– Enfin, dans leurs fiefs militaires respectifs, une fois la guerre commencée,  les chefs maquisards avaient commencé à se tailler un pouvoir : ils entrevoyaient la perspective de constituer un appareil militaire en raison directe de la militarisation de la lutte. Une solution politique était ressentie comme un risque  de subir ainsi une diminutio capitis risquant d'éroder leur renom tout récent.

Le FLN eut donc presque en permanence, de manière plus ou moins patente, deux fers au feu : celui de la négociation et celui de la guerre. Non sans paradoxes : au contact avec des émissaires du gouvernement Guy Mollet comme Alain Savary, qui voulaient tenter de faire triompher une solution politique négociée sous égide maghrébine, ceux qui s'y engagèrent en octobre 1956 furent, avec Boudiaf – le concepteur logistique du 1er novembre 1954 – les dirigeants de la délégation extérieure (Ben Bella, Aït Ahmed, Khider) qui avaient aussi appelé à la thawra du 1er novembre et l’avaient fait connaître sur le plan international. À l’inverse, Ramdane Abbane, la grande tête politique du FLN de l’intérieur, le concepteur et organisateur de l’historique congrès de la Soummam (20 août 1956), regarda, lui, bon an mal an avec hostilité ces pourparlers : il était surveillé et tenu par sa base militaire des maquis, il ne maîtrisait pas le terrain international et il ne voulait pas non plus laisser aux extérieurs le bénéfice de conclure la paix.

Colloque à Évian, © Michel Tréboz
Colloque d'Évian. Au 1er plan - J.-P. Chevènement, © Michel Tréboz

1- Les négociations avant Évian

Il reste que des tentatives de négociation furent entreprises bien avant Évian. Les premières entrevues entre Français et Algériens furent initiées dès les premiers mois de 1955 par des gens comme le commandant Vincent Monteil sous l'égide du gouverneur général de l’Algérie Soustelle. Elles furent sans lendemain : elles ne proposaient guère que des formules paternalistes peu connectées à la réalité. Les contacts cessèrent totalement pendant près d'un an. On sait que, à partir de l’insurrection nord-constantinoise du 20 août 1955 et de la répression sanglante qui s’ensuivit, ce fut une guerre sans merci des deux côtés. Après les élections du 2 janvier 1956 qui portèrent au pouvoir le « Front républicain », les contacts reprirent paradoxalement dans les semaines qui suivirent la capitulation de Guy Mollet  devant les manifestations colonialistes du 6 février à Alger, puis le vote des pouvoirs spéciaux le 12 mars 1956 et le début du rappel du contingent français : pendant quelques mois, ce fut une quadrature du cercle conjuguant guerre, réformes et négociations.

Des contacts furent pris en mars 1956 au Caire à la demande de Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, puis, en avril, avec Mohammed Khider et une de ses vieilles connaissances, le socialiste oranais Joseph Begarra. Ce qui était envisagé était le triptyque chronologique « cessez-le-feu, élections, négociations », avec pour perspective une autonomie interne limitée, et tempérée par un statut d'exception pour les Européens d'Algérie. Khider, lui, au nom du FLN, exigeait du pouvoir français, via Begarra, une reconnaissance de l'indépendance préalable au cessez-le-feu, des élections, puis des négociations avec le gouvernement algérien qui serait issu de ces élections. Les négociations se poursuivirent à Belgrade fin juillet entre, d’une part, Ahmed Francis et M'hamed Yazid et, d’autre part, un proche de Guy Mollet, Pierre Commin, secrétaire général adjoint de la SFIO ; puis à Rome à la mi-août et en septembre, avec Yazid, Khider et Kiouane. Les Français précisèrent leurs conceptions de la « large autonomie de gestion » à laquelle ils consentiraient : un pas venait d'être fait qui allait être sans lendemain : le préalable de l'indépendance opposé à Begarra fut réaffirmé avec force.

Le mécanisme mis en branle de l’été à l’automne 1956 par les Maghrébins – Tunisiens surtout – en vue d’une conférence maghrébine à Tunis avait la faveur des socialistes libéraux français, en particulier d'un proche de Pierre Mendès France, Alain Savary, secrétaire d'État aux affaires tunisiennes et marocaines, lequel envisageait pour l'Algérie un scénario à la tunisienne. On sait que le 22 octobre 1956 fut arraisonné par les militaires français et forcé d’atterrir à Alger l’avion marocain d’Air Atlas transportant de Rabat à Tunis quatre des neuf chefs historiques algériens : ils se rendaient à la conférence de Tunis pour construire un Maghreb fédéré permettant de cheminer vers une solution globale de la question algérienne. Le détournement de l’avion d’Air Atlas boucha la voie du politique. Pourtant, le dirigeant activiste Ben Bella, entre autres, aurait fait fond sur ce scénario et il aurait beaucoup espéré de la conférence de Tunis : sa notoriété en aurait été accrue et ses ambitions de pouvoir  confortées.

Le rapt de l'avion d'Air Atlas et le refus du gouvernement français de libérer les prisonniers furent ressentis comme un désaveu et un camouflet par Savary – il  démissionna du gouvernement Mollet. De fait, ce premier détournement aérien de l'histoire signifia un triomphe des maximalistes des deux camps. Les dirigeants des maquis refusaient toute formule de compromis à la Bourguiba : le 22 octobre 1956, dans l’attente fiévreuse des nouvelles autour du poste de radio, dès qu’il fut avéré que l’arraisonnement de l’avion des chefs historiques du FLN de l’extérieur [4] enterrait décisivement le règlement négocié conçu sous l’égide d’Alain Savary, ce fut la fête au PC de la wilâya 2 (Nord-Constantinois), alors dirigée par le colonel Lakhdar Ben Tobbal : l’arraisonnement de « l’avion de Ben Bella » était pour lui la garantie qu’une solution négociée ne verrait pas le jour ; c’est-à-dire que la solution par les armes, dont des cadres maquisards comme lui étaient l’incarnation, allait prévaloir et, avec elle, le pouvoir qu’ils avaient construit sur l’option du tout militaire. Symétriquement, les militaires français qui avaient ordonné et réalisé l’arraisonnement exultèrent : ils tenaient pour la voie des armes,  qu’un compromis aurait risqué de couper.

Le 22 octobre permit à Yazid d'étaler à l'ONU les doubles jeux français : d'un côté, Guy Mollet prenait langue avec le FLN et, d'un autre côté, le gouvernement français laissait sans réagir ses chefs militaires en Algérie s'emparer de la personne des historiques de la délégation extérieure en route vers Tunis. Et il y eut aussi des flottements dans la direction du FLN. Aït Ahmed réclama, en avril 1957, de la prison de la Santé, la formation d'un gouvernement de la République algérienne qui permettrait d’entreprendre des négociations d'une manière unifiée. De toute façon, il y avait, au moins, deux FLN : celui de la délégation extérieure et le  FLN/ALN de l'Intérieur – même si c’était bel et bien à l’intérieur que se trouvait la haute stature politique qu’était Abbane. Le détournement du 22 octobre1956 signifiait de fait pour longtemps l'enterrement de toute idée même de compromis : de part et d’autre, fut échafaudée la seule option du tout militaire. Toute négociation fut dès lors suspendue, toute formule de compromis entre pouvoir français et indépendantisme algérien rejetée.

Pourtant, le premier CCE, où régnaient encore les politiques, était resté ouvert aux contacts avec les Français dès lors même que les historiques de « l’avion de Ben Bella » furent emprisonnés. En janvier, des tractations eurent lieu entre le gouvernement Guy Mollet et l'ex-sénateur Abdelmadjid Ourabah – de la plus grande famille de la Soummam. Bourguiba aurait, au printemps 1957,  avec un certain succès, tenté de persuader le colonel Ouamrane de reprendre le fil des contacts avec les Français. Sans lendemain. À Tunis, en juillet, deux représentants du CCE rencontrent, par l'intermédiaire d'Ahmed Boumendjel, Jean-Yves Goëau-Brissonière, envoyé du successeur de Guy Mollet, Bourgès-Maunoury : il s'agissait de l'avocat Mohammed Ameziane Aït Ahcene et d'un fidèle d'Abbane, le secrétaire de l'UGTA [5] Mouloud Gaïd/ Rachid. Or, Goëau-Brissonière fut in fine pratiquement désavoué par Matignon. Et symétriquement, le premier CNRA qui se réunit au Caire en août 1957 fit prévaloir le triomphe du leadership militaire sur les politiques. Le premier CCE,  politique,  dirigé par Abbane, et qui comprenait aussi Benyoucef Benkhedda, Larbi Ben M'hidi,  Saad Dahlab et Belkacem Krim, fut remplacé par un deuxième CCE où la militarisation était en pointe et les résolutions maximalistes à l'honneur. Il y fut de bon ton de dauber la « négociationnite » et le « complexe du tapis vert ». Le CNRA (cf. note 2) et le deuxième CCE repoussèrent dès lors tout contact officieux ou clandestin.

Cela dit, même parmi les « 3 B », ce directoire militaire des « trois colonels » qui eut alors de fait la haute main sur le FLN, Krim était favorable à une paix à l’amiable, de même que Abbane et Ben M'hidi, partisans d'une guerre courte et d'une négociation – mais, risquant de marginaliser les maquis, l’idée même d’une négociation révulsait a priori l’appareil des colonels des maquis. Certes, le cultivé Abbane regardait non sans une certaine condescendance les chefs maquisards mal dégrossis ; il pressentait les dangers que ferait courir à l'Algérie la militarisation de la société. Mais, pour Abbane, abandonner le discours du maximalisme, c'était, on l’a dit, conjoncturellement se suicider politiquement : sauf à perdre la face devant les militaires, un Abbane ne pouvait applaudir à la conférence de Tunis.

Et il y avait ce qu'on disait en public et ce qu'on disait dans les conciliabules de couloirs. De toute façon, l'offre de « bons offices » faite à la veille de la session de l'ONU le 22 novembre 1957 par les Marocains et les Tunisiens dans l’esprit d’octobre 1956 fut repoussée avec une hauteur sarcastique par le successeur de Bourgès-Maunoury, Félix Gaillard. Et les « bons offices » anglo-américains, au lendemain de l'affaire de Sakiet, n'apportèrent rien de tangible : il y eut refus des deux côtés. Enfin, de Gaulle vint, et le premier en France, finit par susciter une étrange espérance.

2- Du refus de la paix des braves à l'échec de Melun (1958 – 1960)

Les services français, qui avaient intercepté nombre de messages échangés entre les maquis de l’Intérieur et l’EMG (État-Major général), créé début 1960 et commandé depuis le Maroc par le colonel Boumediene, savaient que les maquis, suite à l’offensive Challe, étaient dans un grand désarroi. Ils interceptèrent notamment des messages entre le responsable par intérim de la wilâya 4 (Algérois) – depuis la mort au combat, en mai 1959, du colonel Si M'Hamed (Ahmed Bouguerra) –, Mohammed Zamoum, de son nom de maquis Si Salah : Salah ne cessait, avec une grande violence, d’accuser Boumediene de laisser dépérir les maquis et de ne rien entreprendre qui pût les secourir – fourniture d’armes, de munitions et de renforts,  sans cesse promis, mais qui n’arrivaient jamais : si les barrages frontaliers électrifiés – lignes Morice et Challe – n’y étaient pas pour rien, l’empressement de l’EMG et de ses hommes des casernes loin du feu, à l’abri au Maroc et en Tunisie, n’était de son côté pas démesuré.

Si Salah se résolut finalement de son propre chef à ouvrir des négociations directes avec les autorités françaises. Il se rendit secrètement à l'Élysée, où il discuta en tête à tête avec le président de Gaulle des conditions d’un cessez-le-feu négocié. Cette tentative, qui allait dans la sens de la « paix des braves » gaullienne proposée à la conférence de presse du 23 octobre 1958, fut désavouée par la direction du FLN, et elle resta sans lendemain. Si Salah tenta bien de rallier la wilâya 3 à ses propositions, mais il fut arrêté, finalement tué dans des conditions mal éclaircies, le 20 juillet 1961, sur une crête du Djurdjura, non loin de Maillot (M’Chedillah).

Intervinrent ensuite des émissaires autoproclamés comme Jean Amrouche et Abderrahmane Farès, qui laissent à penser que de Gaulle aurait pu être d’ores et déjà partisan de principe d'une négociation avec le FLN. En Suisse, rencontres et tractations se succédèrent, mais sans lendemain – elles se déroulaient il est vrai dans l'ambiance très Algérie française de 1958 grâce à laquelle l’homme du 18 juin était revenu sur la scène au lendemain du 13 mai. Péripétie notable qui dénote un changement de fond non négligeable : le président Ferhat Abbas annonça, dans une célèbre interview parue dans le journal allemand Der Tag en octobre 1958, donnée au journaliste autrichien Arthur Rosenberg, la renonciation au préalable de l'indépendance : position tactique pour le GPRA, qui était motivée par l'existence même du GPRA : accepter de négocier avec lui, ce serait de facto reconnaître la représentativité du FLN et le bien fondé de ses objectifs. De fait,  la création du GPRA avait mis de Gaulle devant le fait accompli. Mais la formule de la « paix des braves » lancée par de Gaulle le 23 octobre 1958  – l’invitation à cesser le combat sans contreparties – fut vue comme une nouvelle formulation du vieil amân colonial et, malgré des mesures de clémence annoncées par le pouvoir français, elle fut  rejetée par le GPRA.

1959 fut une année de point mort pour les négociations – ce fut celle de l’offensive Challe qui tendait pour de Gaulle à démontrer à ses partisans Algérie française qu’il menait leur combat, mais dont il put aussi penser que ses avancées militaires ne pourraient cacher un échec sur le plan politique : la revendication algérienne d’indépendance ne s’éteindrait pas pour autant ; et même, compte tenu de l’action FLN de par le monde et à l’ONU, d’une active brochette de talentueux politiques, elle deviendrait de plus en plus connue, populaire et soutenue. Il reste que, sur le terrain, ce fut la paralysie croissante des maquis ; et le GPRA dut laisser se réunir durant tout le seconde semestre 1959 le fameux conclave dit « des dix colonels », qui allait être conclu par le deuxième CNRA – celui de Tripoli 1.

De Gaulle tint la conférence de presse du 16 septembre 1959 qui annonçait la politique d’ « autodétermination » en pleine réunion des dix colonels et en plein déroulement de l'offensive Challe. Contrairement aux « 3 B » et à un politique comme Benyoussef Benkhedda, d’autres politiques comme Abbas, Francis, Mehri, Yazid ou Dahlab pensèrent qu’il fallait saisir la balle au bond. Les dix colonels et les membres du GPRA se mirent d'accord sur les termes de la réponse faite à de Gaulle le 28 septembre. Certes, s’il était représenté que de Gaulle niait encore que le GPRA pût devenir « le gouvernement de l'Algérie » et qu’il rejetait une consultation limitée « aux treize département » de l'Algérie du Nord, donc excluant le Sahara, le président Abbas, cependant, fit des déclarations d'ouverture : « De Gaulle est un prophète, de Gaulle est un grand caïd. Moi aussi, paraît-il, je suis un grand caïd. Alors pourquoi ne pas se rencontrer puisque nous sommes d'accord sur l'autodétermination ? »... Le GPRA décida le 12 octobre de se défausser sur les historiques/ministres détenus de l'île d'Aix depuis octobre 1956 et, le 20, il rendit publique la désignation de ces cinq [6]. La réponse fut un refus hautain de de Gaulle de négocier avec des prisonniers « hors de combat », ce qui ajourna les négociations.

Le second GPRA, constitué à l'issue du CNRA de Tripoli 1 (début 1960), derechef présidé par Ferhat Abbas, sut s’attirer des soutiens tous azimuts, en particulier l’aide communiste – chinoise notamment –, créditée de pouvoir faire pression sur l'Occident,  en particulier sur la France. Dans le contexte de la semaine « Algérie française » des barricades d’Alger (dernière semaine de janvier 1960) qui protesta contre  la mutation du général Massu hors d’Algérie, de Gaulle, désormais honni sans retour par les Européens d’Algérie, persista à miser coram publico sur une « troisième force », mais en y croyant sans doute de moins en moins. Peu après, ce fut  la « tournée des popotes » de mars 1960, lors de laquelle il équilibra le discours militaire victorieux convenu par l’évocation de l’« Algérie algérienne » ; et il lança aux « dirigeants de l'insurrection » d’insistantes invitations à venir à Paris.

Le GPRA finit par répondre le 14 juin. Sans jamais se départir de l’objectif de l’indépendance nationale, il avait aussi des soucis d'image et il ne voulait pas passer pour intransigeant. Ce fut l’entrevue de Melun (25 – 29 juin) où se rendirent Ahmed Boumendjel et Mohammed Seddik Benyahia, munis d’un simple sauf-conduit garantissant leur sécurité, et non d’un sauf-conduit diplomatique, ce qui attira de violentes protestations de Boumendjel ; les émissaires algériens furent enfermés dans la préfecture de Melun sans aucune possibilité de contact avec l’extérieur, GPRA excepté. Ce fut l'échec, au bout de trois jours d'un dialogue de sourds : le pouvoir français posait les conditions d'un cessez-le-feu quand les Algériens prétendaient discuter des conditions d'application de l'autodétermination. Melun fut finalement un succès qu'engrangea le FLN : la presse internationale ne fut pas tendre avec des positions françaises, vues comme l’exigence d’une reddition, tandis que la France fut davantage isolée. À l’inverse,  le GPRA fut généralement salué pour son réalisme.

Il faut rappeler que les pourparlers de Melun s’ouvrirent deux semaines après l'entrevue entre de Gaulle et Si Salah – en recevant Salah, de Gaulle n’avait-il pas voulu faire pression sur le GPRA pour le rendre plus conciliant ? Mais, le 4 novembre, de Gaulle parla de « la république algérienne qui existera un jour ». Et, lors d’un voyage décisif en Algérie, le président français, réalisant de visu l’ampleur et le sens des manifestations des 10 et 11 décembre, vit s'envoler ses dernières illusions sur la troisième force – si toutefois elles existaient encore : que cela plût ou non, il fallait s'engager bon gré mal gré dans des négociations avec l'incontournable GPRA. Et ce fut à ce moment que, le 19 décembre, les Nations-Unies reconnurent le droit de l’Algérie à l’indépendance.

Au référendum du 8 janvier 1961, le peuple français approuva massivement la politique d'autodétermination. S’ensuivirent des allers-retours diplomatiques entre, d’un côté, des émissaires suisses, et de l’autre, Tayeb Boulahrouf et Saad Dahlab ; cela avec l’approbation des « 3 B » et du GPRA – Dahlab aurait reçu l'accolade de Krim, rendu euphorique à l'idée d'un déblocage des négociations. Des contacts franco-algériens furent noués entre Pompidou et le diplomate Bruno de Leusse, directeur des affaires politiques et de l’information au ministère d’État chargé des Affaires algériennes d’une part, Boumendjel et Boulahrouf d’autre part – le 2 février à Genève, le 20 à Lucerne. Furent discutés la conclusion d'un accord politique préalable au cessez-le-feu, le  sort du Sahara, longtemps distingué par les Français des  « treize départements » de l'Algérie du Nord, et aussi les bases sahariennes (les six bases mentionnées dans les annexes des accords d’Évian – bases pétrolières, chimiques/bactériologiques, de lancement de fusées. Sur le pétrole, le contentieux saharien fut longuement discuté. Le 5 mars, à  Neuchâtel, fut aussi examiné le sort des Européens d’Algérie. Le 8, capitale fut la décision personnelle de de Gaulle : il fallait aboutir à des négociations sans préalables. Le FLN avait gagné sur un point important : les négociations s'engageraient sans qu'un cessez-le-feu ne soit proclamé.

Nonobstant les pressions du MNA messaliste et celles, préfabriquées et négligeables,  du FAAD [7] pour obtenir des concessions du FLN, et  bien que le putsch des généraux du 22 avril 1961 eût retardé de quelques semaines les négociations, il y eut in fine accord de compromis entre le GPRA et le pouvoir français. Mais, côté algérien, les hommes de l’EMG de Boumediene tiraient à boulets rouges, au nom de la thawra, sur les négociations aux fins de fortifier leur image révolutionnariste : ils craignaient que les politiques du GPRA réussissent à acquérir du prestige et, ce faisant, à contrarier leurs ambitions de pouvoir. Or le GPRA détenait un mandat permanent pour négocier.

La conférence de presse du 11 avril de de Gaulle fixa les priorités françaises : droits acquis en matière économique, français langue officielle, bases militaires, destin des Européens ; cela à l’inverse, ou du moins à distance des positions du FLN pour lequel l'arabe serait la seule langue officielle et nationale, même si le français devait avoir une place privilégiée, mais qui admettait une coopération dans le domaine pétrolier moyennant la reconnaissance de droits éminents à l'État algérien. Suivaient des propositions pour l'organisation des pouvoirs publics pendant la période transitoire d’après le cessez-le-feu. Fut demandée à ces propositions la caution des prestigieux prisonniers – historiques/ministres détenus. Grâce à l’entremise du diplomate suisse Olivier Long, la conférence d'Évian finit par s’ouvrir le 20 mai 1961.

3- Évian : le bout d'un tunnel (1961 – 62)

Face à l’EMG, et en désaccord foncier avec cet appareil militaire extérieur, Ben Khedda et ses amis ex-centralistes, ainsi que des gens issus de l'UDMA furent bien les principaux artisans des négociations d'Évian 1. Puis, les ex-UDMA furent éliminés de la délégation d’Évian 1 suite à leur éviction du GPRA en août 1961, lorsque Ben Khedda, au détriment de Ferhat Abbas, devint le président du troisième GPRA, puis de la délégation d'Évian 2 (1962) : elle comprit surtout des ex-centralistes (Benyahia, Boulahrouf, Dahlab, Yazid), l’intellectuel Redha Malek et un expert financier, Seghir Mostefaï. À Évian 1, étaient en observation deux paires d’yeux de l'État-Major général de Boumediene,  Ahmed Kaïd et Ali Mendjli. Mais on le verra, à Évian 2, l’EMG affecta de ne plus vouloir avaliser les négociations. C’est pourquoi, afin d'avoir la caution de l'armée, fut désigné un officier supérieur hors État-Major, le colonel Amar Benaouda. Du côté français, il y avait Louis Joxe, Bruno de Leusse, énarques et autres experts bardés de diplômes. La grande majorité des délégués algériens était constituée de diplômés de l'école française, beaucoup de niveau universitaire –  Redha Malek, M’hamed Yazid, Saad Dahlab. Louis Joxe, geste de la main à l'appui, lança à ce dernier à la fin des négociations qu'il avait été comme ça ! Bref, les discussions se firent sur un pied d'égalité entre  Français et Algériens.

Les négociations d’Évian 1 commencèrent le 20 mai 1961  avec l’annonce par la France de la libération de 6 000 détenus et le transfert des historiques/ministres au château de Turquant, près de Saumur. Surtout, il y eut une « interruption des opérations offensives » décidée unilatéralement par la France. Le GPRA refusa de rendre la pareille : il persistait à refuser le préalable du cessez-le-feu. Surtout, il ne voulait pas se dessaisir du moyen de pression militaire et ne pas se mettre à dos ses militaires. Les Algériens acceptaient de discuter des droits acquis, des investissements faits ou à faire au Sahara, mais ils n'entendaient pas revenir sur son algérianité. Cela dit, ils se dirent prêts à envisager des formules permettant de rassurer les Français sur le sort de leurs compatriotes d'Algérie.

Se posait pour les Européens d’Algérie le dilemme double nationalité/citoyenneté algérienne, et plus encore la question des « droits acquis » – droits patrimoniaux et droits économiques. Sur ces derniers points, les  Algériens étaient prêts à jeter du lest – les différends et les ruptures entre Français et Algériens ne furent jamais de nature essentiellement économique, pourvu que, pour les Algériens, soit reconnue la souveraineté algérienne sur le Sahara. Or pour le premier ministre Michel Debré, le Sahara était français. En résulta, le 13 juin,  la rupture des négociations à l'initiative des Français. La journée organisée par le FLN le 5 juillet contre la partition et pour l'algérianité du Sahara connut un grand succès.

La reprise des négociations, à Lugrin, le 20 juillet, eut lieu dans le contexte des  revendications sahariennes des Tunisiens sur la « borne 233 » et les pressions corollaires tunisiennes sur le GPRA. De Gaulle refusa de satisfaire la Tunisie dans ses prétentions sahariennes car, pour lui, l'entente avec les Algériens était prioritaire. Les Algériens et les Français furent donc objectivement alliés face aux Tunisiens – Lugrin eut pour toile de fond la bataille pour Bizerte de juillet 1961,  enclenchée par Bourguiba comme dérivatif à ses ambitions sahariennes déçues. Quelques semaines plus tôt, le 17 juin, la DCA algérienne avait descendu en Tunisie un avion français au-dessus du camp de Mellègue et capturé son pilote, qui en  avait réchappé en parachute. L’EMG, qui refusait de rendre le pilote aux Français, fut alors opposé au GPRA : dans un mémorandum vengeur, l'EMG accusa le GPRA d'entreprise de démoralisation de l'armée : l’atmosphère était à la crise entre l'État-Major et le gouvernement algérien. L'État-Major ne fut dès lors, on l’a dit, plus présent aux négociations, Mendjli et Kaïd ne figurèrent pas à Lugrin. Même si les hommes de l'EMG savaient très bien qu'il fallait négocier, ils ne se privaient pas de critiquer publiquement les concessions faites selon eux au néocolonialisme dans les pourparlers en cours.

Les négociations de Lugrin furent focalisées sur le problème du Sahara. Le 28 juillet, à la veille du CNRA de Tripoli 2 (9 – 28 août 1961), les pourparlers de Lugrin furent suspendus sine die, cette fois à l'initiative de la délégation algérienne : c'était l'inversion de la rupture du 13 juin. Les Algériens avaient tenu à rompre sur le fond. Or, le 5 septembre, de Gaulle finit par reconnaître l’algérianité du Sahara. Il céda en fait sur la souveraineté du Sahara pour garder les chances d'une mainmise de fait sur le pétrole. La déclaration du 24 octobre de Ben Khedda, après son succès à la conférence des non-alignés de Belgrade, invita la France à négocier directement les modalités de l'indépendance. Or, le GPRA tenait à reprendre les négociations avec la France car il craignait d’être fragilisé devant les entreprises déstabilisantes de l'État-Major.

Le 28 octobre, puis le 10 novembre, à Bâle, les rencontres connurent des avancées décisives: les Algériens ne fermèrent pas la porte à la possibilité pour la France de maintenir des bases militaires et de poursuivre les essais nucléaires sahariens. Fut laissé dans les cartons le manuscrit à contretemps de Faut-il partager l'Algérie ?, d'Alain Peyrefitte. Certes, la grève de la faim de Ben Bella et de ses compagnons reposa le problème des historiques/ministres détenus, ce pour quoi le GPRA réclama l'association des détenus aux pourparlers. De fait, une délégation du GPRA fut autorisée à venir les consulter.

Pendant que s’aggravait le chaos du fait de la terreur OAS,  les négociations d'Évian, conduites par des politiques, furent politiques et elles aboutirent à un compromis sous le signe de cet art du possible que l’on peut dénommer politique : souveraineté et intégrité territoriale algériennes en échange de la possibilité pour le France de préserver certains de ses intérêts – pétroliers et militaires notamment. Le sort des Européens d'Algérie fut lui aussi le fruit de compromis : Évian leur offrait pendant trois ans la possibilité d'un choix entre nationalité algérienne et nationalité française en leur accordant toutefois pendant cette période tous les droits de la citoyenneté algérienne, une association de sauvegarde, le droit de se réunir en associations, et une cour des garanties. Les Algériens entendaient se réserver la possibilité de réparer les spoliations coloniales, et le FLN médita s'il devait ou non accepter les propositions françaises d'aide financière. Non résolue, fut la question des dettes de la France : il fallut attendre 1966 pour liquider  le contentieux financier.

4- Le CNRA de Tripoli 3 (22 – 28 février 1962)

Les hommes de Boumediene, condamnaient a priori par principe tout ce que pouvait conclure le GPRA. Pendant la durée des négociations, ils avaient intensifié les harcèlements sur les barrages pour handicaper les négociations. L’EMG prétendit qu’il les accéléra pour  persuader les Français que les capacités de résistance militaire des Algériens étaient intactes et que la guerre pourrait durer encore longtemps. L’appareil de l'EMG  présenta les accords franco-algériens comme une duperie inacceptable manipulée par les colonialistes. Sur toutes les clauses des accords (Sahara, pétrole, langue, clauses sur les Européens…), les hommes de Boumediene crièrent à l’abandon.

Le très discuté Laroussi Khelifa fut mandaté par l'EMG comme expert pétrolier pour porter l'estocade sur le thème « Vous avez donné le pétrole aux Français ». Ces accords étaient un compromis, et à ce titre critiquables par tous les maximalistes. Mais les Français avaient fait des concessions non négligeables. De Gaulle, représenta Dahlab, ne voulait à l'évidence plus de la guerre, l'OAS le poussait vers une transaction avec l’Algérie sur un pied d’égalité.  Et il conclut que le rejet des accords signifierait la reprise de la guerre. L'ensemble des négociateurs fit bloc avec Dahlab, le CNRA de Tripoli 3 (22 – 28 février) entérina le projet d'accords avec la France, mais les hommes de l’EMG, Boumediene, Kaïd et Mendjli, votèrent contre, ainsi qu'un comparse effacé de la wilâya 5, le commandant Nacer/ Mokhtar Bouizem. Le procès d'intention fait au GPRA n’était pas en soi une remise en cause des accords eux-mêmes, mais une tactique de propagande visant à ne pas mouiller l'EMG dans les accords de façon à pouvoir les critiquer le moment venu dans une stratégie de déstabilisation du GPRA : cela dans la perspective d’une prise du pouvoir.

Les accords furent signés le 18 mars, paraphés côté algérien par le seul Krim. L'atmosphère était tellement au soulagement qu'Algériens et Français s'embrassèrent. Ce fut la liesse en Algérie. Elle contrastait avec l'âpreté des luttes au sommet.

5- Bilan : l’Algérie, le FLN et les accords d'Évian

La question de la trêve/ cessez-le-feu

Les Algériens voulaient la paix, ils avaient  un seul souci : la paix, à tout prix – c’est ce que dirent le négociateur R. Malek et le ministre de l’information M. Yazid ; pour autant, on l’a vu, le cessez-le-feu préalable aux négociations avait été refusé par les Algériens. Les négociateurs – Ahmed Boumendjel et Mohammed Benyahia – avaient été traumatisés par l’échec de Melun et ils ne voulaient pas que les Algériens se fassent de nouveau piéger par des Français qui avaient, comme à l’époque de Mollet et de Bourgès-Maunoury, refusé de discuter sur un pied d’égalité avec les négociateurs algériens et avaient voulu imposer leurs conditions d'un cessez-feu préalable.

Mais aussi,  les Algériens ne pouvaient accepter une trêve préalable parce que le FLN ne contrôlait pas complètement toute la résistance : subsistaient des restes, non dits ou sous-jacents, du MNA. De plus, suite à l’opération Challe, bien des maquis avaient été démantelés et nombre de mujâhidûn vivaient cloîtrés dans les grottes et les forêts : la  crainte était que si une trêve était instaurée, les Algériens refusent de reprendre les armes si elle venait à être rompue : le risque existait qu’ils se démobilisent. Pour le colonel Mohand Ou el-Hadj, les soldats de l’armée des frontières de l’EMG étaient surarmés, alors que « nous, nous n’avons même pas des munitions pour nous suicider ». Il y avait aussi pour les négociateurs algériens le souci de ne pas tomber dans l’optique militariste française : pour eux, la question était politique, et rien d’autre : même pour le colonel Krim, la prise des armes de 1954 n’avait été qu’une option choisie en désespoir devant les blocages politiques récurrents, la lutte armée avait été déclenchée pour remédier à l’échec de la voie politique. En 1962, encore, pour les négociateurs, la lutte était politique ; à cette primauté du politique, étaient subordonnées toutes les conditions militaires.

Le problème du pétrole et du Sahara

Les Algériens étaient moins intéressés par les bases militaires/atomiques/de fusées/d’armes chimiques et bactériologiques, accordées jusqu’en 1967 dans les annexes des accords d’Évian [8] que par le pétrole. Mais le statu quo demeura jusqu’à l’accord pétrolier franco-algérien du 29 juillet 1965 car il y a plus pressé : la paix à tout prix ; les choses viendraient en leur temps – de leur côté, les Français ne fermèrent jamais la voie à des révision des accords d’Évian.

Dans les « annexes », dites « secrètes », des accords d’Évian, qui n’ont jamais été vraiment secrètes et que tout le monde peut voir sur internet, les sociétés françaises gardaient la propriété du pétrole et pouvaient rapatrier les bénéfices en France. Cela ne fut pas fondamentalement modifié par l’accord, encore néocolonial, de 1965 ; mais, avec Boumediene, l’État algérien prend la majorité des parts (ce que l’on a souvent traduit par « nationalise ») dans les sociétés pétrolières le 24 février 1971. On voit donc quelles raisons les clauses sur le pétrole et les bases françaises du Sahara ne figurent pas dans le texte des accords d’Évian, mais dans un protocole annexe : les négociateurs algériens, à commencer par leur mandataires, ne purent qu’être gênés par ces concessions qui contredisaient la stature nationaliste de ce traité faisant accéder l’Algérie à l’indépendance.

Mais ces concessions étaient conjoncturelles, provisoires, en attendant l’évolution de la situation politique : les négociateurs algériens pensaient peu ou prou : « Le temps travaille pour nous, pas pour les Français. »

Sens et modalités d’une  fin de guerre

Indéniable fut le succès du FLN, mais ce fut aussi un succès pour les Français : ils terminèrent une guerre horrible qui durait depuis plus de sept ans. Les accords  furent ratifiés par les Français le 8 avril 1962 et par les Algériens le 1er juillet – le processus fut plus long et plus difficile à mettre en œuvre en Algérie –, avec l’intermède de l’exécutif provisoire. L'indépendance fut reconnue le 3, date à laquelle fut reconnu le référendum d’autodétermination du 1er juillet en Algérie consécutif aux accords d’Évian : de Gaulle reconnaissait le transfert de souveraineté à l’Exécutif provisoire de l’État algérien qui le remit au GPRA. Mais l’’indépendance fut symboliquement proclamée le 5 juillet 1962, soit pour le 132e anniversaire de la capitulation du dey d’Alger Hussein, le 5 juillet 1830.

Des tractations avec l’armée française et de Gaulle furent engagées pour que l’armée des frontières puisse entrer tranquillement en Algérie, sans l’opposition des forces françaises. Cette ALN de l’extérieur – l’armée des frontières de l’EMG  –, jusque là cantonnée au Maroc et en Tunisie, commence de fait à entrer en Algérie le 3 juillet. Le GPRA/Ben Khedda aurait voulu, par déontologie nationaliste, attendre le 5 juillet, mais il fut dépassé par les événements… Il y eut en fait course de vitesse entre les politiques du GPRA et l’EMG de Boumediene, sous le couvert de son fusible politique Ben Bella – on le verra, l’EMG était hostile au maintien d’une minorité européenne en Algérie, cela contrairement au GPRA.

Finalement, suite à la prise de pouvoir militaire par l’armée des frontières durant l’été 1962 contre les maquis de la wilâya 4 (Algérois),  la République Algérienne Démocratique et Populaire fut proclamée le 25 septembre. L'assemblée constituante, élue le 20 septembre avec deux mois de retard, reçut les pouvoirs de l'exécutif provisoire. Des troupes françaises restaient en Algérie pendant deux ans. Des bases – dont Mers El Kebir – et des aérodromes restaient réservés aux Français pour de plus longs délais.

Or, le cessez-le-feu avait été délibérément violé par l'OAS.  Sa stratégie de la terreur et de la terre brûlée attira à Alger des contre-attaques violentes de la ZAA (Zone autonome d’Alger) et de l'ALN. L’Algérie vécut une période d'anarchie où des groupes armée incontrôlés se télescopaient, qui fit des milliers de victimes, dont les harkis, et qui provoqua la fuite précipitée  des Français d’Algérie… Or, les accords d'Évian avaient prévu un processus démocratique de fondation de l'État algérien. En fait, les élections du 20 septembre, à listes uniques préfabriquées comportant juste le nombre de candidats à élire, furent des parodies de démocratie.

La Charte de Tripoli, issue du dernier CNRA – celui de Tripoli 4 (28 mai – 7 juin 1962) parla des accords d'Évian comme d'un texte néocolonialiste. Les manuels d'histoire algériens les évoquent comme une construction néocolonialiste néfaste que le peuple algérien eut à mettre à bas dès lors que les forces saines de la révolution s'attelèrent à « algérianiser toutes choses »… en clair, à partir du « redressement » de 1965.  En fait, les accords d’Évian étaient émanés d’un compromis :  négocier avec les Français sans trop s’attirer les foudres de l’EMG. Ce fut un accord politique et non juridique : il ne fut jamais publié au Journal Officiel algérien, il ne fit jamais l'objet d'aucune loi. Non reconnus en droit algérien, ces accords n'eurent donc pas de valeur en droit international.

La majorité des négociateurs d'Évian étaient des civils de culture largement française qui n’étaient pas en soi hostiles aux Européens. Ils voulaient surtout l'indépendance et la dignité qu'elle confère. Étaient passés par le collège de Blida, des gens aussi divers qu’Ahmed Boumendjel, qui était avocat à Paris, Ramdane Abbane, le talentueux M’hamed Yazid [9], l’intègre politique Benyoussef Benkhedda, Mohammed Seddik Benyahia, grand amoureux de Prévert… Et ils étaient, parmi les Algériens, ceux qui avaient sans doute le plus, de la nation algérienne, des conceptions citoyennes : pour peu que les Européens d'Algérie renoncent à être des créoles privilégiés pour devenir des citoyens comme les autres, ils étaient prêts à les considérer comme Algériens ; et ce point de vue n’était pas seulement celui de gens de formation française : al-Mujâhid en langue arabe avait produit dans le même sens plusieurs articles sans ambiguïtés sur ce point.

Épilogue : les Algériens au lendemain d’Évian

Mais ceux qui conclurent les accords d'Évian ne furent pas ceux qui les appliquèrent : les premiers avaient eu la redoutable tâche d'aboutir à la paix, et l'EMG ne demandait rien d'autre tout en publiant d’abondance des communiqués ampoulés de critiques démagogiques. Le titre des mémoires de Saad Dahlab est : Pour l'indépendance de l'Algérie. Mission accomplie [10]. Une fois la mission accomplie, les politiques furent priés de se faire oublier.  Les seconds, sous le parapluie politique de Ben Bella, étaient les apparatchiks  du système EMG qui allaient être les artisans d'un reflux dans l'arabo-islamisme exclusiviste. Soit par conviction intime, soit par calcul : ils épousaient et orientaient les stéréotypes de la masse pour pouvoir la diriger ; soit par intérêt : ils  n'avaient guère envie de voir se maintenir en Algérie une élite, sentie comme potentiellement rivale, des compétences et des talents qui serait de nature à leur faire de l'ombre. Le code de la nationalité de 1963 proclama que les musulmans seraient Algériens de droit alors que les non musulmans auraient, eux, à demander la nationalité – raison pour laquelle des gens comme le P. Alfred Bérenguer, qui, hispanophone, avait représenté le Croissant rouge algérien en Amérique latine, ou le poète et essayiste Jean Sénac, ultérieurement assassiné sous Boumediene en 1973 – tous deux avaient épousé la cause de l’indépendance de l’Algérie dès 1955 – refusèrent demander la nationalité algérienne car ils estimaient l’avoir de droit. Les décrets de mars 1963 eurent une acception communautaire :  furent nationalisées les propriétés, grandes et petites, des Français quand, même, nombre de grands propriétaires algériens dont beaucoup avaient passé la guerre dans la compromission et le double jeu, ne furent pas touchés.

Dramatique fut la vague de violences de l'OAS subie par des civils algériens sans défense, et quand elle fut contrée, ce fut évidemment par la violence, telle que la pratiqua la ZAA sous les ordres du commandant Azzedine Les nombreuses victimes de l'OAS, les atrocités subies par des harkî(s), souvent de la part de ralliés tardifs (les « marsiens »), les multiples disparitions de Français d’Algérie, la fusillade contre des Algériens à Oran du 5 juillet 1962 et le massacre consécutif de la cité Petit-Lac, et plus largement, le massif départ en panique pour l'hexagone enterrèrent sur le coup plus sûrement les accords d'Évian qu'une volonté délibérée de ne pas les appliquer. Sur les pieds-noirs, ainsi qu’Ahmed Boumendjel l’a rapporté de ses discussions avec le premier ministre français Pompidou, pour ce dernier, ils devaient se débrouiller tous seuls, ils ne constituaient pas un vrai problème. Et de Gaulle aurait selon certaines sources dit à  Camus qu’ils avaient eu le sort qu’ils méritaient : le fusible créole avait sauté sans que les techniciens du système électrique national s’en soucient ; en fait,  de Gaulle reprochait aux pieds-noirs les options pétainistes qu’il prêtait à l’ensemble de ce peuple créole pendant la 2e guerre.

Évian fut pour le FLN, une victoire politique. Il ne pouvait guère en être autrement. Pour l’ex-capitaine Zerguini [11], l'Algérie avait réussi par les armes à poser le problème politique au fond et à l'emporter politiquement, grâce à la diplomatie. Mais, pour lui, sur le seul plan militaire, l'Algérie ne faisait pas le poids. Et la victoire de 1962 fut une victoire du GPRA. Les militaires de l'EMG avaient opportunément laissé aux politiques le soin de négocier –  ce que les militaires étaient bien incapables  de faire, et qu'ils ne voulaient de toute façon pas faire parce qu’ils attendaient leur heure : dès avant la conclusion d'Évian, l'état de déréliction du GPRA était bien avancé. L'estocade finale de l'été 1962 allait emporter avec elle les derniers râles de la Soummam. L’été 1962 vit la prise du pouvoir par la force contre les maquisards de la W4. Advenait l’indépendance d’un peuple affranchi de la domination coloniale, mais désormais soumis aux  enjeux de pouvoir et à la militarisation ; et bientôt à cet obscurantisme d’État qu’allait illustrer un célèbre intégriste officiel originaire de Tiaret, et promoteur du code de la famille de 1984. En manifestant à la fin de l’été 1962 aux cris de sab‘a sanîn barakat ! (sept ans, ça suffit), les Algériens commençaient à découvrir que, délivrés du joug colonial, il leur restait, aussi, à se délivrer d’eux-mêmes.

Gilbert Meynier
Communication du 17 mars 2012 lors de notre colloque organisé à Évian pour le cinquantenaire des accords.
Texte publié dans Le Lien 62, avril 2013


Notes :

  1. Les six du CRUA (Comité révolutionnaire d’Unité et d’Action) – Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat, Mohammed Boudiaf, Mourad Didouche, Belkacem Krim – plus les trois membres de la délégation extérieure du FLN, Holcine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohammed Kihder.
  2. Comité de coordination et d’exécution – le nom de l’exécutif résistant algérien – le premier, issu du congrès de la Soummam, sous l’égide des politiques conduits par Ramdane Abbane (août 1956) ; le deuxième, issu du premier CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne l’été 1957), dominé par  l’appareil militaire  issu des maquis.
  3. Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques : couverture, depuis 1946, du PPA (Parti populaire algérien) interdit, lui-même issu en mars 1937 de l’Étoile nord-africaine, née en 1926 et interdite par le gouvernement du Front populaire début 1937.
  4. Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf, Khider.
  5. Union générale des travailleurs algériens.
  6. En plus des quatre historiques déjà nommés, était avec eux l’intellectuel Mostefa Lacheraf.
  7. Front algérien d’action démocratique. Le conseiller du premier ministre Michel Debré, Constantin Melnik, avait créé en juillet 1960 ce FAAD, un organisme de troisième force qui sera finalement abandonné par de Gaulle pour faciliter les négociations avec le GPRA.
  8. En fait, la dernière (base d’armes chimiques et bactériologiques) ne fut démantelée qu’en 1978.
  9. Un de ses frères, officier de l’armée française, y demeura après 1962 et il finit sa carrière comme général trois étoiles de l'armée française.
  10. Alger, Dahlab, 1990, 347 p.
  11. Colonel Mohamed Zerguini, Une vie de combats et de lutte  : témoignages et appréciations, Alger, En Nahdha, 2000, 224 p. ; cf. aussi  Amar Mohand-Amer, La crise du front de libération nationale de l'été 1962 : indépendance et enjeux de pouvoirs, thèse (dir. Omar Carlier), université Paris Diderot - Paris 7, 2010, 370 p. ; et « Le Front de libération nationale à l’été 1962 : le pourquoi d’une crise », in : colloque-algerie.ens-lyon.fr

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